Pentateuque

LE PENTATEUQUE

Introduction

Noms, divisions et contenu.

Les cinq premiers livres de la Bible composent un ensemble que les Juifs appellent la « Loi », la Tora. Le premier témoignage certain s’en trouve dans la préface de l’Ecclésiastique et l’appellation était courante au début de notre ère, ainsi dans le Nouveau Testament, Mt 5.17 ; Lc 10.26 ; cf. Lc 24.44. Bien entendu, le terme de « Loi » ne s’applique pas seulement à la partie législative, comme le montre telle citation du Nouveau Testament (cf. Mc 12.26 ; Lc 20.37).

Le souci d’avoir des copies maniables de ce grand ensemble fit qu’on divisa son texte en cinq rouleaux de longueur à peu près égale. De là vient le nom qui lui fut donné dans les milieux de langue grecque : hè pentateuchos (sous-entendu biblos), « Le livre en cinq volumes », qui fut transcrit en latin Pentateuchus (sous-entendu liber), d’où vient le français Pentateuque. De leur côté, les Juifs parlant l’hébreu l’appelèrent aussi « les cinq cinquièmes de la Loi ».

Cette division en cinq livres est attestée antérieurement à notre ère par la version grecque des Septante. Celle-ci – et son usage s’est imposé à l’Église – nommait les volumes d’après leur contenu : Genèse (qui débute par les origines du monde), Exode (qui commence par la sortie d’Égypte), Lévitique (qui contient la loi des prêtres de la tribu de Lévi), Nombres (à cause des dénombrements des chap.1-4), Deutéronome (la « seconde loi », d’après une interprétation grecque de Dt 17.18). Mais en hébreu, les Juifs désignaient, et désignent encore, chaque livre par le premier mot, ou par le premier mot important, de son texte : Beréshit, « Au commencement » ; Shemôt, « Voici les noms » ; Wayyiqra’, « Yahvé appela » ; Bemidbar, « Yahvé parla à Moïse dans le désert » ; Debarîm, « Voici les paroles ».

La Genèse se divise en deux parties inégales : l’histoire primitive, 1-11, est comme un portique précédant l’histoire du salut que racontera toute la Bible ; elle remonte aux origines du monde et étend sa perspective à l’humanité tout entière. Elle relate la création de l’univers et de l’homme, la chute originelle et ses conséquences, la perversité croissante qui est châtiée par le Déluge. À partir de Noé, la terre se repeuple, mais des tables généalogiques de plus en plus restreintes concentrent finalement l’intérêt sur Abraham, père du peuple élu. L’histoire patriarcale, 12-50, évoque la figure des grands ancêtres : Abraham est l’homme de la foi, dont l’obéissance est récompensée par Dieu, qui lui promet une postérité pour lui-même et la Terre Sainte pour ses descendants, 12.1–25.18. Jacob est l’homme de la ruse, qui supplante son frère Ésaü, surprend la bénédiction de son père Isaac, dépasse en rouerie son oncle Laban. Mais toutes ces habiletés ne serviraient de rien si Dieu ne l’avait pas préféré à Ésaü dès avant sa naissance et ne lui avait pas renouvelé les promesses de l’alliance concédées à Abraham, 25.19. Entre Abraham et Jacob, Isaac est une figure assez pâle, dont la vie est surtout racontée à propos de celles de son père ou de son fils. Les douze fils de Jacob sont les ancêtres des Douze Tribus d’Israël. À l’un d’eux est consacrée toute la fin de la Genèse : les chap. 37-50 (moins 38 et 49) sont un récit suivi centré sur Joseph, l’homme de la sagesse. Celui-ci diffère des narrations précédentes par sa continuité et se déroule sans intervention directe de Dieu, mais il est tout entier un enseignement : la vertu du sage est récompensée et la Providence divine fait tourner au bien les fautes des hommes.

La Genèse est un tout achevé : c’est l’histoire des ancêtres. Les trois livres suivants forment un autre bloc où, dans le cadre de la vie de Moïse, sont relatés la formation du peuple élu et l’établissement de sa loi sociale et religieuse.

L’Exode développe deux thèmes principaux : la délivrance d’Égypte, 1.1–15.21, et l’Alliance au Sinaï, 19.1–40.38 ; ils sont reliés par le thème de la marche au désert, 15.22–18.27. Moïse, qui a reçu la révélation du nom de Yahvé sur la montagne de Dieu, y ramène les Israélites libérés de la servitude. Dans une théophanie impressionnante, Dieu fait alliance avec le peuple et lui dicte ses lois. À peine conclu, le pacte est rompu par l’adoration du veau d’or, mais Dieu pardonne et renouvelle l’Alliance. Le grand ensemble des chap. 25-31 et 35-40 raconte la construction de la tente, lieu de culte à l’époque du désert.

Le Lévitique, de caractère presque uniquement législatif, interrompt le récit des événements. Il contient : un rituel des sacrifices, 1-7 ; le cérémonial d’installation des prêtres, appliqué à Aaron et à ses fils, 8-10 ; les règles relatives au pur et à l’impur, 11-15, s’achevant par le rituel du grand jour des Expiations, 16 ; la « loi de sainteté », 17-26, qui inclut un calendrier liturgique, 23, et se termine par des bénédictions et des malédictions, 26. En manière d’appendice, le chap. 27 précise les conditions de rachat des personnes, des animaux et des biens consacrés à Yahvé.

Les Nombres reprennent le thème de la marche au désert. Le départ du Sinaï se prépare par le recensement du peuple, 1-4, et les grandes offrandes faites pour la dédicace du Tabernacle, 7. Après la célébration de la seconde Pâque, on quitte la montagne sainte, 9-10, et on arrive par étapes à Cadès, d’où est faite une tentative malheureuse pour pénétrer en Canaan par le sud, 11-14. Après le séjour à Cadès, on se remet en route et l’on parvient aux Steppes de Moab, en face de Jéricho, 20-25. Les Madianites sont vaincus et les tribus de Gad et de Ruben se fixent en Transjordanie, 31-32. Une liste résume les étapes de l’Exode, 33. Autour de ces narrations sont groupées des ordonnances qui complètent la législation du Sinaï ou qui préparent l’installation en Canaan 5-6 ; 8 ; 15-19 ; 26-30 ; 34-36.

Le Deutéronome a une structure particulière : c’est un code de lois civiles et religieuses, 12–26.15, qui est enchâssé dans un grand discours de Moïse, 5-11 et 26.16-28. Cet ensemble est lui-même précédé d’un premier discours de Moïse, 1-4, et suivi par un troisième discours, 29-30, puis par des pièces concernant la fin de Moïse : mission de Josué, cantique et bénédictions de Moïse, sa mort, 31-34. Le Code deutéronomique reprend en partie des lois des ensembles déjà rencontrés. Les discours rappellent les grands événements de l’Exode, du Sinaï et de la conquête commençante ; ils dégagent leur sens religieux, soulignent la portée de la loi et exhortent à la fidélité.

Composition littéraire.

La composition de ce vaste recueil était attribuée à Moïse au moins dès le début de notre ère, et le Christ et les Apôtres se conformèrent à cette opinion, Jn 1.45 ; 5.45-47 ; Rm 10.5. Mais les traditions les plus anciennes n’avaient jamais affirmé explicitement que Moïse fût le rédacteur de tout le Pentateuque. Quand le Pentateuque lui-même dit, très rarement, que « Moïse a écrit », il applique cette formule à un passage particulier. De fait, l’étude moderne de ces livres a fait ressortir des différences de style, des répétitions fort nombreuses, surtout dans les lois, et des désordres dans les récits, qui empêchent d’y voir une œuvre sortie tout entière de la main d’un seul auteur. Après de longs tâtonnements, une théorie s’était imposée aux critiques à la fin du XIXe siècle, surtout sous l’influence des travaux de Graf et de Wellhausen : le Pentateuque serait la compilation de quatre documents, différents par l’âge et le milieu d’origine mais tous très postérieurs à Moïse. Il y aurait eu d’abord deux ouvrages narratifs : le Yahviste (J), qui emploie dès le récit de la Création le nom de Yahvé sous lequel Dieu s’est révélé à Moïse, et l’Élohiste (E), qui désigne Dieu par le nom commun d’Élohim ; le Yahviste aurait été mis par écrit au IXe siècle en Juda, l’Élohiste un peu plus tard en Israël ; après la ruine du Royaume du Nord, les deux documents auraient été fusionnés en un seul (JE) ; après Josias, le Deutéronome (D) y aurait été ajouté (JED) ; après l’Exil, le Code Sacerdotal (P), qui contenait surtout des lois avec quelques narrations, aurait été uni à cette compilation à laquelle il servit d’armature et de cadre (JEDP).

Cette théorie documentaire classique, qui était d’ailleurs liée à une conception évolutionniste des idées religieuses en Israël, a été souvent remise en question, d’autres auteurs ne l’acceptant qu’avec des modifications plus ou moins considérables ; elle pouvait même être rejetée en bloc pour différentes raisons, l’attachement à la tradition ancienne, juive ou chrétienne, jouant sans doute un rôle particulièrement important. Il ne faut pas oublier que la théorie documentaire n’est qu’une hypothèse élaborée pour tenter d’expliquer un certain nombre de faits littéraires. Il serait facile (on le fait habituellement aujourd’hui) de tirer argument du fait qu’il n’y a jamais eu de vrai consensus quant à la répartition précise des textes entre les différents documents proposés. Or, si les conclusions de l’hypothèse documentaire pouvaient être considérées comme fragiles il y a une vingtaine d’années, elles semblent avoir été battues en brèche depuis, si bien que le panorama des certitudes sur la composition littéraire du Pentateuque semble affligeant : la « nouvelle critique » est bel et bien la mise en question systématique des conclusions auxquelles conduisait le lent travail de générations de biblistes depuis plusieurs siècles. Il y a vingt ans les différences d’un auteur à l’autre pouvaient être significatives, voire considérables, mais l’hypothèse d’ensemble était la même ; aujourd’hui il n’existe plus d’hypothèse générale communément admise ; on propose plutôt différents modèles pour essayer d’expliquer la genèse du Pentateuque. On assiste même au rejet pur et simple de tout le travail de la critique, qu’il soit jugé inadéquat ou inopérant pour la compréhension des textes, voire contraire à une approche qui les considère comme Écriture.

Pourtant, même si nous n’avons guère de certitudes en la matière, même si nous ignorons ce que l’on retiendra finalement de tant de recherches allant un peu dans tous les sens et de positions qui s’excluent mutuellement, un certain nombre d’indications de base peut aider le lecteur à mieux comprendre ce qu’il lit ; c’est pourquoi nous les proposons ici, même si nous sommes conscients des limites de ce que nous proposons.

Il faut commencer, non par un aveu d’impuissance, mais par la reconnaissance du caractère limité de nos connaissances en relation avec les textes et avec le milieu d’origine qui les explique. De nos jours beaucoup diront que toute question relative aux origines est un détour ou même une perte de temps inutile. On peut lire un texte sans se poser la question de savoir qui l’a écrit ou quelles étaient les circonstances ou les raisons qui ont donné naissance à cette œuvre littéraire, grande ou petite. Mais ce sont des questions légitimes : elles surgissent spontanément chez le lecteur. Que faire lorsque des questions bien posées restent sans réponse ou lorsque les réponses sont contradictoires ? Une bonne dose d’humilité est requise pour reconnaître que nos questions n’ont pas une réponse simple.

Les textes du Pentateuque ont leur origine dans un passé que nous ne connaissons que de manière limitée. Certes, l’apport de sciences telles que l’histoire, l’archéologie ou la linguistique comparée est considérable ; cet apport nous aide à considérer les textes sous un nouveau jour. Mais on dirait que, souvent, le peu de lumière que nos recherches font autour des textes donne lieu à de nouvelles questions. Nombreuses sont celles qui surgissent au moment même où l’on voudrait répondre à celles qui étaient posées au point de départ. Mais nous ne sommes pas dans une obscurité totale.

La connaissance des littératures d’autres peuples du Proche-Orient ancien nous aide à reconnaître à la fois l’amplitude des traditions littéraires et le caractère relativement récent du milieu culturel qui a donné naissance aux textes bibliques. Par ailleurs, une bonne proportion de ces textes n’a pas une origine simple : le plus souvent la formulation qui nous parvient est le résultat d’un long processus, que nous ne pouvons découvrir qu’imparfaitement et comme à grands traits. Dès lors on ne saurait affirmer que ces textes soient l’œuvre d’un auteur déterminé (fût-il anonyme) et que leur composition se placerait à un moment déterminé de l’histoire, moment que nous pourrions préciser sans ambiguïté. On doit même reconnaître que le plus souvent deux grandes étapes se dessinent qui expliquent les origines et le développement des textes jusqu’à la fixation définitive, celle que nous connaissons par notre Bible : aux origines et pendant une période parfois assez longue la fixation est orale ; ce n’est que peu à peu que l’on passe à la fixation par écrit. Si du moins l’on en juge d’après ce que nous connaissons de l’histoire littéraire des peuples du Proche-Orient ancien, bien qu’on connaisse également des cas de création littéraire pure et simple, qu’il ne faut pas minimiser.

Il y a donc une histoire littéraire. Mais c’est peut-être là que se trouve le problème le plus considérable : nous connaissons l’aboutissement, la forme définitive des textes ; mais pour les étapes antérieures, complexes, qui sont des pas vers la fixation définitive, nous n’avons presque jamais de données sûres ou bien elles sont nettement insuffisantes pour détailler le parcours complet. C’est pour cela que, en l’absence de données extérieures pour répondre à nos questions légitimes, nous devons faire appel à l’analyse directe et précise des textes. Or, la scrupuleuse observation des caractéristiques littéraires des textes, surtout narratifs, du Pentateuque (ce qui veut dire que l’on considère le vocabulaire, le style, la syntaxe, les répétitions et les tensions) a conduit progressivement à la théorie documentaire comme hypothèse d’explication de la formation de l’ensemble traditionnel du Pentateuque. C’était une hypothèse, mais elle tentait de répondre à des données objectives. Pourquoi aujourd’hui l’hypothèse documentaire classique est-elle corrigée d’une manière notable ou purement et simplement abandonnée ?

On peut penser que, sans doute parmi d’autres raisons, deux faits ont joué un rôle dans la naissance de la crise actuelle : la simplification à outrance de l’hypothèse et l’oubli de son statut d’hypothèse. La simplification, qui se manifeste surtout dans des ouvrages destinés à un public non spécialisé, est indéniable lorsqu’on tente de faire des sources (ou de certaines d’entre elles) l’œuvre d’un seul auteur d’une époque donnée, de préférence très ancienne, et quand on méconnaît ou que l’on oublie la part des rédactions successives et un apport parfois considérable d’additions diverses. Au moment où l’hypothèse documentaire s’est constituée on parlait plutôt d’ouvrages d’écoles ayant connu plusieurs éditions successives, dont chacune, la première exceptée, était la révision et l’amplification de celle qui l’avait précédée. D’autre part, l’unification rédactionnelle des différents « documents » aurait beaucoup apporté à la formulation définitive du texte. C’est dire combien le phénomène est complexe, surtout si l’on tient compte du fait que, normalement parlant, une tradition orale aurait précédé la composition écrite des textes, comme il a déjà été dit.

La crise actuelle pour une part aide à mieux percevoir que l’hypothèse documentaire est précisément une hypothèse : on ne peut guère tout expliquer d’une manière adéquate : parce que les données dont on doit tenir compte sont complexes et parce que les mêmes phénomènes peuvent être expliqués de différentes façons. De là la possibilité de différents modèles explicatifs.

Par ailleurs la situation culturelle que nous vivons a, elle aussi, des conséquences ou des incidences sur nos méthodes, surtout parce que des questions, par exemple celle de l’origine des textes, jugées essentielles par nos devanciers, perdent de leur importance ou sont même considérées comme non pertinentes. C’est ainsi que de notre temps l’on dira souvent qu’il faut comprendre le texte tel qu’il se présente, sans tenter de le décortiquer selon des caractéristiques littéraires qui seraient à expliquer par l’origine différente des textes.

Peut-on se passer des aperçus d’une hypothèse documentaire et, d’abord, de la question de l’origine des textes ? Nous avons dit plus haut que la question est légitime. Si c’est bien ainsi qu’il faut juger la question, la réponse, même si elle reste fragmentaire et si elle repose sur des données en partie hypothétiques, vaut mieux que l’absence de toute réponse.

Qu’il y ait un problème littéraire est un fait indéniable pour qui se penche attentivement sur les textes. Dès les premières pages de la Genèse on trouve des doublets, des répétitions et des discordances : deux récits des origines, qui, malgré leurs différences, racontent en double exemplaire la création de l’homme et de la femme, 1–2.4a et 2.4b–3.24 ; deux généalogies de Caïn-Qenân, 4.17s et 5.12-17 ; deux récits combinés du Déluge, 6-8. Dans l’histoire patriarcale, il y a deux présentations de l’alliance avec Abraham, 15 et 17 ; deux renvois d’Agar, 16 et 21 ; trois récits de la mésaventure de la femme d’un Patriarche en pays étranger, 12.10-20 ; 20 ; 26.1-11 ; probablement deux histoires combinées de Joseph et de ses frères dans les derniers chapitres de la Genèse. Il y a ensuite deux récits de la vocation de Moïse, Ex 3.1-4.17 et 6.2–7.7, deux miracles de l’eau à Mériba, Ex 17.1-7 et Nb 20.1-13 ; deux textes du Décalogue, Ex 20.1-17 et Dt 5.6-21 ; quatre calendriers liturgiques, Ex 23.14-19 ; 34.18-23 ; Lv 23 ; Dt 16.1-16. On pourrait citer bien d’autres exemples, surtout la répétition des lois dans les livres de l’Exode, le Lévitique et le Deutéronome. Les textes se groupent par des affinités de langue, de manière, de concepts, qui déterminent des lignes de force parallèles que l’on suit à travers le Pentateuque. Elles correspondent à quatre courants de tradition.

Comment procéder pour se faire une idée des origines complexes du Pentateuque ? Il vaut mieux commencer par les ensembles plus récents, pour lesquels nous avons des points de repère plus faciles, aussi bien pour les caractéristiques littéraires que pour les relations à l’histoire d’Israël.

Le livre du Deutéronome est un ensemble qui se détache clairement du reste du Pentateuque. Ce livre se caractérise par un style très particulier, ample et oratoire, où reviennent souvent les mêmes formules bien frappées, et par une doctrine constamment affirmée : entre tous les peuples, Dieu, par pure complaisance, a choisi Israël comme son peuple, mais cette élection et le pacte qui la sanctionne ont pour condition la fidélité d’Israël à la loi de son Dieu et au culte légitime qu’il doit lui rendre dans un sanctuaire unique. Le Deutéronome est le point d’aboutissement d’une tradition apparentée à certaines traditions du Royaume du Nord (Israël) et au courant prophétique, notamment au prophète Osée. La comparaison avec les mesures de Josias lors de sa réforme religieuse, inspirée par la découverte d’« un livre de la Loi », 2 R 22-23, qui semble bien être le Deutéronome, prouverait que ce livre existait déjà vers 622-621 av. J.-C., mais probablement sous une forme plus brève que celle que nous connaissons. Le noyau du Deutéronome peut représenter des coutumes du Nord, apportées en Juda par des Lévites après la ruine de Samarie. Cette loi, peut-être déjà encadrée dans un discours de Moïse, a pu être déposée au temple de Jérusalem. Mais il n’est pas exclu que l’ouvrage ait été composé sous Josias et pour servir son dessein de réforme. Qu’il ait été trouvé au temple lui conférait une autorité qu’il n’aurait certainement pas eue si on l’avait présenté comme un ouvrage qui venait d’être rédigé.

Le Deutéronome est donc un ouvrage d’école : certes, l’ensemble n’est pas absolument homogène, que ce soit au plan de la théologie ou de l’expression littéraire, mais les additions – principalement le premier, 1.1–4.44, et le troisième discours de Moïse, 29-30, (mais aussi le deuxième discours de Moïse, 4.45–28.68, voire une partie des appendices, 29-31) – se font dans le même esprit. Certaines additions doivent être mises en rapport avec la rédaction ou la révision de l’ensemble qui va de Josué à la fin des Rois et qu’on nomme fréquemment « Histoire Deutéronomiste » ; elles ont pu être faites pendant l’exil babylonien ou même après celui-ci. De nos jours on parle aussi souvent d’influences deutéronomiques ou de rédactions deutéronomistes dans les livres de la Genèse, de l’Exode et des Nombres. Si le fait n’est pas nouveau, ce qui frappe c’est l’amplitude du phénomène. Pourtant, il ne faudrait pas le majorer indûment : même si l’orientation théologique ou l’expression littéraire sont partiellement comparables, les relations entre les textes peuvent être assez complexes. Certains passages du reste du Pentateuque peuvent être antérieurs au Deutéronome tout en présentant déjà certaines des caractéristiques littéraires qui fleuriront avec le Deutéronome, ou en exprimant des idées voisines à celle de ce livre.

L’apport de la « tradition sacerdotale » à la configuration du Pentateuque est considérable. C’est donc, encore ici, un ouvrage d’école. Les lois constituent la part principale de cette tradition, qui porte un intérêt spécial à l’organisation du sanctuaire, aux sacrifices et aux fêtes, à la personne et aux fonctions d’Aaron et de ses descendants. En plus des textes législatifs ou institutionnels, elle contient aussi des parties narratives, qui sont spécialement développées lorsqu’elles servent à exprimer l’esprit légaliste ou liturgique qui l’anime. Elle aime les computs et les généalogies ; son vocabulaire particulier et son style généralement abstrait et redondant la font aisément reconnaître. Cette tradition est celle des prêtres du temple de Jérusalem ; elle a préservé des éléments anciens mais elle ne s’est constituée que pendant l’Exil et elle ne s’est imposée qu’après le retour ; on y distingue plusieurs couches rédactionnelles, notamment la « Loi de sainteté », Lv 7-26, un « écrit de base », et des révisions qui ajoutent beaucoup aux deux ensembles primitifs. Il est d’ailleurs difficile de décider si cette tradition sacerdotale a jamais eu une existence indépendante comme œuvre littéraire ou si, et plus vraisemblablement, un ou plusieurs rédacteurs représentants de cette tradition n’ont pas accroché ses éléments aux traditions déjà existantes et, par un travail d’édition, n’ont pas donné au Pentateuque sa forme définitive.

Si l’on élimine le Deutéronome et les textes attribuables au courant sacerdotal, il reste encore une partie considérable du livre de la Genèse et des sections importantes de ceux de l’Exode et des Nombres, notamment dans la partie narrative. La question qui se pose est de savoir comment juger ces matériaux. Y avait-il quelque chose d’écrit, des documents précis, avant l’apport des deutéronomistes et des prêtres de Jérusalem ? Si la critique classique affirmait l’existence d’au moins deux documents (ou sources), le « Yahviste » et l’« Élohiste », de nos jours la réponse est moins facile. En dépit de la tendance de plus en plus affirmée de l’exégèse récente, on doit maintenir que la fixation par écrit des traditions du Pentateuque a bien commencé avant le Deutéronome, même si, très probablement, elle n’est pas aussi ancienne qu’on le voulait et s’il est difficile de déterminer la configuration précise de documents autonomes. Mais ici les points de repère sont difficiles à établir. Si des traditions orales ont pu exister depuis les origines du peuple d’Israël (mais aujourd’hui on tend même à minimiser le rôle de la tradition orale), la mise par écrit ne commence probablement que vers le VIIIe s. av. J.-C. La prédication d’Osée manifeste déjà que, au minimum, il y avait vers le milieu de ce siècle des traditions assez bien établies à propos de Jacob, de la sortie d’Égypte sous la conduite de Moïse, de l’établissement d’une alliance entre Dieu et Israël et du don de la Loi, voire même de certains épisodes de la marche au désert. La question est de savoir si ces traditions avaient déjà une forme écrite. Il n’est pas aisé de répondre à cette question, mais on peut dire que plusieurs facteurs, dont la crise provoquée par la menace puis par la conquête assyrienne, sans parler du développement culturel menant à l’utilisation, encore limitée, de l’écriture pour autre chose que pour des fins utilitaires, ont contribué aux premières fixations écrites de certaines traditions narratives et d’un petit nombre de lois. Mais toute information extérieure aux textes fait défaut. On peut pourtant signaler que les traditions bibliques témoignent d’une activité littéraire des « scribes » d’Ézéchias, Pr 25.1, ainsi que d’une transmission, qui peut avoir commencé oralement, dans l’école de son contemporain, le prophète Isaïe, Isa 8.16. On peut penser que la fin du VIIIe s. av. J.-C. n’est pas un début absolu, mais nous manquons de données sûres pour faire remonter plus haut. D’une manière hypothétique on peut suggérer que la période de paix et de prospérité des règnes de Jéroboam II en Israël (vers 783-743) et d’Ozias en Juda (vers 781-740) a pu être déjà le moment des premières fixations littéraires des traditions d’Israël et de Juda sur leur passé. Ceci voudrait dire qu’il y a eu tout au début, des traditions propres à chacun des deux royaumes. Les traditions du Nord sont « élohistes » et celles du Sud « yahvistes »: elles utilisent respectivement les noms divins Élohim et Yahvé. Mais ces deux ensembles de traditions, dont une fixation écrite avant la chute de Samarie en 722-721 av. J.-C. est probable, ont conflué vers Jérusalem et c’est là que le processus de leur fixation s’est poursuivi. On a éventuellement unifié un tant soit peu les deux ensembles de traditions, mais en respectant leurs caractéristiques propres. C’est pourquoi nous avons des récits, et même certaines prescriptions légales, en double exemplaire ; c’est pourquoi aussi les perspectives sont différentes.

Si la critique classique y distinguait normalement deux sources, Yahviste et Élohiste, aujourd’hui on doit parler plutôt de traditions. S’il y a là des documents (des sources) au sens précis du terme, l’ensemble paraît s’être formé d’une manière progressive, si bien que dans les traditions yahvistes, pour donner cet exemple, on peut trouver des passages très tardifs, y compris des passages importants, comme le monologue divin et l’intercession d’Abraham pour Sodome et Gomorrhe, 18.17-19 et 18.22-33. Une partie de cet accroissement progressif est sans doute lié à l’effort accompli pour réunir les traditions du royaume du Nord (Israël), disparu avec les conquêtes assyriennes, aux traditions propres au royaume du Sud (Juda). Le travail a pu au moins commencer sous Ézéchias. C’est ce que la critique classique, de façon plus ou moins nette, attribuait au rédacteur « Jéhoviste ». De nos jours on tend à le situer vers la période de l’exil babylonien (ou peu avant), mais une partie au moins de ce travail de compilation, qui ajoute beaucoup aux textes déjà fixés par écrit (ou par une tradition orale ferme), est antérieure aux deutéronomistes. Et il va de soi que c’est là un travail de plusieurs générations et non pas celui d’un seul écrivain (ou scribe) qui se situerait à un moment précis de la fin de la période monarchique en Juda, ou même après.

Dans les matériaux yahvistes et élohistes la législation tient peu de place, puisqu’il n’y a que trois documents assez brefs, le Décalogue, Ex 20.2-17, le Code de l’Alliance, Ex 20.22–23.19, et Ex 34.10-26 (cf. Ex 12.21-23 sur la Pâque). Au contraire, la partie narrative est considérable dans la Genèse (récits des origines ; traditions sur les ancêtres, Abraham, Isaac et Jacob ; histoire de Joseph) ; elle est encore importante dans la première partie de l’Exode, mais devient rare après Ex 15 : épisodes de la marche au désert et événements du Sinaï.

Les traditions yahvistes ont une origine judéenne. La composition en peut être tardive dans le cas de certains récits, mais un fonds, peut-être même un vrai document d’une certaine considération, a pu voir le jour vers le milieu du VIIIe s. Le style de ces traditions est vivant et coloré ; sous une forme imagée et avec un réel talent de la narration, elles donnent une réponse profonde aux graves questions qui se posent à tout homme, et les expressions humaines dont elles se servent témoignent d’un sens très élevé du divin. Comme prologue à l’histoire des ancêtres d’Israël, on y trouve l’histoire des origines de l’humanité à partir d’un premier couple. Le péché de l’humanité est en quelque sorte la toile de fond sur laquelle sont retracées les origines du peuple à travers l’histoire des grands ancêtres (patriarches) et de la génération de Moïse et de la sortie d’Égypte. Cette « histoire nationale » souligne l’intervention de Dieu : il appelle Abraham (et sa descendance), il le bénit et lui fait des promesses ; il sauve aussi les Israélites de l’Égypte et les conduit pour leur donner la Terre Promise.

Les traditions élohistes sont moins considérables et moins unifiées. Déjà avant la crise récente des études sur le Pentateuque on a pu parler d’une conservation fragmentaire du document ou dire que les textes élohistes ne seraient que des suppléments à ceux de tradition yahviste. Mais on peut maintenir la relative indépendance de certaines traditions utilisant le nom divin Élohim. Ce seraient des traditions du royaume du Nord qui seraient parvenues en Juda lors de la disparition d’Israël ; elles ont pu être fixées par écrit, du moins en partie, avant 721 av. J.-C. En tout cas, les traditions élohistes ne commencent qu’avec l’histoire des ancêtres, parmi lesquels Jacob, comme chez Osée, a un rôle central. Le récit se poursuit avec la narration des origines du peuple sous Moïse. Dans les traditions élohistes la morale est plus exigeante et on peut y noter aussi le souci de mieux souligner la distance qui sépare Dieu et l’homme.

Pour faciliter au lecteur du Pentateuque son effort on peut faire ici quelques remarques générales quant à la disposition des textes. Laissant de côté le Deutéronome, sauf peut-être les appendices, 31-34, les textes de tradition sacerdotale sont les plus faciles à repérer à cause de leurs caractéristiques, notamment quand ils se trouvent en grands blocs. C’est le cas pour Ex 25-31 et 35-40, pour l’ensemble du Lévitique, pour Nb 1.1–10.10 et pour d’autres ensembles plus modestes. Pour le reste, Genèse, Ex 1-24 et 32-34 ; Nb 10.11–36.13, la répartition entre les traditions yahvistes et élohistes et ce qui relève de l’école sacerdotale, y compris les derniers rédacteurs, est fort inégale. Dans les récits il y a souvent une prédominance des traditions yahvistes, mais ce n’est pas une règle générale. Et la manière dont les textes ont été rassemblés est également différente selon les cas : alors que nous pouvons avoir des récits complets d’une seule tradition, tel 1.1–2.4a (sacerdotale) ou 2.4b–3.24 (yahviste), ailleurs les données d’origine diverse sont mélangées, par exemple dans le récit du déluge en 6.5–9.17 (traditions yahviste et sacerdotale avec des éléments rédactionnels). On s’efforcera de signaler l’essentiel au lecteur par les notes placées au début des chapitres ou des sections. Mais ce que nous proposons est limité (et même susceptible d’autres explications). Le lecteur tentera toujours de lire le texte tel qu’il se présente et d’en comprendre la portée. Même dans le cas d’éléments d’origine diverse on peut penser que les textes ont bien une signification sous la forme que nous leur connaissons. Mais un lecteur attentif remarquera sans doute des éléments qui ne peuvent s’expliquer si l’on suppose une parfaite unité de composition. C’est alors que le recours à une explication diachronique, qui tienne compte de la diversité d’origine et de perspective, a sa place.

Les récits et l’histoire.

Le lecteur des récits du Pentateuque établit normalement une relation étroite entre un message religieux, quel qu’il soit, et l’exactitude presque matérielle des événements dont parle le récit. Cette exactitude fondamentale, cette historicité si l’on veut, serait la condition de possibilité d’un sens religieux. C’est là une attitude dont nous sommes redevables à notre culture, mais nous devons essayer de nous situer dans la perspective propre aux textes au lieu de leur imposer notre perspective historicisante. Ces traditions étaient le patrimoine vivant d’un peuple d’un passé éloigné ; elles lui donnaient le sentiment de son unité, puisque tous se rattachaient à des ancêtres communs, mais, surtout, elles étaient le soutien de sa foi ; elles étaient comme un miroir où le peuple se contemplait dans les situations les plus diverses. On peut penser que ces mêmes situations à partir desquelles on réfléchissait sur le passé avaient conditionné pour une part la manière de raconter les choses. On ne saurait demander à ces textes la rigueur que mettrait l’historien moderne. Ce n’est pas dire qu’il faille renoncer à l’historicité : simplement la question est complexe et la perspective des textes n’est pas forcément celle de l’historien moderne. Mais si l’historicité semble problématique du point de vue de l’historien, car les récits et les lois du Pentateuque ne sont pas en premier lieu un livre d’histoire, il nous faut, en revanche, souligner leur caractère religieux : ils sont le témoignage de la foi d’un peuple au long de nombreuses générations, surtout pendant la période mouvementée qui va des conquêtes assyriennes à la perte de l’indépendance nationale sous l’égide de l’empire perse. C’est ce témoignage religieux qui est important pour nous en tant que croyants, indépendamment de la valeur que les textes peuvent avoir pour écrire une histoire du peuple de la Bible en termes d’histoire moderne. Il est vrai qu’il y a une relation entre l’événement et le témoignage religieux, mais souvent l’événement important est celui à partir duquel on réfléchit sur le passé et non pas celui dont on parle. Par ailleurs, il semble évident que l’on parle du passé tel qu’on le connaît, souvent à des siècles de distance, et pour en tirer une leçon pour le présent. Attribuer aux auteurs bibliques des perspectives de biographes ou d’historiens modernes n’est pas la meilleure perspective pour saisir ce qu’ils ont à nous dire.

Les onze premiers chapitres de la Genèse sont à considérer à part. De nos jours on parle souvent de « mythe ». Il faut comprendre le mot comme la désignation du caractère littéraire et non pas dans le sens d’histoire fabuleuse, ou légendaire. Un « mythe » est simplement une vieille tradition populaire qui raconte les origines du monde et de l’homme ou certains événements, par exemple le déluge universel, qui seraient arrivés aux origines de l’humanité. Un « mythe » est un récit fait de manière imagée et symbolique ; l’auteur du récit biblique a repris telle ou telle tradition de son propre milieu parce qu’elle servait son dessein didactique. Par ailleurs les « mythes » ou récits des origines ont normalement un caractère étiologique : ces récits apportent une réponse aux grandes questions de l’existence humaine dans le monde ; à travers ces narrations, on donne une réponse à des questions comme celle de l’origine du péché ou de la souffrance humaine. Ce qu’on dit de ce passé lointain offre une explication à notre situation actuelle. D’une certaine manière on procède par élimination : tout ce qui, aujourd’hui, est perçu comme limitation s’explique par un événement des origines. Bref, le « mythe » explique comment sont venus à l’existence le monde et toutes ses créatures et pourquoi nous, les hommes, nous sommes tels que nous sommes.

Le reste des événements dont parle le Pentateuque, depuis Abraham jusqu’à la mort de Moïse, a un caractère différent. Peut-on parler d’histoire à propos de ces récits ? Il est assez facile de se rendre compte que ce n’est pas de l’histoire au sens moderne du terme. Le but poursuivi par les différents auteurs n’est pas celui que poursuivrait aujourd’hui l’historien. Mais cela ne veut pas dire qu’il ne puisse y avoir des renseignements dont pourrait se servir l’historien pour écrire cette histoire, quelque difficile que soit la tâche en raison du caractère des textes bibliques.

L’histoire patriarcale est une histoire de famille : elle rassemble les souvenirs qu’on gardait, des siècles plus tard, des ancêtres, Abraham, Isaac, Jacob, Joseph. C’est une histoire populaire : elle s’attarde aux anecdotes personnelles et aux traits pittoresques, sans aucun souci de rattacher ces narrations à l’histoire générale. C’est enfin une histoire religieuse : tous les tournants décisifs sont marqués par une intervention divine et tout y apparaît comme providentiel, conception théologique supérieurement vraie mais qui néglige l’action des causes secondes ; de plus, les faits sont introduits, expliqués et groupés pour la démonstration d’une thèse religieuse : il y a un Dieu qui a formé un peuple et lui a donné un pays ; ce Dieu est Yahvé, ce peuple est Israël, ce pays est la Terre Sainte. Mais ces récits peuvent donner une image fidèle, bien que simplifiée, de l’origine et des migrations des ancêtres d’Israël, de leurs attaches géographiques et ethniques, de leur comportement moral et religieux. Mais, malgré l’apport toujours croissant des découvertes de l’histoire et de l’archéologie orientales, nous ne sommes pas en mesure de vérifier le bien-fondé de chaque détail ou même de situer avec précision les patriarches dans l’histoire générale.

Après une lacune, l’Exode et les Nombres, qui ont leur écho dans le Deutéronome et un complément à la fin du même livre, racontent les événements qui vont de la naissance à la mort de Moïse : la sortie d’Égypte, l’arrêt au Sinaï, la montée vers Cadès, la marche à travers la Transjordanie et l’installation dans les Steppes de Moab. Si l’on nie la réalité historique de ces faits et de la personne de Moïse, on rend inexplicables la suite de l’histoire d’Israël, sa fidélité au Yahvisme, malgré le penchant, qui a duré des siècles, à se tourner vers les dieux étrangers, surtout Cananéens, son attachement à la Loi. On doit cependant reconnaître que l’importance de ces souvenirs pour la vie du peuple et l’écho qu’ils trouvaient dans les rites ont donné aux récits la couleur d’une geste héroïque (ainsi le passage de la Mer) et parfois d’une liturgie (ainsi la Pâque). Israël, devenu un peuple, fait alors son entrée dans l’histoire générale et, bien qu’aucun document ancien ne le mentionne encore, sauf une allusion obscure de la stèle du Pharaon Merneptah, ce que la Bible en dit s’accorde, dans les grandes lignes, avec ce que les textes et l’archéologie nous apprennent sur la descente des groupes sémitiques en Égypte, sur l’administration égyptienne du Delta, sur l’état politique de la Transjordanie. La tâche de l’historien moderne est de confronter ces données de la Bible avec les faits connus de l’histoire générale. Elle n’est pas facile et elle impose des réserves qui viennent aussi bien de l’insuffisance des données bibliques que de l’incertitude de la chronologie extrabiblique. C’est pourquoi il y a plusieurs hypothèses sur l’époque des patriarches ou sur la date probable de l’Exode des Israélites hors d’Égypte, sous la conduite de Moïse. Nous ne pouvons malheureusement pas nous fier aux indications chronologiques de 1 R 6.1 et Jg 11.26. Pour certains, l’indication décisive se trouverait en Ex 1.11 : les Hébreux en Égypte auraient travaillé à la construction des villes-entrepôts de Pitom et de Ramsès. L’Exode serait donc postérieur à l’avènement de Ramsès II, qui fonda la ville de Ramsès. Les grands travaux y commencèrent dès le début de son règne et il est vraisemblable que la sortie du groupe de Moïse eut lieu dans la première moitié ou vers le milieu de ce long règne (1290-1224), disons vers 1250 av. J.-C. ou un peu avant. Si l’on tient compte de la tradition biblique sur un séjour au désert pendant une génération, l’installation en Transjordanie se placerait aux environs de 1225 av. J.-C. Ces dates sont conformes aux renseignements de l’histoire générale sur la résidence des Pharaons de la XIXe Dynastie dans le Delta du Nil, sur l’affaiblissement du contrôle égyptien en Syrie-Palestine à la fin du règne de Ramsès II, sur les troubles qui secouèrent tout le Proche-Orient à la fin du XIIIe siècle. Elles s’accordent aux indications de l’archéologie sur le début de l’Âge du Fer, qui coïncide avec l’établissement des Israélites en Canaan.

La législation.

Dans la Bible juive, le Pentateuque est appelé la Loi, la Tora ; de fait, il groupe l’ensemble des prescriptions qui réglaient la vie morale, sociale et religieuse du peuple. À nos yeux modernes, le trait le plus frappant de cette législation est son caractère religieux. Cet aspect se rencontre aussi dans certains Codes de l’Orient ancien, mais nulle part ne se retrouve une telle compénétration du sacré et du profane ; en Israël, la loi est dictée par Dieu, elle règle les devoirs envers Dieu, ses prescriptions sont motivées par des considérations religieuses. Cela semble aller de soi pour les règles morales du Décalogue ou pour les lois cultuelles du Lévitique, mais il est beaucoup plus significatif que, dans un même recueil, soient mêlés des lois civiles et criminelles et des préceptes religieux, et que le tout soit présenté comme la charte de l’alliance avec Yahvé. Par une naturelle conséquence, l’énoncé de ces lois est attaché aux narrations des événements du désert, où cette alliance fut conclue.

Parce que les lois sont faites pour être appliquées, il était nécessaire de les adapter aux conditions changeantes des milieux et des temps. Cela explique qu’on rencontre, dans les ensembles qui vont être examinés, à la fois des éléments antiques et des formules ou des dispositions qui témoignent de préoccupations nouvelles. D’autre part, en cette matière, Israël fut nécessairement tributaire de ses voisins. Certaines dispositions du Code de l’Alliance ou du Deutéronome se retrouvent étrangement semblables dans les Codes Mésopotamiens, le Recueil des Lois Assyriennes ou le Code Hittite. Il n’y eut aucun emprunt direct mais ces contacts s’expliquent par le rayonnement des législations étrangères ou par un droit coutumier devenu en partie le bien commun du Proche-Orient ancien. De plus, au lendemain de l’Exode, l’influence cananéenne se fit fortement sentir sur l’expression des lois et sur les formes du culte.

Le Décalogue, les « Paroles » (Ex 20.1 ; 24.3-8 ; etc.) ou « Dix Paroles » (Dt 4.13 ; 10.4 ; cf. Ex 34.28), est par excellence le « livre de l’alliance » (Ex 24.7), ce que met en relief la tradition des « tables de pierre » (Ex 31.18). Il est la loi fondamentale, morale et religieuse, de l’Alliance de Yahvé avec Israël. Il est donné deux fois, Ex 20.2-17 et Dt 5.6-21, avec des variantes parfois notables qui trahissent des retouches plus récentes. Ces deux versions pourraient remonter à une forme plus courte, qui n’aurait été qu’une série de prohibitions. Si rien, en principe, ne s’oppose à l’origine mosaïque du Décalogue, nous ne pouvons vraiment pas la prouver.

Le Code de l’Alliance, Ex 20.22–23.33 (plus strictement : Ex 20.22–23.19), fait partie des traditions élohistes et a été inséré entre la fin du Décalogue et la conclusion de l’alliance. Cet ensemble de lois répond à une situation postérieure à l’époque de Moïse. C’est le droit d’une société de pasteurs et de paysans, et l’intérêt qu’il porte aux bêtes de labour, aux travaux des champs et de la vigne, aux maisons, suppose que la sédentarisation est déjà un fait accompli. C’est seulement alors qu’Israël a pu connaître et pratiquer le droit coutumier auquel ce Code emprunte et qui explique ses parallèles précis avec les Codes mésopotamiens, mais le Code de l’Alliance est pénétré par l’esprit du Yahvisme, souvent en réaction contre la civilisation de Canaan. Il groupe, sans plan systématique, des collections de préceptes, qui se distinguent par leur objet et par leur formulation, tantôt lq ; casuistique » ou conditionnelle et tantôt « apodictique » ou impérative. Le recueil a d’abord eu une existence indépendante et il pourrait donc refléter une période relativement ancienne dans l’histoire d’Israël. Son insertion dans les récits du Sinaï est antérieure à la composition du Deutéronome.

Le Code deutéronomique, Dt 12.1–26.15, forme la partie centrale du livre du Deutéronome, dont nous avons décrit plus haut les caractéristiques et l’histoire littéraire. Il reprend une partie des lois du Code de l’Alliance, mais il les adapte aux changements de la vie économique et sociale ; ainsi pour la rémission des dettes et le statut des esclaves, comparer Dt 15.1-11 et Ex 23.10-11 ; Dt 15.12-18 et Ex 21.2-11. Mais, dès son premier précepte, il s’oppose au Code de l’Alliance sur un point important : celui-ci avait légitimé la multiplicité des sanctuaires, Ex 20.24, le Deutéronome impose la loi de l’unité du lieu de culte, Dt 12.2-12, et cette centralisation entraîne des modifications dans les règles anciennes concernant les sacrifices, les dîmes et les fêtes. Le Code deutéronomique contient aussi des prescriptions étrangères au Code de l’Alliance et parfois archaïques, qui proviennent de sources inconnues. Ce qui lui reste propre et qui marque le changement des temps est le souci de la protection des faibles, le rappel constant des droits de Dieu sur sa terre et sur son peuple, et le ton exhortatif qui pénètre ces prescriptions légales.

Bien que le Lévitique n’ait reçu sa forme définitive qu’après l’Exil, il contient des éléments fort anciens, ainsi les prohibitions alimentaires, 11, ou les règles de pureté, 13-15 ; le cérémonial tardif du grand jour de l’Expiation, 16, superpose une conception très élaborée du péché à un vieux rite de purification. Les ch. 17-26 forment un ensemble que l’on appelle la Loi de Sainteté et qui a d’abord existé séparément du Pentateuque. Cette Loi groupe des éléments divers, dont certains peuvent remonter jusqu’à l’époque nomade, ainsi 18, dont d’autres sont encore pré-exiliques et d’autres plus récents. Une première collection a été constituée à Jérusalem peu avant l’Exil et a pu être connue par Ézéchiel, qui a beaucoup de contacts de langage et de contenu avec la Loi de Sainteté. Mais celle-ci n’a été éditée qu’au cours de l’Exil, avant d’être rattachée au Pentateuque par les rédacteurs sacerdotaux qui l’adaptèrent au reste du matériel qu’ils rassemblaient.

Sens religieux.

La religion de l’Ancien Testament, comme celle du Nouveau, est une religion historique : elle se fonde sur la révélation faite par Dieu, à tels hommes, en tels lieux, en telles circonstances, sur les interventions de Dieu à tels moments de l’évolution humaine. Le Pentateuque, qui retrace l’histoire de ces relations de Dieu avec le monde, est le fondement de la religion juive, il est devenu son livre canonique par excellence, sa loi.

L’Israélite y trouve l’explication de sa destinée. Il n’a pas seulement, au début de la Genèse, la réponse aux questions que se pose tout homme sur le monde et la vie, sur la souffrance et la mort, mais aussi la réponse à son problème particulier : pourquoi Yahvé l’Unique est-il le Dieu d’Israël, pourquoi Israël est-il son peuple entre toutes les nations de la terre ? C’est parce qu’Israël a reçu la promesse. Le Pentateuque est le livre des promesses : à Adam et à Ève après leur chute, l’annonce du salut lointain, le Protévangile ; à Noé après le déluge, l’assurance d’un nouvel ordre du monde ; à Abraham surtout. La promesse qui lui est faite est renouvelée à Isaac et à Jacob et elle atteint tout le peuple qui est issu d’eux. Cette promesse vise immédiatement la possession du pays où vécurent les Patriarches, la Terre Promise, mais elle implique plus de choses : elle signifie que des relations spéciales, uniques, existent entre Israël et le Dieu des Pères.

Car Yahvé a appelé Abraham et, dans cette vocation, se préfigurait l’élection d’Israël. C’est Yahvé qui a fait de lui un peuple et qui en fait son peuple, par un choix gratuit, par un dessein amoureux, conçu dès la création et poursuivi à travers toutes les infidélités des hommes.

Cette promesse et ce choix sont garantis par une alliance. Le Pentateuque est aussi le livre des alliances. Il y en a une déjà, mais tacite, avec Adam ; elle est explicite avec Noé, avec Abraham, avec tout le peuple enfin, par le ministère de Moïse. Ce n’est point un pacte entre égaux, car Dieu n’en a pas besoin et il en prend l’initiative. Cependant, il s’y engage, il s’y lie d’une certaine manière par les promesses qu’il fait. Mais il exige en contrepartie la fidélité de son peuple : le refus d’Israël, son péché, peut rompre le lien qu’a formé l’amour de Dieu.

Les conditions de cette fidélité sont réglées par Dieu lui-même. Au peuple qu’il s’est choisi, Dieu donne sa loi. Celle-ci l’instruit de ses devoirs, règle sa conduite conformément au vouloir divin et, en maintenant l’alliance, prépare l’accomplissement des promesses.

Ces thèmes de la Promesse, de l’Élection, de l’Alliance et de la Loi sont les fils d’or qui se croisent sur la trame du Pentateuque, et ils continuent de courir dans tout l’Ancien Testament. Car le Pentateuque n’est pas complet en lui-même : il dit la promesse mais non la réalisation, puisqu’il s’achève avant l’entrée en Terre Sainte. Il devait rester ouvert comme une espérance et une contrainte : espérance dans les promesses, que la conquête de Canaan paraîtra accomplir, Jos 23, mais que les péchés du peuple compromettront et que les exilés se rappelleront à Babylone ; contrainte d’une loi toujours pressante, qui restait dans Israël comme un témoin contre lui, Dt 31.26.

Cela dura jusqu’au Christ, qui est le terme où tendait obscurément cette histoire du salut et qui lui donne tout son sens. Saint Paul en dégage la signification, surtout Ga 3.15-29. Le Christ conclut la Nouvelle Alliance, que préfiguraient les pactes anciens, et il y fait entrer les chrétiens, héritiers d’Abraham par la foi. Quant à la Loi, elle a été donnée pour garder les promesses, comme un pédagogue conduisant au Christ, en qui ces promesses se réalisent.

Le chrétien n’est plus sous le pédagogue, il est affranchi des observances de la Loi, mais point de son enseignement moral et religieux. Car le Christ n’est pas venu abroger mais parfaire, Mt 5.17, le Nouveau Testament ne s’oppose pas à l’Ancien, il le prolonge. Non seulement l’Église a reconnu dans les grands événements de l’époque patriarcale et mosaïque, dans les fêtes et les rites du désert (sacrifice d’Isaac, passage de la Mer Rouge, la Pâque, etc.), les réalités de la Loi Nouvelle (sacrifice du Christ, baptême, la Pâque chrétienne), mais la foi chrétienne exige la même attitude fondamentale que les récits et les préceptes du Pentateuque commandaient aux Israélites. Plus que cela : dans son itinéraire vers Dieu, toute âme traverse les mêmes étapes de détachement, d’épreuve, de purification par où passa le peuple élu, et elle trouve son instruction dans les leçons qui furent données à celui-ci.

Une lecture chrétienne du Pentateuque doit prendre d’abord la suite des récits : la Genèse, après avoir opposé aux bontés de Dieu Créateur les infidélités de l’homme pécheur, montre, dans les Patriarches, la récompense accordée à la foi ; l’Exode est l’esquisse de notre rédemption ; les Nombres représentent le temps d’épreuve où Dieu instruit et châtie ses fils, préparant la congrégation des élus. Le Lévitique sera lu avec plus de fruit en liaison avec les derniers chapitres d’Ézéchiel ou après les livres d’Esdras et de Néhémie ; l’unique sacrifice du Christ a rendu caduc le cérémonial de l’ancien Temple, mais ses exigences de pureté et de sainteté dans le service de Dieu restent une leçon toujours valable. La lecture du Deutéronome accompagnera bien celle de Jérémie, le prophète dont il est le plus proche par le temps et par l’esprit.