Contre Marcion

LIVRE IV

Chapitre XXVI

En prière dans un lieu écarté, il s’adresse au Dieu supérieur, mais en levant des yeux impudents et téméraires vers le ciel du Créateur, Dieu terrible, Dieu barbare, qui aurait pu l’écraser de sa grêle et de sa foudre, de même qu’il a pu l’attacher à vin gibet dans Jérusalem.

Un de ses disciples l’aborde. « Maître, dit-il, apprenez-nous à prier, comme Jean l’a enseigné à ses disciples ; » sans doute parce qu’il fallait des prières différentes pour un Dieu différent. Il faut que l’auteur de cette conjecture nous prouve auparavant qu’un Dieu différent avait été promulgué par le Christ ; car personne n’aurait voulu prier avant de savoir qui il priait. Il l’avait appris, dis-tu. Prouve-le donc. Si tu ne peux le faire jusqu’ici, sache-le bien ! ce disciple ne demandait que la manière de prier le Créateur auquel s’adressaient de leur côté les disciples de Jean. Mais comme Jean avait enseigné une nouvelle manière de prier, le disciple du Christ crut devoir, et non pas sans raison, interroger son maître, afin que lui et ses compagnons apprissent de sa bouche, non pas à prier un Dieu différent, mais à le prier différemment. Le Christ n’eût pas communiqué au disciple la manière de prier avant la connaissance de Dieu lui-même. Il enseigna donc au disciple la manière d’invoquer celui que le disciple connaissait jusqu’alors. Enfin reconnais quel Dieu manifestent les termes eux-mêmes de l’invocation. A qui dirai-je Père ? A celui qui n’est pour rien dans ma naissance ? à celui dont je ne tire pas mon origine ? ou bien à celui qui m’a enfanté deux fois, dans mon corps et dans mon âme ? A qui demanderai-je l’Esprit saint ? A celui qui ne donne pas même l’esprit du monde, ou bien à celui qui « créa les esprits célestes pour être ses messagers, » et dont « l’Esprit reposait sur les eaux avant la création ? » Hâterai-je de mes vœux le règne de celui que je n’ai jamais entendu nommer le roi de gloire, ou bien le règne de celui « entre les mains duquel sont même les cœurs des rois ? » Qui me donnera mon pain de tous les jours ? Celui qui n’a pas même produit en ma faveur un grain de millet, ou celui qui nourrit tous les jours son peuple du pain des anges descendu des cieux ? Qui remettra mes péchés ? Celui qui ne les juge ni ne les retient, ou bien celui qui, outre la faculté de les remettre, les retient et les juge ? Qui permettra que nous ne tombions point dans la tentation ? Le Dieu devant lequel le tentateur ne pourra jamais trembler, ou bien celui qui dès l’origine a condamné d’avance l’ange tentateur ? Invoquer avec ces formules tout autre Dieu que le Créateur, c’est l’insulter au lieu de le prier. Conséquemment, à qui demanderai-je pour recevoir ? Auprès de qui chercherai-je pour trouver ? A quelle porte frapperai-je pour qu’il me soit ouvert ? Qui a le droit de donner au suppliant, sinon le possesseur de toutes choses, et dont je suis le domaine, moi suppliant ? Et qu’ai-je donc perdu auprès de ce Dieu indigent, pour que j’aie à le chercher et à le trouver auprès de lui ? La sagesse ? la prudence ? C’est le Créateur qui les cache ; c’est donc chez lui que je les chercherai. Le salut ? la vie ? Ils sont encore dans les mains du Créateur. On ne cherche un trésor que là où il a été enseveli pour apparaître un jour. Je ne frapperai qu’à la porte qui s’est déjà ouverte pour moi. Enfin, si recevoir, trouver, être admis sont le fruit du labeur et des instances du suppliant qui a demandé, cherché, heurté sans relâche, reconnais-le ? tout cela n’est ordonné et promis que par le Créateur.

En effet, ton Dieu débonnaire, venant de lui-même au secours de l’homme qui n’est pas son ouvrage, ne lui aurait imposé ni fatigues, ni insistance. Il cesserait d’être le Dieu parfaitement bon, s’il ne prévenait mes besoins avant que je les lui expose, s’il ne m’ouvrait la porte avant que je frappe. Il n’en va pas de même du Créateur. Il a pu imposer ces conditions par son Christ, afin que l’homme, après avoir offensé Dieu par sa volonté, condamné à une laborieuse expiation, reçût à force de demander, trouvât à force de chercher, entrât à force de heurter. Aussi la comparaison, consignée plus haut, fait-elle de l’homme qui va demander des pains pendant la nuit, un ami et non un étranger, frappant à la porte d’un ami et non d’un inconnu. Car cet ami a beau avoir offensé son Dieu, il est bien plus l’homme du Créateur que du dieu de Marcion. Il va donc frapper à la porte de celui sur lequel il a des droits, dont il connaît la porte, qu’il sait avoir des pains et qui est couché au milieu d’enfants dont il a voulu la naissance. Il frappe à la porte le soir ; c’est le temps du Créateur. Le soir appartient à qui appartiennent les siècles et la fin des siècles, Mais qui eût frappé à la porte d’un dieu nouveau qui ne faisait que d’apparaître ? C’est le Créateur qui ferma longtemps aux nations une porte à laquelle heurtaient les Juifs ; le Créateur qui se lève, et donne, sinon comme à un ami, du moins non pas comme à un étranger, mais, suivant sa parole elle-même, à un importun. Quelle importunité put avoir si promptement à endurer ton dieu récent ? Reconnais donc ici encore le Père que tu nommes avec nous le Créateur. À lui de connaître les besoins de ses enfants. Demandent-ils du pain ? il leur envoie la manne du ciel. Désirent-ils des viandes ? il leur envoie des cailles, mais « non un serpent au lieu d’un poisson, ni un scorpion au lieu d’un œuf. » Il n’appartient qu’au maître du bien et du mal de ne pas donner l’un pour l’autre. D’ailleurs le dieu de Marcion, n’ayant point de scorpion à lui, ne pouvait dire qu’il ne donnerait pas ce qui n’était pas en sa possession, tandis que celui qui a des scorpions, n’en donne pas.

Par la même raison, celui-là communiquera l’Esprit saint qui commande aussi à l’esprit impur. Comme il avait chassé un démon muet, afin d’accomplir la prédiction d’Isaïe par cette espèce de guérison, on disait de lui qu’il chassait les démons par Béelzébub. « Si je chasse les démons par Béelzébub, leur répondit-il, par qui vos enfants les chassent-ils ? » Pouvait-il mieux déclarer qu’il chassait les démons au nom de celui par qui les chassaient leurs fils, c’est-à-dire par la vertu du Créateur ? Car si tu penses que cette parole : « Si je chasse les démons par Béelzébub, par quel autre vos enfants les chassent-ils ? » soit un reproche qu’il leur adresse de les chasser par Béelzébub, la déclaration qui précède : « Satan ne peut être divisé contre lui-même, » se refuse à ce sens. Tant il est vrai que leurs fils ne les chassaient point au nom de Béelzébub, mais au nom du Créateur, comme nous l’avons dit. Pour le faire comprendre, il ajoute : « Mais si je chasse les démons par le doigt de Dieu, c’est que le règne de Dieu est arrivé jusqu’à vous. » Les magiciens appelés par Pharaon pour contrebalancer Moïse, nommèrent aussi doigt de Dieu la vertu du Créateur. « Le doigt de Dieu est ici, » s’écrient-ils, comme pour signifier la puissance dans la faiblesse. Fidèle à ces oracles, et rappelant plutôt qu’il n’abolissait un passé qui lui appartenait, le Christ nomma aussi doigt de Dieu la vertu divine, qui ne doit pas s’entendre d’un autre, que de celui qui l’avait lui-même ainsi appelé. Le royaume qui approchait était donc le royaume de celui dont le mot doigt indiquait la vertu. Il désigna donc sagement par la parabole du « fort armé, qu’un plus fort surprend et dépouille, » ce prince des démons qu’il avait nommé plus haut Satan et Béelzébub, afin de nous faire comprendre que c’était l’ange déchu qui avait été renversé par le doigt de Dieu, et non pas le Créateur qui avait été subjugué par un autre dieu. D’ailleurs, comment serait-il encore debout avec ses frontières, ses lois et ses fonctions, le royaume de celui qu’un plus fort que lui, le dieu de Marcion, aurait pu subjuguer aussi, même en lui laissant l’intégrité de son empire, si les Marcionites eux-mêmes ne mouraient conformément à ses décrets, en descendant dans la terre, trop souvent convaincus par un faible scorpion que le Créateur n’a pas été vaincu ? « Une femme éleva la voix au milieu de la multitude. Bienheureuses les entrailles qui vous ont allaité ; mais Jésus dit ; Bienheureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et la gardent ! » C’est dans ce sens qu’il avait repoussé tout à l’heure sa mère ou ses frères, en leur préférant des cœurs dociles et soumis à Dieu. Sa mère n’était pas non plus auprès de lui dans ce moment. Tant il est vrai qu’il ne l’avait pas plus reniée autrefois que dans cette circonstance ; seulement la félicité que l’on accordait aux entrailles qui l’avaient porté, au sein qui l’avait nourri, il l’a reporté sur les disciples fidèles. S’il n’avait pas eu de mère, aurait-il pu transférer ses droits ?

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