La ville de Meaux fut la première en France qui entendit annoncer publiquement les doctrines de la Réformation. C’était en 1521 : quatre ans après que Luther eut affiché ses thèses contre les indulgences, et l’année même où il comparaissait devant la diète de Worms.
Deux prédicateurs attiraient surtout l’attention des habitants de Meaux : Jacques Lefèvre et Guillaume Farel ; l’un, âgé de près de soixante et dix ans, mais encore plein d’activité dans sa verte vieillesse ; l’autre jeune, décidé, ardent, et, selon le témoignage des contemporains, faisant retentir les places publiques et les temples de sa voix de tonnerre.
Jacques Lefèvre était né à Etaples, petite ville de Picardie. Doué d’un esprit curieux et vaste, il avait tout embrassé dans ses études : langues anciennes, belles-lettres, histoire, mathématiques, philosophie, théologie ; et, dans ses longs voyages, il avait recueilli tout ce qu’on pouvait apprendre à la fin du quinzième siècle. De retour en France, il fut nommé professeur de l’université de Paris, et rassembla autour de sa chaire de nombreux élèves. Les docteurs de Sorbonne, inquiets de sa science et jaloux de sa réputation, le surveillaient d’un œil défiant. Il montrait cependant une dévotion extrême, étant l’un des plus assidus à la messe et aux processions, passant des heures entières au pied des images de Marie, et prenant plaisir à les orner de fleurs.
Lefèvre avait même entrepris de refaire la légende des saints, mais il n’alla pas jusqu’au bout ; car ayant lu attentivement la Bible pour compléter son travail, il y avait vu que la sainteté de beaucoup de héros du calendrier romain ressemble peu à l’idéal de la vertu chrétienne. Une fois sur ce nouveau terrain, il ne le quitta plus ; et toujours sincère devant ses disciples comme avec sa conscience, il attaqua publiquement quelques-unes des erreurs de l’Église catholique. A la justice des œuvres extérieures il opposa la justice par la foi, et annonça un prochain renouvellement dans la religion des peuples. Cela se passait en 1512.
Il est important de noter ces dates, parce qu’elles prouvent que les idées de réforme, non seulement dans le culte ou la discipline, mais dans le fond des dogmes, se manifestèrent à la fois en plusieurs lieux, sans que les hommes qui se placèrent à la tête du mouvement aient pu s’entendre. Quand une révolution religieuse ou politique est mûre, elle apparaît de tous côtés, et nul ne saurait dire qui a été le premier à y mettre la main.
Parmi ceux qui écoutèrent avec avidité les nouvelles opinions de Jacques Lefèvre était Guillaume Farel que nous avons déjà nommé. Né près de Gap, en 1489, et instruit dans la fidèle observance des pratiques dévotes, il y avait cherché, ainsi que son maître, la paix de son cœur. Jour et nuit, comme il l’a raconté lui-même dans une confession adressée à tous seigneurs et peuples, il invoquait la Vierge et les saints ; il se conformait scrupuleusement aux jeûnes prescrits par l’Église, tenait le pontife de Rome pour un dieu sur la terre, voyait dans les prêtres les intermédiaires obligés de toutes les bénédictions célestes, et traitait d’infidèle quiconque n’avait pas une ferveur pareille à la sienne.
Quand il entendit son maître vénéré enseigner que ces pratiques servaient de peu, et que le salut vient de la foi en Jésus-Christ, il en ressentit une profonde agitation. Le combat fut long et terrible. D’un côté, les leçons et les habitudes de la maison paternelle, tant de souvenirs, tant de prières, tant d’espérances ! De l’autre, les déclarations de la Bible, le devoir de tout subordonner à la recherche de la vérité, la promesse d’une rédemption éternelle. Il étudia les langues originales pour mieux saisir le sens des Écritures, et après les douleurs de la lutte, il se reposa dans de nouvelles et plus fermes convictions.
Farel et Lefèvre se prirent l’un pour l’autre d’une étroite amitié, parce qu’il y avait entre eux tout à la fois ressemblance de principes et contraste de caractères. Le vieillard tempérait l’impétuosité du jeune homme, et celui-ci fortifiait le cœur un peu craintif du vieillard. L’un inclinait vers la spéculation mystique, l’autre vers l’action, et ils se prêtaient mutuellement ce qui manquait à chacun d’eux.
Il se trouvait à Meaux un troisième personnage de plus haut rang, qui les encourageait de son crédit et de sa parole. C’était l’évêque lui-même, Guillaume Briçonnet, comte de Montbrun, ancien ambassadeur du roi François Ier près du saint-siège. Comme Luther, il avait rapporté du séjour de Rome peu d’estime pour la papauté, et sans vouloir s’en séparer entièrement (la suite le fit voir), il cherchait à en corriger les abus.
Quand il revint dans son diocèse, il fut révolté des désordres qui y régnaient. La plupart des curés prenaient les revenus de leurs charges, mais n’en remplissaient pas les devoirs. Ils demeuraient d’ordinaire à Paris, dépensant leur argent à une vie licencieuse, et envoyant à leur place de pauvres vicaires qui n’avaient ni instruction ni autorité. Puis, au temps des grandes fêtes, venaient des moines mendiants qui, prêchant de paroisse en paroisse, déshonoraient la chaire par d’ignobles bouffonneries, et s’inquiétaient moins d’édifier les fidèles que de remplir leur besace.
Briçonnet essaya de mettre fin à ces scandales, et de contraindre les curés à résidence. Pour toute réponse ils lui intentèrent des procès devant le métropolitain. Alors l’évêque, se tournant vers des hommes qui n’appartenaient pas à son clergé, appela auprès de lui, non seulement Lefèvre d’Etaples et Farel, mais encore Michel d’Arande, Gérard Roussel, François Vatable, professeurs ou prêtres de mœurs exemplaires, et qui s’accordaient à enseigner une religion épurée.
La prédication se fit d’abord dans des réunions particulières ; ensuite, le courage croissant avec le nombre des auditeurs, on monta dans les chaires publiques. L’évêque prêchait à son tour ; et comme s’il eût pressenti qu’il se démentirait au jour de la persécution, « il avait, en prêchant, prié le peuple que, encore qu’il changeât d’opinion, eux se gardassent de changer comme lui[a]. »
[a] Fontaine, Hist. cathol. de notre temps, p. 53.
A l’ouïe de ces discours qui les invitaient à donner, non leur bourse à l’Église, mais leur cœur à Dieu, la surprise des habitants de Meaux fut grande. C’étaient en général des gens de métier, cardeurs de laine, drapiers, foulons et autres artisans. De la ville et des campagnes d’alentour le peuple accourait dans les églises, et chacun au dehors ne parlait que des nouveaux docteurs.
Lefèvre d’Etaples et Briçonnet, voulant appuyer leur enseignement sur la seule autorité invoquée par la Réformation, publièrent les quatre Évangiles en langue française. L’évêque enjoignit à son receveur de les distribuer gratuitement aux pauvres, et n’y épargna, dit Crespin, or ni argent. Tout le monde se mit à les lire. Dimanches et fêtes étaient consacrés à cette étude. On emportait même les Évangiles dans les champs et dans les ateliers, pour les ouvrir à ses heures de récréation ; et ces bonnes gens se disaient l’un à l’autre : « A quoi nous peuvent servir les saints et les saintes qui ont peine à se suffire à eux-mêmes ? Notre seul médiateur est Christ. »
Comme ils prenaient la religion au sérieux, la réforme des mœurs s’ensuivit. Blasphèmes, ivrognerie, querelles, dérèglements de toute sorte firent place à une façon de vivre mieux rangée et plus pure. Le mouvement s’étendit au loin. Des journaliers de Picardie et d’autres lieux, qui venaient au temps de la moisson travailler dans les environs de Meaux, rapportèrent chez eux les semences des doctrines qu’ils y avaient entendu prêcher. De là les commencements de plusieurs Églises. Cette influence fut si grande que c’était en France une locution proverbiale, dans la première moitié du seizième siècle, de désigner tous les adversaires de Rome sous le nom d’hérétiques de Meaux.
A la même époque, Briçonnet envoyait la traduction de la Bible à la sœur de François Ier, Marguerite de Valois, qui la lisait et la faisait lire autour d’elle. Tout annonçait donc à la Réforme française de rapides succès, lorsque le bras de la persécution vint l’arrêter.