Vous avez vu, sage Ambroise, de quelle manière nous avons repoussé les efforts de Celse, dans nos trois livres précédents. Nous allons maintenant commencer le quatrième. Mais auparavant, nous nous adressons à Dieu, par Jésus-Christ, pour le prier qu’il nous donne ces paroles, dont il dit lui-même au prophète Jérémie : Je mets mes paroles en ta bouche, comme un feu. Je t’établis aujourd’hui sur les peuples et sur les royaumes, pour arracher et pour abattre, pour perdre et pour détruire, pour bâtir et pour planter (Jér., I, 9). Car nous avons ici besoin de paroles qui arrachent des âmes les impressions contraires à la vérité, que peuvent y avoir faites les faux raisonnements de Celse ou de ceux qui lui ressemblent. Nous avons besoin de pensées qui détruisent tous les édifices de l’erreur, tels que ceux de cet écrit, où il semble que Celse veuille imiter ces audacieux qui se disaient l’un à l’autre : Venez, bâtissons-nous une ville avec une tour qui soit élevée jusqu’au ciel (Gen., XI, 4). Nous avons encore besoin d’une sagesse qui abatte toutes les hauteurs qui s’élèvent contre la connaissance de Dieu (II Cor., X, 5), et qui confonde l’orgueil avec lequel Celse nous insulte. Enfin, comme nous ne devons pas nous contenter d’arracher et de détruire ; mais qu’en la place de ce que nous aurons arraché et de ce que nous aurons détruit, il faut que nous plantions les plantes de Dieu, et que nous bâtissions un temple à sa gloire (I Cor., III, 9, etc.) : nous avons aussi à demander au Seigneur, qu’il nous donne ce qu’il promettait à Jérémie, afin que nous bâtissions pour Jésus-Christ, et que nous plantions dans les cœurs la loi spirituelle qu’il nous a apportée, conformément aux oracles des prophètes. C’est l’évidence de ces oracles qui parlent du Christ, que nous avons surtout à défendre présentement contre Celse ; car il combat également, et les Juifs qui nient que le Christ soit venu, mais qui espèrent qu’il viendra, et les chrétiens qui soutiennent que Jésus est ce Christ, dont les prophètes avaient parlé. Il y a, dit-il, une dispute entre les Juifs et quelques chrétiens, les uns disent qu’un Dieu ou un Fils de Dieu descendra sur la terre pour justifier les hommes ; les autres, qu’il y est déjà descendu, ce qui marque une incertitude si honteuse, qu’il n’est presque pas nécessaire de les réfuter. Mais il me semble qu’il ne parle pas exactement, lorsqu’il dit des Juifs en général qu’ils espèrent que le Christ descendra sur la terre ; et des chrétiens, que quelques-uns seulement croient qu’il y est déjà descendu. Car il entend sans doute par les chrétiens, ceux qui prouvent par les oracles des Juifs, que le Messie est déjà venu au monde : et cependant il insinue qu’il y a des siècles parmi eux qui ne reconnaissent pas Jésus pour celui que les prophètes avaient promis. Nous avons fait voir ci-dessus, autant que nous en avons été capables, que l’avènement du Messie avait été prédit. Ainsi, pour ne point répéter les mêmes choses, nous ne dirons pas ici tout ce qu’il y aurait à dire sur ce sujet. Je vous prie seulement de remarquer que, si Celse voulait qu’il y eût ou qu’il parût au moins quelque chose de suivi dans ce qu’il allègue pour renverser la foi de ceux qui se persuadent, sur le témoignage des prophéties, que le Christ est venu ou qu’il viendra, il fallait qu’il rapportât ces prophéties, par l’autorité desquelles les Juifs et les chrétiens disputent les uns contre les autres. Car alors il aurait pu, avec quelque couleur apparente, combattre le sentiment de ceux qui, sur des probabilités, comme il parle, ajoutent foi à des prophéties, et prennent Jésus pour le Christ. Mais, soit qu’il n’ait pu trouver de réponses, pour éluder ces prédictions, ou que même il n’ait eu nulle connaissance de ce qu’elles contiennent, il ne cite aucun passage des prophètes, quoiqu’il y en ait tant où ils parlent du Messie, et il croit pouvoir décrier leurs oracles, sans examiner le moins du monde la probabilité qu’il y reconnaît. Il ne sait pas non plus que les Juifs ne demeurent pas d’accord, comme nous l’avons montré ailleurs, que le Messie qu’ils attendent devait être un Dieu ou un Fils de Dieu. Il dit que, selon eux, il viendra justifier les hommes ; mais que, selon nous, il est déjà venu : il prétend qu’il n’en faut pas davantage pour nous convaincre ; et que c’est-là une incertitude si honteuse, qu’il n’est presque pas nécessaire de nous réfuter. Il demande simplement quel aurait été le dessein de ce Dieu en descendant sur la terre. Mais il ne voit pas que, selon nos principes, il y a eu deux raisons de ce dessein : la première et la principale, de ramener au troupeau les brebis perdues de la maison d’Israël (Matth., XV, 24), comme il est dit dans l’Évangile ; la seconde, d’ôter aux Juifs, à cause de leur incrédulité, ce que l’Écriture nomme le royaume de Dieu (Matth., XXI, 41 et 43), et de mettre dans la vigne du Seigneur d’autres vignerons, c’est-à-dire les chrétiens qui lui en rendissent les fruits, qui sont leurs œuvres, chacun en sa saison. Nous pourrions nous étendre sur celle matière : mais cela suffit pour répondre à la demande de Celse : Quel aurait été le dessein de ce Dieu, en descendant sur la terre ? Il suppose une autre réponse, mais qui n’est pas conforme à la pensée ni des Juifs, ni des chrétiens ; serait-ce pour apprendre ce qui se passe parmi les hommes ? Car aucun de nous n’a jamais dit cela du Messie. Cependant il continue comme s’il y en avait qui le disent : Est-ce qu’il ne sait pas toutes choses ? Et puis, supposant que nous l’avouerons, il demande encore : Où sait-il toutes choses, sans remédier aux désordres ? Sa puissance divine n’était-elle pas capable de les corriger ? Mais en tout cela, il n’y a pas la moindre étincelle de raison ; car toujours, et de siècle en siècle, Dieu a fait descendre sa parole dans les saintes âmes de ses amis et de ses prophètes, pour la correction de ceux qui s’y soumettraient : et depuis l’avènement du Messie il se sert de la doctrine chrétienne pour corriger, non ceux qui ne veulent pas qu’on les corrige, mais ceux qui, de leur bon gré, embrassent une vie honnête et agréable à Dieu. Je ne sais au fond de quelle espèce de correction Celse entend parler, lorsqu’il dit : Sa puissance divine n’était-elle pas capable de corriger les désordres, sans qu’il fut besoin d’envoyer exprès quelqu’un au monde ? Voudrait-il que Dieu, faisant une soudaine impression sur l’esprit des hommes, pour en chasser le vice et pour y introduire la vertu, les corrigeât en un instant ? Quelqu’autre demandera si dans l’ordre de la nature cela serait possible. Mais, posé qu’il le fût, que deviendrait notre liberté ; et qu’y aurait-il de louable dans l’acquiescement que nous donnons à la vérité, et que nous refusons au mensonge ? Je veux même passer par-dessus ces difficultés, ne sera-t-on pas toujours autant en droit que Celse de demander si Dieu ne pouvait pas faire d’abord par sa puissance divine que les hommes fussent d’eux-mêmes parfaitement vertueux, et que n’ayant jamais eu de vices ils n’eussent besoin d’aucune correction ? Ces pensées peuvent faire de la peine aux simples et aux ignorants : mais ceux qui pénètrent dans la nature des choses, savent que, si l’on ôte à la vertu la liberté du choix, on lui ôte son essence, comme on le prouverait si cela pouvait se faire en passant. Les Grecs mêmes en font un des principaux articles de leurs traités de la Providence, où ils se donnent bien de garde de dire, comme Celse : Dieu sait-il toutes choses sans remédier aux désordres ? Sa puissance divine n’est-elle pas capable de les corriger ? Nous en avons aussi parlé en plusieurs rencontres, selon notre portée : et la sainte Écriture instruit assez là-dessus ceux qui la savent bien entendre. Mais on peut se servir, contre Celse, de ses propres armes, et lui demander comme il demande aux Juifs et à nous : Le grand Dieu sait-il ce qui se passe parmi les hommes ou s’il ne le sait pas ? Si vous reconnaissez un Dieu et une Providence, comme vous en faites profession dans votre livre, il faut qu’il sache tout ce qui se passe : et s’il le sait, pourquoi ne corrige-t-il pas les désordres ? Sommes-nous nécessairement obligés de vous dire pourquoi il ne les corrige pas, bien qu’il les connaisse : et vous, qui ne voulez pas vous découvrir ici nettement pour épicurien, mais qui feignez d’admettre la Providence, vous dispenserez-vous de nous répondre si nous vous demandons tout de même, pourquoi Dieu qui sait tout ce qui se passe dans le monde, ne corrige-t-il pas les désordres qu’il y voit ; pourquoi sa puissance divine ne guérit-elle pas tous les hommes de leurs vices ? Pour nous, nous ne craignons point de dire que Dieu ne laisse jamais les pécheurs sans leur envoyer quelqu’un pour les corriger ; et que par ses soins ils ont devant les yeux de continuelles leçons de vertu. Cependant, les personnes dont il se sert pour cela, ne s’y emploient pas toutes de même manière. Il y en a bien peu qui proposent la vérité toute simple et toute pure, et qui travaillent à une parfaite correction des pécheurs, comme ont fait Moïse et les prophètes. Mais entre tous ceux-là, il n’y en a point de comparable à Jésus, qui ne s’arrête pas à corriger quelque petit nombre de vicieux dans un coin du monde, et à qui il ne tient pas que sa vertu ne se fasse sentir partout. Car il est venu pour être le Sauveur de tout ls hommes (I Tim. IV, 10).
A celle objection digne de l’esprit de Celse il en ajoute une autre de la même force. Il suppose, je ne sais sur quel fondement, que, selon nous, Dieu doit descendre lui-même parmi les hommes : d’où il infère qu’il faut donc qu’il quitte son trône. Mais il ne connaît pas le pouvoir de Dieu. Il ne sait pas, que l’esprit du Seigneur remplit l’univers ; et qui comme il contient tout, il entend tout ce qui se dit (Sag., I, 7). Il ne peut comprendre ce que Dieu dit de soi-même ; Ne remplis-je pas le ciel et la terre (Jér.. XXIII, 24) ? et il ne voit pas que, suivant les principes de la religion chrétienne, c’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être (Act., XVII, 28), comme saint Paul le prêchait aux Athéniens. Ainsi, bien qu’on puisse dire que le grand Dieu, par sa puissance infinie, soit descendu sur la terre avec Jésus ; bien que le Verbe, qui était au commencement avec Dieu, et qui était Dieu lui-même (Jean, I, 1), soit venu vers nous, Dieu n’a pas pour cela quitté ni abandonné son trône, vidant un lieu et en remplissant un autre, où il ne fût pas auparavant. Car il étend sa puissance et sa divinité partout où il veut, et partout où il trouve quelqu’espace, sans changer pourtant de lieu, et sans que celui-ci demeure vide, ou que cet autre devienne plein. Si nous disons quelquefois qu’il quitte un endroit et qu’il en remplit un autre, cela ne se doit pas entendre du lieu, mais de notre âme. Nous disons que Dieu quitte celle des méchants qui se plongent dans les vices, mais que celle des bons, qui veulent suivre la vertu, qui tendent à la perfection, ou qui y sont déjà arrivés, est remplie ou faite participante de l’esprit divin. Il n’y a donc aucune nécessité, en posant que le Christ est descendu sur la terre, ou que Dieu s’est présenté aux hommes, de poser que Dieu ait quitté son auguste trône, ou qu’il se soit fait un changement tel que Celse se l’imagine, lorsqu’il dit : Si vous faites ici le moindre petit changement, vous ferez tomber l’univers dans une entière ruine. Mais si l’on veut qu’il se soit fait quelque changement par la manifestation de là puissance de Dieu, et par l’avènement du Verbe, nous ne ferons pas difficulté de dire que la malice s’est changée en bonté, la débauche en tempérance et la superstition en piété dans l’âme de ceux qui ont reçu ce Verbe de Dieu, lorsqu’il est venu au monde.
Si vous voulez maintenant que je réponde à ce que Celse pouvait jamais avancer de plus ridicule, écoutez ce qu’il ajoute : N’est-ce point que Dieu n’étant pas connu des hommes, et trouvant qu’il manquait en cela quelque chose à ton bonheur, a voulu se faire connaître à eux, et discerner ainsi les fidèles d’avec les incrédules ? Ce serait rendre un beau témoignage à Dieu, que de l’accuser d’une si basse et si indigne ambition ; comme si c’était quelqu’un de ces nouveaux riches qui prennent plaisir à faire montre de leurs richesses. Nous disons que Dieu n’étant pas connu des méchants, il veut se faire connaître à eux, non parce qu’il manque quelque chose à son bonheur, mais au contraire parce qu’on cesse d’être malheureux dès qu’on a sa connaissance. Nous disons encore qu’il se présente lui-même à quelques-uns, par sa puissance divine et ineffable, ou qu’il leur envoie son Christ, non pour discerner les fidèles d’avec les incrédules, mais pour délivrer de tout mal les fidèles qui reconnaissent sa divinité, et pour ne laisser aux autres aucun prétexte de s’excuser, comme si leur incrédulité ne venait que de ce qu’on ne leur a pas enseigné les choses qu’ils devaient croire. Par quel espèce de conséquence peut-on donc inférer de notre doctrine que, selon nous, Dieu ressemble à ces nouveaux riches qui prennent plaisir à faire montre de leurs richesses ? Car ce n’est pas pour nous faire montre de sa majesté et de sa gloire, que Dieu nous la découvre et nous ordonne de la contempler. S’il veut que nous nous unissions avec lui, comme il nous y invite par son Christ, et comme il y a de tout temps invité les hommes par son Verbe, qui a toujours été présent parmi eux, il ne le veut qu’afin de procurer à nos âmes cette félicité qui se trouve à le connaître. Où est donc, encore une fois, cette basse et cette indigne ambition, dont les chrétiens l’accusent par leur créance ? Mais après toutes ces vaines et froides déclamations, Celse conclut enfin, je ne sais comment, que si Dieu veut se faire connaître à nous, c’est pour notre propre bien, et non qu’il en ait besoin lui-même ; C’est pour sauver ceux qui, ayant embrassé cette connaissance, seront devenus vertueux, et pour punir ceux qui, l’ayant rejetée, auront découvert leur malice. Sur quoi il fait cette objection : Est-ce donc qu’après tant de siècles, Dieu s’est enfin souvenu de justifier les hommes, ce qu’il négligeait auparavant ? Je réponds à cela que le dessein de justifier les hommes n’a jamais été négligé de Dieu, qui leur a toujours présenté des occasions de s’adonner à la vertu et de renoncer aux vices. Car il n’y a point eu de siècle où la sagesse ne lui ait fait des amis et des prophètes, descendant dans les âmes qu’elle trouvait saintes : et les livres sacrés nous fournissent, dans tous les âges, des exemples de ces saints qui recevaient l’esprit de Dieu, et qui ensuite travaillaient de tout leur pouvoir à la conversion des autres hommes. Il n’est pas surprenant au reste qu’en quelqu’un de ces âges, il y ait eu des prophètes qui, par la fermeté et par la constance d’une vie toujours égale, aient surpassé les autres prophètes de leur temps ou même ceux du temps passé et de l’avenir, dans la réception de l’esprit divin. Et il ne se faut pas étonner non plus qu’il y ait quelque chose de singulier dans un certain siècle, par l’avènement d’une personne qui n’avait jamais eu, et qui ne devait jamais avoir rien de pareil. Mais cette matière est trop mystérieuse et trop sublime pour être à la portée de tout le monde, et si nous voulions répondre parfaitement à l’objection qu’on nous fait sur l’avènement du Christ : Est-ce donc qu’après tant de siècles Dieu s’est enfin souvenu de justifier les hommes, ce qu’il négligeait auparavant ? il faudrait traiter de la division des peuples et faire voir pourquoi, Quand le Dieu Très-Haut partagea les nations, et qu’il sépara les enfants d’Adam les uns d’avec les autres, il établit les bornes des peuples selon le nombre des anges de Dieu, mais que la portion du Seigneur, ce fut Jacob et son peuple, et le lot de ton partage ce fut Israël. Il faudrait expliquer pour quelle cause ceux-ci ou ceux-là naissent dans l’enceinte de telles ou telles bornes, et sous la direction de celui à qui elles sont échues. Pour quelle raison la portion du Seigneur ce fut Jacob, son peuple, et le lot de ton partage ce fut Israël. Enfin pourquoi, au commencement, la portion du Seigneur c’était Jacob, son peuple, et le lot de son partage c’était Israël ; mais que dans la suite des temps, il est dit à notre Sauveur, par son Père : Demande-moi, et je le donnerai les nations pour ton héritage et toute l’étendue de la terre pour ta possession. Car il y a de certains enchaînements, de certains ressorts secrets et inexplicables dans celle diverse conduite de la Providence à l’égard des âmes humaines. Après donc tous ces prophètes qui avaient travaillé à corriger l’ancien Israël, le Christ est enfin venu pour la correction de tout le monde, quoi que Celse en puisse dire. Et étant venu, il n’a pas eu besoin de châtiments, de peines et de supplices pour ranger les hommes à leur devoir, comme sous la première dispensation. Lorsque celui qui sème est allé semer son grain, la seule prédication lui a suffi pour répandre partout cette semence, qui est sa parole. S’il doit venir un temps qui, réglant la juste durée du monde, lui fera prendre fin du monde comme il a eu commencement, et si cette fin doit être suivie d’un jugement où chacun sera traité selon ses œuvres, il faut que les plus avancés dans la connaissance de nos mystères établissent celle vérité, par toutes sortes de preuves tirées tant des Écritures divines que des lumières de la raison, mais que les plus simples, qui font toujours le plus grand nombre, et qui sont incapables d’atteindre à toutes ces hautes spéculations de la sagesse de Dieu, s’en reposent sur l’autorité de ce grand Dieu et sur celle du Sauveur des hommes, se contentant de cette raison : C’est lui qui l’a dit, par une déférence qui lui est due plus qu’à tout autre.
Celse ajoute, pour ne pas perdre la bonne coutume qu’il a de nous accuser sans fondement et sans preuves : Il est clair que ce qu’ils nous débitent là de Dieu est indigne de personnes sages et pieuses. Il s’imagine que, quand nous disons que les pécheurs doivent nécessairement s’attendre à être punis après leur mort, ce n’est que pour faire peur aux ignorants, et non que nous regardions cela comme véritable : ce qui fait qu’il nous compare à ceux qui, dans les mystères de Bacchus, font paraître des spectres et des fantômes. A l’égard des mystères de Bacchus, qu’il y ait de l’illusion ou qu’il n’y en ait pas, c’est aux Grecs à en répondre. Celse et ceux de sa secte peuvent les interroger là-dessus. Pour nous, nous ne rendons raison que de notre fait, et nous disons que, dans le dessein où nous sommes de réformer tout le genre humain, nous nous servons et de menaces et de promesses, faisant craindre aux uns les peines de l’autre vie, que nous croyons de la félicité qu’il prépare à ceux qui seront dignes de l’avoir pour roi.
Il entreprend de montrer ensuite que nous ne disons rien de nouveau ni d’extraordinaire touchant le déluge et touchant l’embrasement du monde ; mais que ce que nous en croyons sur le témoignage de nos Écritures n’est qu’une idée confuse que nous avons du sentiment tant des Grecs que des barbares. Ils ont ouï dire confusément, dit-il, qu’après la révolution de plusieurs siècles et au bout d’un certain période qui remet les astres au même point de conjonction où ils ont été autrefois, il arrive au monde des embrasements et des déluges : et comme c’est un déluge qui est arrivé le dernier, du temps de Deucalion, et que l’ordre des choses qui doivent ainsi changer de face, demande que ce déluge soit suivi d’un embrasement, ils se sont faussement imaginé là-dessus que Dieu doit descendre armé de feu, comme s’il voulait donner la gêne. Mais je m’étonne que Celse, qui fait paraître tant de lecture et qui se pique de savoir si bien l’histoire, ne soit pas mieux instruit de Moïse que quelques historiens grecs font contemporain d’Inaque, père de Phoronée. Les Égyptiens même, aussi bien que les auteurs de l’histoire phénicienne, reconnaissent qu’il est très ancien : et si l’on veut des preuves qu’il l’est beaucoup plus que ceux qui disent qu’après la révolution de plusieurs siècles il arrive au monde des embrasements et des déluges, l’on n’a qu’à lire les deux livres que Josèphe a écrits (contre Appion), pour justifier l’antiquité de la nation judaïque. L’on verra si Celse a raison de prétendre que les Juifs et les chrétiens n’ont qu’une idée confuse du sentiment de ces gens-là, et que c’est faute d’entendre leur pensée sur cet embrasement qu’ils se sont imaginé que Dieu doit descendre armé de feu, comme s’il voulait donner la gêne. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner s’il y a de telles révolutions qui causent des embrasements et des déluges, ou s’il n’y en a pas ; ni si c’est une doctrine enseignée par nos Écritures, soit dans ces paroles de Salomon, Qu’est-ce qui a été ? C’est ce qui doit être à l’avenir ; qu’est-ce qui s’est fait ? c’est ce qui doit se faire encore (Ecclés. I, 9), et ce qui suit, soit ailleurs. Il suffit d’avoir montré que Moïse et quelques-uns des prophètes étant des écrivains très anciens, ils n’ont emprunté de personne ce qu’ils disent de l’embrasement du monde : mais que plutôt (s’il en faut juger par le temps) ce sont les autres qui, ayant ouï confusément parler de ce que Moïse et les prophètes enseignent, et ne l’ayant pas bien compris, se sont imaginé que les révolutions des cieux ramenaient au monde des événements tout semblables à ceux des siècles passés, sans qu’il pût y avoir de différence des uns aux autres, ni dans les propriétés essentielles, ni même dans ce qu’on nomine les accidents. Pour nous, nous n’attribuons le déluge et l’embrasement du monde ni aux révolutions des siècles, ni aux périodes des astres. Nous disons qu’il en faut chercher la cause dans la corruption des hommes qui, lorsqu’elle est venue à son comble, ne peut plus trouver de remède que dans un embrasement ou dans un déluge. Si les prophètes parlent quelquefois de Dieu, comme s’il descendait, bien qu’il dise de soi-même : Ne remplis-je pas le ciel et la terre (Jér., XXIII, 24) ? nous prenons cette descente en un sens figuré ; car Dieu descend de sa majesté et de sa grandeur quand il abaisse ses soins jusqu’aux hommes et surtout jusqu’aux méchants, à peu près comme on dit que les précepteurs doivent descendre et s’abaisser pour instruire leurs disciples, ou que les hommes sages et savants doivent faire la même chose en faveur de ceux qui ne font que d’embrasser l’étude de la philosophie. Lorsque l’on parle ainsi, l’on ne veut signifier rien de corporel. Il faut prendre en un sens conforme à celui que l’usage autorise dans ces rencontres, les mots de descendre et de monter, quand la sainte Écriture s’en sert en parlant de Dieu. Mais puisque Celse, voulant faire le railleur, dit que, selon nous, Dieu doit descendre armé de feu, comme s’il voulait donner la gêne (Gen. II, 5, et 17, 22, etc.), ce qui nous engage hors de saison, dans des considérations très profondes, nous n’en dirons que ce qui est nécessaire pour faire sentir au lecteur que nous savons repousser ses railleries. Après quoi nous passerons au reste. Les Écritures divines disent que Dieu est un feu dévorant et qu’il fait rouler devant soi des fleuves de feu ; qu’il est même comme un feu de fonte et comme l’herbe aux foulons, lorsqu’il vient purifier son peuple (Deut., IV, 24). Quand elles disent donc que Dieu est un feu dévorant (Dan., VII, 10), nous demandons ce que l’on doit croire qu’il dévore. Pour nous, nous disons que c’est la corruption des hommes et ses fruits, nommés figurément, du bois, du foin et de la paille (Mal., III, 2) que Dieu dévore comme un feu. Car l’Apôtre dit que les méchants bâtissent avec du bois, du foin et de la paille, sur le fondement de la doctrine évangélique (I Cor., III, 12) qui a été une fois posé. Si l’on peut donc nous prouver qu’il ne l’entend pas comme nous l’avons expliqué et nous faire voir que les méchants bâtissent matériellement avec du bois, du foin et de la paille, il faudra avouer qu’il s’agit aussi d’un feu matériel et sensible : mais si, au contraire, ce bois, ce foin et cette paille se doivent prendre figurément pour les œuvres des méchants, en faut-il davantage pour faire comprendre quelle espèce de feu peut être propre à dévorer de telles matières ? Le feu, dit Saint Paul, fera paraître quel est l’ouvrage de chacun. Si l’ouvrage et l’édifice de quelqu’un demeure sans être brûlé, il en recevra la récompense : mais celui dont l’ouvrage sera brûlé, en souffrira de la perte (I Cor., III, 13, etc.). Peut-on entendre autre chose par cet ouvrage qui se brûle, que tous les effets de notre corruption ? Notre Dieu est donc un feu dévorant, au sens que nous l’avons expliqué. Il est comme un feu de fonte, lorsqu’il vient pour ainsi dire raffiner notre âme, en séparant le plomb et les autres impuretés des vices d’avec l’or et d’avec l’argent de la droite raison dont ils altéraient la nature par leur mélange. Enfin, il fait rouler devant soi des fleuves de feu pour consumer la méchanceté dont notre cœur est tout rempli.
Cela suffit sur ces paroles de Celse : Ils se sont faussement imaginé que Dieu doit descendre armé de feu, comme s’il voulait donner la gêne, Voyons maintenant ce qu’il ajoute avec tant de faste. Il faut, dit-il, que nous reprenions la chose de plus haut par plusieurs autres démonstrations. Je ne dirai rien de nouveau, et je n’avancerai que des vérités reconnues de tout temps. Dieu est bon, beau, et heureux ; il possède toutes sortes de perfections. S’il descend donc parmi les hommes, ce qu’il ne peut faire sans changer, sa bonté se changera en méchanceté, sa beauté en laideur, sa félicité en misère, ses perfections en toutes sortes de défauts. Qui est-ce qui vaudrait éprouver un tel changement ? La nature des choses périssables, c’est de changer et de s’altérer ; mais celle des choses éternelles, c’est du demeurer toujours les mêmes. Ce changement ne saurait donc convenir à Dieu. Je crois avoir suffisamment répondu à cela en faisant voir ce qu’il faut entendre dans l’Écriture par la descente de Dieu vers les hommes. Cette descente ne marque en lui aucun changement, elle n’emporte pas, comme Celse nous le fait dire, que sa bonté se change en méchanceté, sa beauté en laideur, sa félicité en misère, ses perfections en toutes sortes du défauts. Car demeurant immuable en son essence, il s’abaisse par sa Providence et par ses soins jusqu’aux choses humaines. Nous trouvons celle immutabilité de Dieu établie dans les saintes Écritures, lorsqu’elles disent de lui : Tu es toujours le même (Ps. CII, 18) ; ou qu’elles l’introduisent, disant : Je ne change point (Mal. III, 6). Mais les dieux d’Épicure qui sont composés d’atome, seraient par cela même sujets à périr, s’ils n’avaient soin d’éloigner d’eux les autres atomes qui les pourraient détruire. Le Dieu même des stoïciens étant corporel, n’existe quelquefois que par son entendement, lorsqu’il arrive des embrasements au monde ; après quoi il se reproduit en partie quand le monde se renouvelle. Car ces Philosophes n’ont pu concevoir nettement l’idée que la nature nous donne de Dieu, comme d’un être entièrement simple et exempt de toute composition, d’un être indivisible et incorruptible. Pour celui qui est descendu parmi les hommes, il avait la forme et la nature de Dieu (Philipp., II, 6 et 7) ; mais son amour pour nous l’a obligé à s’anéantir lui-même, afin que nous le pussions comprendre. Ce n’est pas que sa bonté se soit changée en méchanceté ; car il ne pécha jamais (I Pierre, II, 22) : ni que sa beauté se soit changée en laideur ; car il n’a point connu le péché (II Cor., II, 21) : ni que sa félicité se soit changée en misère ; car il s’est bien rabaissé (Philipp. II, 8) volontairement en faveur du genre humain mais il n’a pas pour cela laissé d’être heureux dans son abaissement même : ni enfin que ses perfections se soient changées en toutes sortes de défauts ; car sont-ce des défauts que la douceur et l’humanité ? Quand un médecin voit de tristes objets, ou qu’il touche des choses désagréables, en travaillant à rétablir la santé de ceux qu’il traite, voudriez-vous dire que sa bonté se change en méchanceté, sa beauté en laideur, et sa félicité en misère ? Je ne le pense pas. Cependant le médecin qui voit ces tristes objets et qui touche ces choses désagréables, n’est pas trop assuré de ne point tomber à son tour dans les mêmes accidents ; mais celui qui guérit les plaie de nos âmes par la vertu divine du Verbe qui est en lui, est incapable de toute souillure. Si Celse prétend que ce Dieu immortel que nous appelons le Verbe, n’ait pu prendre un corps mortel et une âme humaine sans subir quelque changement et quelque altération, qu’il sache que, demeurant toujours Verbe en son essence, il ne souffre rien de ce que souffrent celle âme et ce corps ; mais que voulant s’accommoder pour un temps à la faiblesse de ceux qui ne peuvent soutenir l’éclat et la gloire de sa divinité, use présente à eux comme ayant été fait chair (Jean. I, 14), et se sert d’une voix corporelle, jusqu’à ce qu’après qu’ils l’ont reçu en ce vil état, il les élève dans peu lui-même au point de pouvoir contempler, s’il m’est permis de le dire, sa première et sa plus noble forme. Car il y a, pour parler encore ainsi, de différentes formes du Verbe sous lesquelles il se fait connaître à ceux qui veulent être du nombre de ses disciples, et qu’il accommode aux qualités et à la portée de chacun, selon ce qu’ils sent plus ou moins avancés, qu’ils ont quelques semences de vertu ou que la vertu a déjà jeté de profondes racines dans leur âme. C’est donc d’une toute autre manière que Celse et ses pareils ne l’entendent, que notre Dieu a changé de forme. S’il monta sur une haute montagne où il parut sous une forme beaucoup plus auguste que celle sous laquelle il se faisait voir à ceux qu’il avait laissés au bas, et qui ne l’avaient pu suivre, c’est que leurs faibles yeux n’étaient pas capables de supporter la splendeur de cette glorieuse et divine transfiguration du Verbe. Il s’en fallait peu qu’il ne les éblouît même tel qu’il se présentait au monde : de là vient que ceux qui ne le pouvaient regarder assez attentivement, pour découvrir ce qu’il avait de plus admirable, auraient pu dire de lui : Nous l’avons vu, il n’avait tu dehors, ni beauté ; mais son extérieur était méprisable et objet plus que celui d’aucun autre d’entre les hommes.
Voilà ce que j’ai cru devoir dire, sur les vaines imaginations de Celse, qui ne peut comprendre le récit historique qui nous est fait des changements et des transfigurations de Jésus ni distinguer ce qu’il y avait de mortel, ; d’avec ce qu’il d’immortel en sa personne. N’y a-t-il pas beaucoup plus de gravité dans ces histoires, si on les entend comme il faut, que dans ce qu’on nous dit de Bacchus qui, ayant été trompé par les Titans, tomba du trône de Jupiter en terre, où ils le mirent en pièces ; et qui ensuite ayant été, comme ranimé par la réunion de ses membres monta derechef au ciel ? Ou sera-t-il permis aux Grecs d’expliquer cela allégoriquement, le rapportant à notre âme, et il nous sera défendu de proposer des interprétations bien suivies, qui s’accordent et qui s’ajustent toujours parfaitement avec les écrits des saints hommes, qui avaient l’esprit de Dieu ? Celse entend donc mal nos Écritures : ainsi, c’est proprement son sens et non le leur qu’il combat. S’il comprenait quel sera l’état de notre âme, dans la vie bien heureuse dont elle doit jouir éternellement ; s’il savait ce qu’il faut croire de l’essence et des principes de l’âme, il ne trouverait pas si absurde qu’un être immortel se fût revêtu d’un corps mortel, non comme Platon explique la transmigration des âmes, mais d’une manière bien plus sublime : il verrait qu’entre les diverses espèces de condescendance dont la bonté divine use envers les hommes, c’en est ici une des plus considérables qui a pour but de ramener au troupeau les brebis perdues de la maison d’Israël, comme parle mystiquement l’Écriture sainte, ces brebis qui sont descendues des montagnes, et que le berger de la parabole va chercher, laissant sur les montagnes celles qui ne se sont point égarées.
Celse est cause que nous usons de redites, car il insiste longtemps sur les mêmes choses faute de les entendre ; et nous ne voulons laisser aucun endroit de son écrit qu’on puisse croire avec la moindre apparence que nous n’ayons pas examiné. Voici donc ce qu’il ajoute. Ou c’est véritablement que Dieu se change, comme ils parlent, en un corps mortel, ce que nous venons de voir qui est impossible ; ou. quoiqu’il ne change pas effectivement, il fait qu’il parait changé, trompant les yeux de ceux qui le voient, ce qui serait mentir. Or la tromperie et le mensonges sont toujours blâmables, à moins que l’on ne s’en serve comme d’un remède pour soulager sa amis, quand la maladie a troublé leur esprit et affaibli leur raison ; ou comme d’un moyen pour se délivrer des mains de set ennemis. Mais Dieu n’a point pour amis des gens dont l’esprit soit troublé, ou la raison affaiblie ; et il ne craint personne pour être contraint d’avoir recours à la tromperie dans le danger. (Matth. XV, 24 et XVIII, 12). La réponse peut regarder, ou la nature du Verbe divin qui est Dieu lui-même, ou l’âme de Jésus. A l’égard de la nature du Verbe, je dis que, comme les aliments se changent en lait dans une nourrice, pour être propres à l’enfant qu’elle nourrit, et qu’un médecin les prépare de sorte qu’ils puissent servir à la guérison de ses malades ; mais qu’on les apprête autrement pour les personnes saines et vigoureuses : Dieu tout de même change la vertu de son Verbe [ou de sa Parole], selon le besoin particulier de ceux à qui il l’adresse, et conformément à la disposition de leur âme. Ainsi, celle Parole est aux uns, un lait spirituel et tout pur (I Pierre, II, 2), comme l’Ecriture le nomme ; aux autres, qui sont infirmes, elle leur lient lieu de légumes ; mais à ceux qui sont parfaits, elle leur sert de viande solide (Rom., XIV, 2). Cependant, elle ne déguise point sa nature ; mais, quand les hommes la reçoivent, elle les nourrit chacun selon sa portée : en quoi il n’y a ni tromperie ni mensonge. A l’égard de l’âme de Jésus, si c’est elle qu’on prétend qui ait changé en s’unissant à un corps, je demanderai de quel changement on veut parler : car si l’on entend un changement d’essence, il ne s’en fait point de tel, ni dans cette âme, ni dans aucune autre âme raisonnable ; mais si l’on veut dire que s’étant revêtue d’un corps, elle n’a pu éviter qu’il n’agit sur elle, et ne la fit souffrir à cause de l’union qu’ils ont eue ensemble et du lieu où il a fallu qu’elle vint, pour s’unir à lui ; qu’y a-t-il en cela d’indigne du Verbe, que son ardent amour pour les hommes a porté à venir nous présenter un Sauveur qui fit pour nous ce qu’aucun de ceux qui avaient par le passé entrepris notre guérison, n’avait pu faire ? C’est ce qu’a fait celle sainte âme, lorsqu’elle s’est volontairement abaissée en notre faveur jusqu’à la condition des hommes mortels ; et c’est ce que le Verbe divin a dessein de nous apprendre, parce qu’il nous dit en divers endroits des Écritures : mais il suffira de rapporter ici ce passage de Saint Paul : Soyons dans la même disposition et dans le même sentiment, où a été Jésus-Christ qui, ayant la forme et la nature de Dieu, n’a point fait trophée d’être égal à Dieu : mais il s’est anéanti lui-même, en prenant la forme et la nature de serviteur, et étant reconnu pour homme par tout ce qui a paru de lui au dehors. Il s’est rabaissé lui-même, se rendant obéissant jusqu’à la mort et jusqu’à la mort de la croix. C’est pourquoi Dieu l’a élevé à une souveraine grandeur et lui a donné un nom qui est au-dessus de tous les noms (Philip., II, 5, etc.). Que d’autres donc accordent à Celse, s’ils le veulent, que Dieu, sans changer effectivement, fait seulement qu’il parait changé aux yeux de ceux qui le voient : pour nous qui sommes persuadés que ce qui a paru dans Jésus pendant qu’il était sur la terre, n’était pas une apparence trompeuse, mais une vérité très évidente, l’objection de Celse ne nous touche point. Nous ne laisserons pourtant pas de lui répondre : Ne dites-vous pas vous-même que, quand on se sert de la tromperie et du mensonge comme d’un remède, il est permis de tromper et de mentir ? Que trouvez-vous donc d’étrange si dans une telle occasion où il ne s’agissait pas de moins que du salut des hommes, il s’est fait quelque chose de semblable ? Car de la manière que les esprits sont faits, il est souvent plus aisé de les gagner par l’adresse du mensonge que par la force de la vérité, comme les médecins le pratiquent quelquefois envers leurs malades. Ce qui soit dit néanmoins pour défendre la cause des autres. S’il est permis, en effet, d’en user ainsi pour soulager ses amis malades, il n’y a nul inconvénient que celui qui aimait si ardemment le genre humain, l’ait guéri par de telles remèdes, dont on ne se sert pas de dessein formé, mais par accident : et si les hommes avaient perdu leur raison, il fallait que ce sage médecin les traitât avec la méthode qu’il jugeait la plus propre pour les remettre en leur bon sens. Celse dit qu’il est encore permis de mentir pour se délivrer des mains de ses ennemis ; mais que Dieu ne craint personne pour être contraint d’avoir recours à la tromperie dans le danger. Il serait entièrement inutile et déraisonnable de nous justifier d’une chose qu’aucun de nous n’a jamais dite de notre Sauveur. A l’égard de cet article, Dieu n’a point pour amis des gens où l’esprit soit troublé ou la raison affaiblie ; nous y avons déjà répondu en faisant l’apologie d’autrui. Car après ce que nous avons dit, il est clair que cette conduite de Jésus n’a point regardé des personnes qui fussent dès lors au nombre de ses amis, pendant que leur esprit était troublé et leur raison affaiblie, mais des personnes qui, par le désordre où la maladie de leur âme avait mis tout ce qu’ils avaient naturellement de mieux réglé, étaient encore au rang de ses ennemis, et qu’il voulait pourtant rendre amis de Dieu. C’est ce que l’Écriture nous enseigne nettement, lorsqu’elle dit que tout ce qu’il a souffert, il l’a souffert pour les pécheurs (I Tim., I, 15), afin de les délivrer de leurs péchés (Matth., I, 21), et de les rendre justes (Rom., V, 19, etc.).
Maintenant, puisque Celse représente d’un côté les Juifs, qui raisonnent sur les causes pour lesquelles le Messie doit venir au monde, comme s’il n’y était pas encore venu, et de l’autre, les chrétiens qui parlent de l’avènement du Fils de Dieu comme d’une chose déjà arrivée, examinons encore cela le plus brièvement qu’il sera possible. Il faut dire aux Juifs, que le monde étant rempli de toutes sortes de méchancetés, il est nécessaire que Dieu y envoie quelqu’un pour punir les méchants et pour nettoyer toutes choses, comme du temps de l’ancien déluge ; et il suppose que les chrétiens le disent aussi, puisqu’ils y ajoutent, selon lui, d’autres considérations. Qu’y a-t-il donc d’absurde à dire que Dieu, à cause du débordement des vices, envoie quelqu’un au monde pour le nettoyer et pour traiter chacun selon son mérite ? Car il ne serait pas digne de Dieu de souffrir que le mal fit des progrès qu’il peut arrêter par le moyen de ce renouvellement. Les Grecs mêmes savent qu’après certains périodes, la terre est nettoyée par des embrasements ou par des déluges, comme Platon le reconnaît quelque part (dans le Timée) ; quand les Dieux inondent la terre, dit-il, la nettoyant par les eaux, alors ceux qui habitent sur les montagnes, etc. Faut-il donc dire que, quand ils parlent ainsi, leurs raisonnements sont justes et solides ; mais que, quand nous établissons quelque chose de semblable, ce ne sont plus ces dogmes, que les Grecs louaient et admiraient ? Ceux qui se piquent d’une vaste littérature, et d’une lecture exacte, tâcheront pourtant de faire voir non seulement l’antiquité des auteurs qui ont écrit ces choses, mais aussi la beauté et la vérité des choses mêmes. Je ne sais, au reste, pourquoi il veut que le déluge qui nettoya la terre, selon le sentiment tant des Juifs que des chrétiens, et la destruction de la tour dont il est parlé dans la Genèse, soient des choses du même genre (Gen., XI, 5). Car, posé que l’histoire de celle tour n’ait aucune signification cachée, mais qu’il la faille prendre à la lettre, comme Celse se l’imagine, je ne vois pas avec tout cela qu’elle dût passer pour un événement destiné à nettoyer la terre, si ce n’est qu’il veuille nommer ainsi ce que nous nommons la confusion des langues. Mais c’est une matière que ceux qui l’entendent traiteront plus convenablement, lorsqu’ils se proposeront d’expliquer et le sens littéral, et le sens mystique de cette histoire. Cependant comme Celse prétend que Moïse, qui est celui qui nous parle de celle tour et de celle confusion des langues, a formé l’histoire de sa tour sur celle des Aloïdes un peu altérée, j’ai à lui dire que je ne crois pas qu’avant Homère (Odyss., liv. II, v. 300), personne ait parlé des enfants d’Aloée, mais que l’histoire de la tour a été écrite par Moïse, qu’on suit avec certitude avoir vécu longtemps et avant Homère, et avant même que les caractères grecs fussent inventés. Laquelle est-ce donc que l’on doit plutôt croire être copiée sur l’autre : l’histoire des Aloïdes, sur celle de la tour, ou l’histoire de la tour et de la confusion des langues, sur celle des Aloïdes ? Il n’y a point de juge équitable qui ne reconnaisse que Moïse est plus ancien qu’Homère. Celse veut aussi que ce que Moïse raconte dans la Genèse, touchant les villes de Sodome et de Gomorrhe qui périrent par le feu du ciel, à cause de leur péché (Gen., XIX, 24), soit tiré de l’histoire de Phaéton : ce qui, comme le reste, est une suite de la faute qu’il a faite de n’avoir pas pris garde à l’antiquité de Moïse ; car il semble que ceux qui nous ont laissé celle histoire de Phaéton, ne soient pas même si anciens qu’Homère, qui l’est beaucoup moins que Moïse. Nous ne nions donc pas qu’un feu qui aura la vertu de nettoyer, ne doive détruire le monde pour en bannir les vices et pour renouveler l’univers. Nous savons ce que les prophètes enseignent là-dessus dans les saints livres. Car puisque les prophètes, comme nous l’avons fait voir ci-devant, ont justifié, par l’accomplissement de plusieurs de leurs prédictions, qu’ils étaient divinement inspirés, l’expérience du passé nous engage à les croire pour l’avenir ou, pour mieux dire, à croire l’Esprit divin qui était en eux. Selon Celse, les chrétiens, ajoutant d’autres considérations à celles des Juifs : disent qu’a cause des péchés des Juifs, le Fils de Dieu est déjà venu au monde, et que les Juifs, ayant condamné Jésus au supplice et l’ayant abreuvé de fiel, ont obligé Dieu à répandre sur eux – mêmes le fiel de sa colère (Matth., XXVII, 34). Que quelqu’un entreprenne donc, s’il veut, de montrer qu’il soit taux que toute la république des Juifs ait été renversée avant qu’il se fût passé une génération entière, depuis qu’ils eurent ainsi traité Jésus. Car Jérusalem fut détruite, si je ne me trompe, quarante-deux ans après qu’ils l’eurent crucifié ; et nous ne lisons point que, depuis que celle nation subsiste, elle ait jamais été si longtemps assujettie à ses ennemis, éloignée des lieux où son culte est attaché, et hors d’état d’en pratiquer les plus augustes cérémonies. Si ses péchés ont fait quelquefois que Dieu a semblé l’abandonner, il l’a pourtant visitée ensuite, la faisant retourner chez elle, avec une entière liberté de le servir comme auparavant. C’est là une des preuves qui font voir qu’il y avait en Jésus quelque chose de divin et de sacré, qu’à cause de lui les Juifs soient dans une telle désolation, il y a déjà tant d’années. Je ne craindrais pas même de dire qu’ils ne seront jamais rétablis ; car ils ont commis le plus détestable de tous les crimes, en conspirant contre le Sauveur du monde, dans une ville où ils rendaient à Dieu le service qu’il leur avait prescrit pour être le symbole de ses grands mystères. Il fallait donc que la ville où Jésus souffrit ce traitement fût ruinée de fond en comble, que la nation des Juifs fût entièrement dispersée, et que Dieu en appelât d’autres à la jouissance de la béatitude. Ces autres, ce sont les chrétiens, à qui est parvenue la doctrine de la pure et sincère piété, et qui ont reçu de nouvelles lois, convenables à un état répandu par tout le monde, au lieu que les premières, n’ayant été établies que pour un peuple particulier gouverné par des princes dont les mœurs et les inclinations étaient conformes aux siennes, ne sauraient être maintenant toutes observées.
Après cela, continuant à se moquer tant des Juifs que des chrétiens, il les compare tous à une troupe de chauves-souris, ou à des fourmis qui sortent de leur trou, ou à du grenouilles campées autour d’un marais, ou à des vers qui tiennent leur assemblée au coin d’un bourbier, où ils disputent ensemble qui d’entre eux sont les plus grands pécheurs, et disent, qu’il n’arrive rien que Dieu ne leur découvre auparavant : qu’il néglige le monde entier, qu’il laisse rouler les cieux à l’aventure, et qu’il abandonne tout le reste de la terre, pour ne prendre soin que d’eux ; qu’ils sont les seuls à qui il adresse ses hérauts ; et qu’il ne cesse de leur en envoyer, à dessein de lier avec eux une société indissoluble. Dans sa fiction, nous ressemblons à des vers, qui disent, Que Dieu est le souverain être ; mais qu’ils tiennent le premier rang après Dieu, qui les a faits entièrement semblables à lui, et que toutes choses, la terre, l’eau, l’air, et les astres leur sont assujetties ; n’ayant été faites que pour eux et destinées qu’a les servir. Il fait dire encore à ces vers qui nous représentent ; Puisqu’il y en a d’entre nous qui ont péché, Dieu viendra lui-même où il enverra son fils, afin de consumer les méchants : et que nous, qui resterons, possédions avec lui la vie éternelle. Il ajouta tout cela, Que cette dispute serait plus supportable entre des vers ou des grenouilles qu’elle n’est entre les Juifs et les chrétiens. Sur quoi je voudrais demander à ceux qui approuvent ce qu’il dit là contre nous, si ce sont tous les hommes en général qu’ils font ressembler à une troupe de chauve-souris, à des fourmis, à des vers ou à des grenouilles, à cause de l’éminence de Dieu, ou si laissant aux autres hommes leur nature humaine, parce qu’ils ont l’usage de la raison et qu’ils se gouvernent par des lois, ils croient que cette image ne convient qu’aux chrétiens et aux Juifs dont ils rejettent les dogmes avec un mépris qui leur donne d’eux cette idée. Quelque parti qu’ils prennent, nous tâcherons de leur faire voir qu’ils ont tort de parler ainsi, soit de tous les hommes, soit de nous ; car posons qu’ils disent le premier : savoir, que tous les hommes à l’égard de Dieu sont semblables à ces vils animaux, parce que leur bassesse n’a aucune proportion avec un être si élevé : de quelle bassesse entendez-vous parler, leur dirai-je ? Si vous entendez celle du corps, apprenez que la véritable grandeur et la véritable petitesse ne se mesurent pas par le corps. Autrement, les vautours et les éléphants l’emporteraient sur les hommes qui ne sont ni si grands ni si forts et qui vivent beaucoup moins longtemps. Cependant une personne sage ne dira jamais que l’avantage du corps doive faire préférer ces animaux privés de raison à l’homme qui, par cela même qu’il est raisonnable, a de bien loin la prééminence sur tout ce qui ne l’est pas. C’est ce qu’on ne dira jamais non plus de l’aveu de ces intelligences pures et bienheureuses que vous appeliez bons génies et que nous nommons anges de Dieu, ni d’aucun de ces êtres, quels qu’ils soient, qui sont d’une nature plus excellente que l’humaine, puisque leur raison est parfaite et accompagnée de toutes sortes de vertus. Que si l’on méprise la petitesse des hommes, non pas à cause de leur corps, mais à cause de leur âme qui est au-dessous des autres natures intelligentes, et principalement de celles qui sont ornées de sainteté, au lieu qu’elle est corrompue et vicieuse, ce qui la rabaisse extrêmement : pourquoi les chrétiens qui vivent mal ou les Juifs de mœurs dépravées seront-ils plutôt une troupe de chauve-souris, de fourmis, de vers ou de grenouilles, que les débauchés des autres peuples ? Car à ce compte-là, il faut que tout vicieux, quel qu’il puisse être, surtout s’il s’abandonne entièrement à ses vices, soit une chauve-souris, un ver, une grenouille et une fourmi, en comparaison des autres hommes. Quand vous seriez donc un Démosthène, si vous aviez ses défauts et que vous fissiez d’aussi sales actions, son éloquence, ni celle de cet autre fameux orateur, nommé Antiphon qui combat la Providence dans l’écrit qu’il a intitulé de la Vérité, d’un titre peu différent de celui que Celse donne au sien ; tout cela, dis-je, n’empocherait pas qu’eux et vous, ne fussiez des vers qui se roulent dans l’ordure d’un infect bourbier, du bourbier de l’erreur et de l’ignorance. Ce n’est pas au fond qu’une nature intelligente, quelle qu’elle soit, étant capable de vertu, puisse jamais raisonnablement être comparée à un ver, car, par cela même qu’elle a des dispositions à la vertu, elle n’en peut entièrement perdre les semences ; et dès lors sa vertu en puissance, comme on parle, empêche que la comparaison ne soit juste. Ainsi, nous avons fait voir d’un côté que tous les hommes eut général ne peuvent être des vers à l’égard de Dieu (Jean, I, 1) ; puisque leur intelligence étant un rayon de celle intelligence souveraine, de ce Verbe divin, qui est avec Dieu, il ne se peut faire qu’ils lui soient absolument étrangers : et de l’autre que les méchants d’entre les chrétiens et d’entre les Juifs, qui dans la vérité ne sont ni Juifs ni chrétiens, ne doivent pas être comparés plutôt que les autres vicieux à des vers qui se roulent dans l’ordure au coin d’un bourbier ; que même l’intelligence qui est en eux s’oppose encore à celle comparaison. Nous ne ferons donc pas celle injure à la nature humaine, qui est capable de vertu, dans quelques péchés qu’elle tombe par ignorance, de la comparer à de si vils animaux. Maintenant si c’est à cause de ce qui ne plait pas à Celse dans les dogmes des chrétiens et des Juifs, dont il semble même n’avoir aucune ! connaissance ; si c’est, dis-je, à cause de cela qu’il les veut faire passer pour des vers et pour des fourmis par opposition aux autres hommes, comparons un peu les dogmes dont tout le monde sait que les Juifs et les chrétiens font profession avec ceux que le » autres hommes soutiennent, et voyons à qui le nom de fourmis et de vers conviendra la mieux, posé qu’il y ait des hommes à qui il convienne. Les vers, les fourmis et les grenouilles seront sans doute ceux qui ont laissé perdre la vraie connaissance de Dieu, et qui sous de fausses apparences de piété adorent ou des brutes, ou des simulacres, ou même quelqu’un des grands corps de l’univers, au lieu que la perfection de l’ouvrage les devait porter à l’admiration et au culte de l’ouvrier (Rom., I, 20).
Mais il faudra prendre pour des hommes et pour quelque chose de plus noble, s’il se peut, ceux qui se laissant conduire aux lumières de la révélation divine, ont pu se détacher du bois et des pierres, de l’argent même et de l’or, qui passent pour des matières bien plus précieuses, et s’élever jusqu’au Créateur de toutes choses par la considération de la beauté des créatures ; ceux qui s’abandonnent entièrement à ses soins, qui lui adressent leurs prières, qui agissent toujours comme sous ses yeux, qui se gardent de rien dire qui lui puisse déplaire ; persuadés que ce grand Dieu est le seul qui puisse pourvoir aux besoins de tout le monde, qu’il connaît toutes les pensées des hommes, qu’il voit toutes leurs actions, et qu’il entend toutes leurs paroles. Une telle piété qui ne se laisse vaincre ni par calamités de la vie ni par la crainte de la mort, ni par toute la subtilité des raisons humaines, ne servira-t-elle de rien pour faire que ceux qui en ont le cœur rempli ne soient plus après cela comparés à des vers quand même il l’auraient dû être auparavant ? Et ceux qui se défendent des attaques de l’amour, dont les doux et puissants efforts ont ramolli et efféminé tant d’âmes, et qui s’en défendent dans la persuasion où ils sont que, pour s’unir avec Dieu, il faut nécessairement qu’ils s’approchent de lui par la continence ; dirons-nous qu’ils soient de l’ordre et de la nature des vers des fourmis et des grenouilles ? La justice encore qui est une vertu si éclatante, qui renferme tous les devoirs de la vie civile, et qui présuppose l’équité, l’humanité, la douceur, ne pourra-t-elle empêcher que celui en qui elle se trouve ne soit une chauve-souris ? Ne sont-ce pas plutôt ceux qui se plongent dans les ordures de l’intempérance, comme font la plupart des hommes, ceux qui fréquentent sans scrupule les lieux infâmes et qui soutiennent même qu’il n’y a rien en cela qui soit contre la bienséance ; ne sont-ce pas eux plutôt qu’on doit regarder comme des vers qui se roulent dans un bourbier ? Si on les compare surtout avec ceux qui ont appris qu’il ne faut pas prendre les membres de Jésus-Christ (I Cor., VI, 15) ni le corps où le Verbe habite, qu’il ne les faut pas prendre pour les faire devenir les membres d’une prostituée (I Cor., III, 16) : avec ceux qui savent qu’un corps animé d’une âme raisonnable et consacrée au grand Dieu est le temple du Dieu que nous adorons, et qu’il acquiert cette qualité lorsqu’on a du Créateur les sentiments qu’on en doit avoir : avec ceux qui se donnent de garde de profaner le temple de Dieu par les souillures d’un amour illégitime, mais qui font de leur continence une partie essentielle de leur piété. Je ne parle point ici des autres vices qui règnent parmi les hommes et dont on n’est pas exempt pour porter le nom de philosophe : car la philosophie même a souvent de faux disciples. Je ne dis point non plus qu’on voit plusieurs désordres semblables parmi ceux qui ne sont ni juifs ni chrétiens ; mais que parmi les chrétiens où l’on n’y voit rien de pareil, si l’on considère ce que c’est proprement qu’être chrétien ou si l’on y en voit quelque exemple, ce n’est pas en ceux qui entrent dans l’assemblée et qui n’en ayant pas été exclus, ont la liberté d’assister aux prières publiques. On n’y voit, dis-je, rien de tel, à moins que quelqu’un dont on ne connaisse pas la mauvaise vie se trouve par hasard mêlé dans la foule. Nous ne sommes donc point une assemblée de vers, nous qui soutenons et qui faisons voir aux Juifs, par le témoignage des Écritures qu’ils reconnaissent pour divines, que celui dont elles avaient prédit la venue est venu en effet, mais qu’il les a abandonnés à cause de leurs péchés énormes, et que c’est à nous qui avons reçu sa parole que Dieu réserve ces biens excellents, dont nous attendons la jouissance car le moyen de la foi qui nous unit à lui, et par le moyen de celui qui nous rend cette union possible en nous purifiant de tous nos vices et en nous corrigeant de tous nos défauts (Tite, II, 14). Ainsi il ne suffit pas de juif ou chrétien pour pouvoir se varier que c’est particulièrement à cause de nous que Dieu a fait le monde et qu’il a donné le mouvement aux cieux. Mais si l’on a le cœur pur, comme Dieu l’ordonne, si l’on est doux et pacifique, si l’on souffre courageusement les persécutions qui accompagnent la piété, c’est alors qu’on peut avec raison s’assurer en Dieu et qu’on peut dire, quand on a l’intelligence des prophéties, Dieu n’a ici rien fait qu’il ne nous eût découvert et révélé auparavant, à nous qui croyons en lui (Matth., V, 8, etc.). Mais puisque Celse fait ajouter encore à ses vers, c’est-à-dire aux chrétiens, que Dieu néglige le monde entier, qu’il laisse rouler les cieux à l’aventure et qu’il abandonne tout le reste de la terre pour ne prendre soin que d’eux, qu’ils sont les seuls à qui il adresse ses hérauts, et qu’il ne cesse de leur en envoyer, à dessein de lier avec eux une société indissoluble, il lui faut répondre qu’il nous fait dire des choses à quoi nous n’avons jamais pensé, nous qui avons lu et qui reconnaissons que Dieu aime tous les êtres, qu’il ne hait rien de ce qu’il a fait et qu’il ne l’aurait pas fait s’il l’avait haï (Sag., XXII, 25). Nous avons lu aussi : Tu es indulgent envers tous, parce que toutes choses t’appartiennent, ô Dieu qui aimes les âmes. Car ton esprit incorruptible est répandu partout : c’est pourquoi tu corriges peu à peu ceux qui tombent en quelque faute, et par les remontrances tu leur fais comprendre en quoi ils ont péché (Ibid., XI, 27, et XII, 1, 2). Comment pouvons-nous dire que Dieu néglige le monde entier, qu’il laisse rouler les cieux à l’aventure, et qu’il abandonne tout le reste de la terre pour ne prendre soin que de nous, nous qui savons que dans nos prières nous nous devons toujours souvenir que toute la terre est remplie de la bonté du Seigneur (Ps. XXXIII, 5), et que sa miséricorde s’étend sur toute chair ; que Dieu, qui est doux, fait lever son soleil aussi bien sur les méchants que sur les bons, et fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes (Matth., V, 45) ; nous qui savons encore que si nous voulons être ses enfants il faut que nous l’imitions et que nous fassions du bien à tous les hommes, autant qu’il nous sera possible, comme il nous l’enseigne et nous y exhorte ? Car il est le Sauveur de tous les hommes et principalement des fidèles (Luc. VI, 35) ; et son Christ est la victime de propitiation pour nos péchés, et non seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux de tout le monde (I Tim., IV, 10 ; I Jean, II, 2). C’est là ce que je réponds à tout ce que Celse avance ici contre nous. Il y a des juifs qui défendaient peut-être autrement leur cause particulière ; mais ils ne seraient pas suivis des chrétiens qui ont appris que Dieu fait éclater la grandeur de son amour envers nous, en ce que Jésus-Christ est mort pour nous lorsque nous étions encore pécheurs (Rom., V, 8) Et certes, à peine quelqu’un voudrait-il mourir pour un homme juste : peut-être néanmoins qu’il se pourrait trouver quelqu’un qui ne refuserait pas de donner sa vie pour un homme de bien (Rom. VII). Mais Jésus à qui nous donnons aussi le nom de Christ de Dieu, selon le langage ordinaire de nos Écritures, Jésus est venu au monde pour tous les pécheurs qui y sont, leur Taisant déclarer que ce sont leurs grands péchés qui l’y ont fait venir, pour leur apprendre à ne plus pécher et à se consacrer tout entiers à Dieu. Il se peut faire qu’il soit échappé à quelqu’un de ceux que Celse traite de vers, de dire devant lui que Dieu est le souverain Être, mais qu’ils tiennent le premier rang après Dieu. Là-dessus il fait comme ceux qui imputent à toute une secte de philosophes la sotie vanité d’un jeune écolier qui, sous ombre qu’il va depuis trois jours à l’auditoire, regarde tous les autres hommes avec mépris, comme des ignorants et des misérables. Pour nous, nous savons qu’il y a plusieurs êtres plus excellents que les nommes ; et l’Écriture nous enseigne que Dieu assiste en l’assemblée des dieux (Ps. LXXXII, 1), non des dieux qu’on adore dans le monde, car tous les dieux des nations sont des démons (Ps. XCVI, 5), mais des dieux au milieu desquels Dieu préside comme juge (I Cor., VIII, 5). Nous savons qu’encore qu’il y en ait qui soient appelés dieux, soit dans le ciel, soit dans la terre, et qu’ainsi il y ait plusieurs dieux et plusieurs seigneurs, il n’y a néanmoins pour nous qu’un seul Dieu qui est le Père, duquel toutes choses tirent leur être, et qui nous a faits pour lui ; et il n’y a qu’un seul Seigneur qui est Jésus-Christ, par lequel toutes choses ont été faites, comme c’est aussi par lui que nous sommes tout ce que nous sommes (Matth., XXII, 30 ; et Luc, XX, 36). Nous savons que les anges sont si fort au-dessus des hommes, que la perfection des hommes consistera à devenir égaux aux anges. Car après la résurrection, les hommes n’auront point de femmes ni les femmes de maris ; mais les justes seront comme les anges de Dieu dans le ciel : ils deviendront égaux aux anges (Col., I, 16). Nous savons encore que, selon la différence du rang et de l’ordre de chacun, les uns sont nommés les trônes, les autres les dominations, les autres les puissances, les autres les principautés, et nous voyons que, comme les hommes sont beaucoup au-dessous d’eux, nos plus hautes espérances sont de leur être faits semblables à tous, après avoir bien vécu et avoir réglé toutes nos actions sur ce que Dieu nous ordonne dans sa parole. Enfin, puisque ce que nous ferons un jour ne paraît pas encore, nous savons que lorsqu’il paraîtra nous serons semblables à Dieu, et nous le verrons tel qu’il est (I Jean, III, 2). Si l’on veut dire pourtant, comme font quelques-uns, que Dieu est le souverain Être, mais que nous tenons le premier rang après lui, soit qu’ils entendent ce qu’ils disent ou que, ne l’entendant pas, ils prennent de bonnes choses en un mauvais sens, je puis expliquer ce nous des plus avancés en connaissance ou plutôt encore, des plus avancés en connaissance et en vertu ; car la vertu est la même, selon nous, dans toutes les natures bienheureuses : de sorte que la vertu des hommes est la même que celle de Dieu. Et de là vient que nous sommes exhortés à être parfaits, comme notre Père céleste est parfait (Matth., V, 48). Un homme de bien ne saurait donc jamais passer pour un ver qui nage dans un bourbier, un homme pieux pour une fourmi, un homme juste pour une grenouille, un homme dont l’âme est éclairée des brillants rayons de la vérité pour une chauve-souris. Lorsque Celse fait dire à ses vers que Dieu les a faits entièrement semblables à lui, il semble qu’il ait ces paroles en vue : faisons l’homme selon notre image et selon notre ressemblance (Gen., I, 26). Il se peut en effet qu’il en ait ouï parler. Mais s’il savait quelle différence il y a entre ces expressions : fait selon l’image de Dieu, et fait selon la ressemblance de Dieu ; et s’il considérait que l’Écriture nous apprend bien que Dieu dit : Faisons l’homme selon notre image et selon notre ressemblance ; mais qu’elle ajoute que Dieu fit l’homme selon son image, simplement, et non pas selon sa ressemblance, il ne nous ferait pas dire comme il fait, que nous sommes entièrement semblables à Dieu. Nous ne prétendons pas au reste que les astres mêmes nous soient assujettis ; car les justes, dans l’état de leur résurrection (es personnes éclairées savent ce que c’est que nous entendons par là), sont comparés au soleil, à la lune et aux étoiles, lorsqu’il est dit : Le soleil a son éclat, la lune le sien et les étoiles le leur, et entre les étoiles, l’une est plus éclatante que l’autre : il en arrivera de même dans la résurrection des morts (I Cor., XV, 41 ; Dan., XII, 3). Et c’est aussi de la sorte que Daniel en avait parlé longtemps auparavant dans ses prophéties. Celse nous fait dire encore que toutes choses sont destinées à nous servir. Mais peut-être qu’il ne l’a jamais entendu dire à aucun de nos savants, et que d’ailleurs il n’a jamais fait réflexion sur ces paroles : Que celui qui est le plus grand parmi vous soit le serviteur et l’esclave de tous les autres (Matth., XX, 27). Quand les Grecs disent, Le soleil et la nuit sont faits pour servir l’homme. (EURIPIDE, v. 549 des Phéniciennes.) on trouve cela fort beau et on y fait des commentaires. Mais que nous disions rien d’approchant ou que nous disions la même chose en d’autres termes, il faut toujours que Celse nous en fasse un crime : Puisqu’il y en a entre nous qui ont péché, disent ensuite ces insectes qu’il fait parler pour nous, Dieu viendra lui-même ou il enverra son Fils, afin de consumer les méchants, et que nous autres grenouilles, qui resterons, possédions avec lui la vie éternelle. Voyez comme quoi ce grave philosophe prend le personnage de bouffon, tournant en jeu, en risée et en raillerie la doctrine du jugement divin, où les injustes doivent être punis et les justes récompensés. Enfin, pour conclusion, il ajoute : Que cette dispute serait plus supportable entre des vers ou des grenouilles, qu’elle n’est entre les Juifs et les chrétiens. Pour nous, nous ne voulons pas l’imiter ni rien dire de semblable des philosophes qui se vantent de connaître tous les secrets de la nature, et qui disputent pourtant entre eux de quelle manière l’univers a été produit, comment le ciel et la terre ont été faits, avec toutes les choses qui y sont ; si nos âmes sont éternelles et incréées, mais que Dieu, qui les gouverne, les fasse seulement passer d’un corps dans un autre, ou si elles naissent avec le corps ; et si encore, naissant avec lui, elles sont immortelles ou non. Car, au lieu d’approuver comme digne de louange la bonne intention de ceux qui s’appliquent ainsi à la recherche de la vérité, on pourrait leur insulter par des railleries et dire : Que ce sont des vers qui, vivant dans le coin d’un bourbier, tel qu’est ce bas monde, se connaissent si peu, qu’ils entreprennent de prononcer hardiment sur des matières si relevées, comme s’ils les entendaient ; et qu’ils prétendent avoir pénétré dans ces grandes vérités qui ne se peuvent découvrir qu’avec des lumières toutes pures et toutes célestes. En effet, comme il n’y a personne qui connaisse ce qui est en l’homme, sinon l’esprit de l’homme qui est en lui, ainsi nul ne connaît ce qui est en Dieu que l’Esprit de Dieu (I Cor., II, 11). Mais nous ne sommes pas si extravagants que de comparer l’intelligence humaine (je me sers de ce mot comme on s’en sert ordinairement), cette noble intelligence qui s’attache à l’étude de la vérité sans s’arrêter aux choses vulgaires, que de la comparer, dis-je, aux mouvements de quelques vils animaux, comme des vers ou d’autres semblables. Nous rendons de bonne foi ce témoignage à quelques philosophes grecs, qu’ils ont connu Dieu, Dieu s’étant fait connaître lui-même à eux, bien qu’au reste ils ne l’aient point glorifié comme Dieu et ne lui aient point rendu grâces ; car ils se sont laissé aller à leurs vains raisonnements, et, en voulant passer pour sages, ils sont devenus si fous, que de changer la gloire du Dieu incorruptible en des représentations et en des images d’hommes corruptibles, d’oiseaux, de bêtes à quatre pieds et de serpents (Rom., I, 19, etc.).
Pour montrer ensuite que les Juifs et les chrétiens ne sont point différents de ces animaux dont il vient de parler, il dit que les Juifs sont des esclaves fugitifs sortis d’Égypte, qui n’ont jamais fait quoi que ce soit de grand ni de mémorable, et qui ont toujours été comptés pour rien. Nous-avons fait voir ci-dessus que les Juifs ne sont point des esclaves fugitifs et qu’ils ne sont point Égyptiens d’origine, mais que c’étaient des Hébreux venus en Égypte et qui y demeuraient comme étrangers. A l’égard de ce qu’il ajoute, qu’on les a toujours comptés pour rien, s’il se fonde sur ce qu’il se trouve peu de chose de leur histoire dans les auteurs grecs, nous lui dirons que, si l’on veut réfléchir sur le premier établissement de la république des Juifs et sur les dispositions de leurs lois, on demeurera convaincu que ce sont des hommes oui nous ont fait voir sur la terre une ombre de la vie céleste, ne reconnaissant d’autre Dieu que le souverain, et ne souffrant parmi eux nul faiseur d’images ; car il n’y avait ni peintre ni sculpteur dans leur pays ; leur loi en bannissait toutes ces sortes de gens, afin qu’on n’y eût aucune occasion de se faire des simulacres, qui sont des choses qui donnent dans la vue des simples, et qui font que leur âme s’attache à la terre au lieu de s’élever à Dieu. Voici donc une des clauses de leur loi : Ne péchez point en vous faisant quelque ouvrage de sculpture ou quelque image que ce soit, quelque représentation d’homme ou de femme, la figure de quelqu’une des bêtes qui sont sur la terre, ou des oiseaux qui volent dans l’air, ou des animaux qui rampent sur la terre, ou des poissons qui sont sous les eaux (Deut., IV, 16, etc.). L’intention de la loi était qu’ils s’en tinssent à la vérité de chaque être, sans la déguiser par ces fausses apparences d’homme ou de femme, de bêtes, d’oiseaux, de reptiles, ou de poissons. Voici encore qui est grand et sublime au dernier point : Gardez-vous que, levant les yeux en haut, et voyant le. soleil, et la lune, et les étoiles, et toutes les beautés du ciel, vous ne tous partiez par erreur à adorer ces choses et à les servir (Ibid., 19). Quelle devait être d’ailleurs la police d’un État où il n’était pas manie possible de voir un efféminé (Deut., XXIII, 17) ; et ou, pour comble de merveille, les femmes prostituées, dont les amorces sont si dangereuses aux jeunes gens, n’étaient point souffertes (Exode, XVIII, 21, etc.) ? La justice ne s’y exerçait que par les personnes les plus justes, qui avaient donné pendant longtemps des preuves de leur bonne vie (Deut., I, 15). C’étaient là les juges qu’on choisissait ; et, à cause de la pureté de leurs mœurs, qui les élevait au-dessus de la condition des hommes, on leur donnait le nom de dieux, par une façon de parler hébraïque (Ps. LXXXII, 1). Toute la nation était comme un peuple de philosophes (Exode, XXXI, 13), l’institution de leurs sabbats et de leurs autres fêtes n’étant que pour leur donner le loisir de s’instruire dans la loi de Dieu (Deut., XVI, 10). Et que dirai-je de l’ordre de leurs sacrifices, où tant les sacrificateurs que les victimes contenaient une infinité de mystères qu’entendent ceux qui les ont étudiés (Lévit., I, etc.) ? Mais comme il n’y a rien de ferme parmi les hommes, il fallait bien que ce bel établissement se corrompît et s’abâtardit peu à peu. Ainsi, la Providence, l’ayant changé de la même sorte qu’elle change tout ce qui a besoin de changement, elle lui a fait succéder la religion de Jésus, qui n’est pas moins belle ; et, au lieu de la donner aux Juifs, elle l’a donnée aux fidèles d’entre tous les peuples. Jésus donc, qui non seulement est orné d’une sagesse admirable, mais qui participe même à la divinité, Jésus, ayant ôté tout crédit à ces démons terrestres qui se plaisent au sang et à la graisse des victimes, et à la fumée de l’encens, et qui, comme les Titans ou les géants de la fable arrachaient à Dieu le cœur des hommes, nous a donné des lois où nous trouverons notre bonheur, si nous les observons, et ne s’est point mis en peine des embûches que les démons dressent surtout aux personnes vertueuses. Nous n’avons plus besoin de les flatter par nos sacrifices : la parole de Dieu (le Verbe), qui soutient ceux qui élèvent leurs pensées en haut vers lui, nous donne le courage de les mépriser ouvertement. Et comme Dieu a voulu que celle doctrine de Jésus s’établit puissamment dans le monde, les démons ne l’ont pu empêcher, quoiqu’ils n’aient rien oublié pour exterminer entièrement les chrétiens. Car ils ont animé contre leur créance et contre leurs personnes, les empereurs et le sénat, toutes les puissances de la terre, et les peuples mêmes, qui ne s’apercevaient pas du mauvais et de l’injuste dessein de ceux qui les poussaient. Mais la parole de Dieu, à laquelle rien ne peut résister, a fait des progrès malgré toutes ces oppositions ; et, comme si les obstacles lui eussent ouvert le chemin, elle s’est rendue la maîtresse d’un grand nombre d’âmes ; car Dieu le voulait ainsi. Je crois que celle digression était nécessaire pour réfuter ce que Celse dit des Juifs, que ce sont des esclaves fugitifs sortis d’Égypte et que ce peuple, si chéri de Dieu, n’a jamais fui quoi que ce soit de grand ni de mémorable. Il dit encore qu’on les a toujours comptés pour rien ; mais je lui réponds qu’étant une race choisie et un ordre de sacrificateurs rois (Exode, XIX, 6), ils refusaient et ils évitaient d’avoir communication avec tout le monde, de peur que leurs mœurs se corrompissent. Ils vivaient sous la protection de Dieu, sans désirer, comme la plupart des hommes, de conquérir d’autres royaumes, et sans craindre aussi que leur faiblesse les exposât aux insultes de leurs ennemis, ni que leur petit nombre fût cause de leur ruine. Et cela durait tant qu’ils ne se rendaient point indignes de celle divine protection. Mais quand, toute la nation ayant péché, il fallait les châtier pour les ramener à leur Dieu, il les abandonnait alors, tantôt pour plus et tantôt pour moins de temps, jusqu’à ce qu’enfin, sous l’empire des Romains, s’étant rendus coupables du plus grand de tous les crimes, quand ils ont fait mourir Jésus, ils ont été tout à fait abandonnés de Dieu.
Celse ayant en vue le premier livre de Moïse, nommé la Genèse, nous dit après cela que les Juifs voulant faire remonter leur généalogie jusqu’aux plus anciens des fourbes et des coureurs, ils allèguent, pour y réussir, de certains mots obscurs et de signification douteuse, cachés je ne sais où, dans les ténèbres, et ils les expliquent faussement aux ignorants et aux simples, quoiqu’il n’y ait jamais eu la moindre question là-dessus dans tous les siècles qui ont précédé. Mais c’est lui, ce me semble, qui parle ici bien obscurément, et c’est apparemment une obscurité affectée ; car d’un côté on a vu combien sont fortes les raisons qui prouvent que les Juifs sont descendus des ancêtres qu’ils se donnent ; et de l’autre, il n’a pas voulu que l’on crût qu’il ignorât des choses qui méritent assez d’être sues touchant les Juifs et leur origine. Il est clair en effet qu’ils sont descendus des trois patriarches, Abraham, Isaac et Jacob, dont les noms ont tant de vertu, étant joints avec celui de Dieu, que non seulement les personnes de la nation, lorsqu’elles le prient ou qu’elles conjurent les démons, usent de ce formulaire, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob, mais que presque tous ceux qui se mêlent de magie en usent aussi dans leurs enchantements. Car dans les livres magiques on trouve souvent de ces invocations du nom de Dieu employées contre les démons d’une manière qui marque l’étroite liaison qu’il y avait entre Dieu et ces saints hommes. Je crois donc que Celse n’a pas entièrement ignoré les preuves dont se servent les Juifs et les chrétiens pour justifier qu’Abraham, Isaac, et Jacob, les ancêtres des Juifs, ont été des hommes distingués par leur sainteté, mais qu’il ne les a pas proposées nettement, parce qu’il n’y aurait pu répondre.. Car je voudrais bien prier tous ceux qui usent de ces invocations, de me dire qui sont cet Abraham, cet Isaac, et ce Jacob, et quelle vertu ils avaient pour faire que leur nom, étant joint avec celui de Dieu, opère de si grandes choses. Je voudrais bien aussi qu’ils me disent qui leur a appris ou qui leur a pu apprendre ce qu’ils savent de ces hommes-là. Qui c’est qui a pris le soin d’écrire leur histoire et d’y raconter des merveilles, par où on connut qu’ils avaient une vertu secrète de produire de certains effets surprenants et admirables, ou qui l’a seulement laissé deviner par conjecture à ceux qui ont l’esprit pénétrant. Après qu’on aura été contraint de reconnaître qu’on ne saurait nous montrer ni histoire, ni écrit mystique où il soit parlé d’eux, nous produirons le livre de la Genèse qui contient le récit de leurs actions et les oracles que Dieu leur a adressés, et nous demanderons à ces gens si cela même qu’ils emploient dans leurs invocations, les noms de ces trois patriarches de la nation judaïque, dont ils ont remarqué la grande vertu par expérience, et qui ne sont connus que par les livres sacrés des Juifs, n’est pas une preuve que c’étaient des hommes divins. Mais de plus on se sert fort souvent contre les démons et contre d’autres puissances malfaisantes, de ces épithètes de Dieu, le Dieu d’Israël, le Dieu des Hébreux, le Dieu qui a abîmé les Égyptiens et leur roi dans la mer Rouge (Exode, V, 1, et III, 18, et XVI, 27). Or, c’est des Juifs que nous apprenons l’histoire qui sert de fondement à cela ; ils nous l’ont laissée en leur langue et en leurs caractères, et ils nous donnent par le même moyen l’explication de ces noms, nous disant là-dessus mille belles choses. Comment se peut-il donc que les Juifs, voulant faire remonter leur généalogie jusqu’à ces anciens hommes que Celse traite de fourbes et de coureurs, n’aient d’autres titres que leur impudence ? Car les noms de ces hommes étant hébreux, et les saints livres, qui nous en conservent la mémoire et qui sont entre les mains des Juifs, étant écrits en langue et en caractères hébraïques, c’est un grand témoignage de l’affinité du peuple hébreu avec eux. Et, jusqu’à présent, les noms juifs suivent le génie de l’hébraïsme, étant tirés de l’hébreu même ou du moins répondant à la signification d’un mot hébreu. Que chacun juge maintenant si ce n’est pas cela que Celse a en vue, quand il dit que les Juif », voulant faire remonter leur généalogie jusqu’aux plus anciens des fourbes et des coureurs, ils allèguent, pour y réussir, de certains mots obscurs et de signification douteuse, cachés je ne sais où, dans les ténèbres. J’avoue que ces noms sont obscurs et qu’ils ne sont pas dans la lumière à l’égard de tout le monde, étant connus et entendus de peu de personnes ; mais, selon nous, la signification n’en est point douteuse, lors même qu’ils sont employés par ceux qui ne sont pas de notre créance en matière de religion. Celse, qui ne sait point voir ce qu’il y a de douteux, en parle ainsi je ne sais comment et au hasard. S’il voulait combattre de bonne foi cette généalogie, que les Juifs s’attribuent si impudemment, à son avis, lorsqu’ils se vantent d’être descendus d’Abraham et des autres patriarches, il fallait qu’après avoir mis la question dans tout son jour, il établit avant toutes choses le sentiment qu’il trouve le plus probable, et qu’ensuite il renversât courageusement leurs prétentions par la force de la vérité qu’il croit posséder, et par tout ce qu’un raisonnement solide a de plus pressant. Mais ni Celse, ni qui que soit qui entreprenne d’examiner la nature de ces noms énergiques, ne pourra jamais rendre de bonnes raisons de leur vertu, et prouver en même temps que l’on doit juger dignes de mépris des hommes qu’il ne faut que nommer, pour faire des choses étonnantes, non seulement si l’on est de leur nation, mais quand on serait même d’une autre. Il eût été bon qu’il eût fait voir encore en quoi c’est que nous expliquons faussement ces noms pour séduire, comme il se l’imagine, les ignorants et les simples qui nous écoutent ; au lieu que lui qui, comme il s’en vante, n’est du nombre ni des uns ni des autres, en donne la véritable explication. Mais il se contente d’avancer, en parlant toujours des noms sur lesquels les Juifs fondent leur généalogie, qu’il n’y a jamais eu là-dessus la moindre question dans tous les siècles qui ont précédé, et que les Juifs en disputent à présent avec d’autres qu’il ne nomme point. Que quelqu’un nous apprenne donc qui sont ceux qui ont cette dispute avec les Juifs, et qui soutiennent contre eux, avec quelque couleur, qu’ils ne disent rien à propos, non plus que les chrétiens, sur les propriétés de ces noms, mais qu’il y en a d’autres qui en parlent entièrement selon la raison et selon la vérité. Nous sommes assurés que personne ne saurait rien faire de pareil, ces noms étant manifestement tirés de la langue hébraïque, qui n’est en usage qu’entre les Juifs.
Celse ensuite ayant tiré des auteurs profanes l’histoire de ces peuples qui se disputent l’antiquité, tels que sont les Athéniens, les Égyptiens, les Arcadiens, les Phrygiens, qui disent tous qu’il y a eu parmi eux des hommes nés de la terre, et qui en allèguent des preuves, il dit que les Juifs ramassés dans un coin de la Palestine, où ils vivaient dans une profonde ignorance, n’ayant jamais ouï dire que c’étaient là des choses qui avaient été chantées, il y avait longtemps par Hésiode, et par une infinité d’autres hommes divinement inspirés, ont feint grossièrement et contre toute vraisemblance que Dieu avait de ses mains formé un homme, et lui avait soufflé dans le corps ; qu’il avait fait une femme d’une des côtes de cet homme, et qu’il leur avait donné des lois ; mais que le serpent, à qui elles ne plaisaient pas, ayant entrepris de les renverser, en était venu à bout. Ce qui est une fable bonne pour des vieilles et pleine d’impiété, qui fait Dieu si faible, dès le commencement, qu’il ne peut se faire obéir par un seul homme qu’il avait formé lui-même. Le docte, et le curieux Celse, qui reproche aux Juifs et aux chrétiens leur peu de lecture et leur profonde ignorance, fait bien voir ici avec quelle exactitude il sait le temps où a vécu chaque auteur grec et barbare, lorsqu’il fait Hésiode et une infinité d’autres hommes divinement inspirés, comme il les appelle, plus anciens que Moïse, que l’on prouve avoir écrit longtemps avant la guerre de Troie. Ainsi donc ce ne sont pas les Juifs, qui ont feint grossièrement et contre toute vraisemblance qu’un homme soit né de la terre. Ce sont ces hommes divinement inspirés, selon Celse ; c’est Hésiode, ce sont tous ces autres qui, ne connaissant point ces admirables écrits publiés si longtemps auparavant dans la Palestine, et n’en ayant même jamais ouï parler, nous débitent ces beaux contes touchant les premiers hommes ; en quoi ils sont aussi raisonnables qu’en leur généalogie des dieux. Car, si on les en croit, les dieux, ne sont que par la naissance, et ils sont sujets à mille autres accidents. Aussi Platon bannit-il fort sagement de sa république, comme des corrupteurs de la jeunesse, Homère et tous les poètes de cette sorte. D’où il parait visiblement qu’il ne les a point pris pour des hommes divinement inspirés. Mais l’épicurien Celse (si celui-ci au moins est le même qui a fait deux autres livres contre les chrétiens), l’épicurien Celse, qui en sait mieux juger que Platon, ou qui ne cherche peut-être qu’à nous contredire, les nomme divinement inspirés, bien que ce ne soit pas sa pensée. Il nous accuse de dire que Dieu a de ses mains formé un homme. Cependant le livre de la Genèse n’attribue des mains de Dieu, ni quand il fit l’homme, ni quand il le forma cette expression, Tes mains m’ont fait et formé, est de Job (Job. X, 8) et de David (Ps. CXIX. 73), ce qui demanderait de longs discours non seulement pour marquer la différence qu’il y a entre faire et former, mais aussi pour expliquer ce que signifient les mains de Dieu. Car ceux qui n’entendent pas cette façon de parler, ni quelques autres toutes pareilles dont se sert l’Écriture sainte, s’imaginent que nous concevons le grand Dieu sous une forme semblable à l’humaine Il faudrait donc aussi, selon eux, que nous crussions tout de même que Dieu a des ailes, puisqu’à la lettre l’Écriture lui en donne (Ps. XVII, 8, etc.). Mais notre sujet ne demande pas que nous nous engagions maintenant dans celle matière. Nous l’avons traitée à dessein et le mieux qu’il nous a été possible dans nos Commentaires sur la Genèse. Voyons plutôt dans les paroles de Celse un nouveau trait de malignité. Nos Écritures disent, en parlant de la formation de l’homme, que Dieu par son souffle lui mit le souffle de la vie dans le visage, et qu’ainsi l’homme reçut une âme vivante (Gen., II, 7). Mais Celse, qui ne sait pas seulement quel est le sens de ces paroles, que Dieu par son souffle mit dans le visage de l’homme le souffle de la vie, les déguise malicieusement pour leur en donner un ridicule, et nous fait dire que Dieu forma l’homme de ses mains et lui souffla dans le corps, afin de faire naître cette pensée, que Dieu souffla dans le corps de l’homme, à peu près comme on souffle dans un ballon. Ce sont des paroles figurées et qui ont besoin qu’on les explique. Elles signifient que Dieu fit part à l’homme de l’esprit incorruptible et immortel dont il est dit ailleurs : Ton esprit incorruptible est répandu partout (Sag., XII, 7). Celse, qui a résolu de ne rien laisser sans atteinte, se moque encore de ce qui est dit, que Dieu envoya un profond sommeil à Adam ; que, comme il dormait, Dieu lui prit une côte et mit de la chair à la place, et que de la côte qu’il avait prise à Adam il forma une femme (Gen., II, 21), et ce qui suit. Mais il ne rapporte point le passage que l’on ne saurait lire sans reconnaître qu’il ne se doit pas prendre à la lettre ; et il fait semblant d’ignorer que ces sortes de choses s’expliquent allégoriquement, quoiqu’il dise dans la suite que les Juifs et les chrétiens les plus raisonnables ayant honte de cela, tâchent de se sauver dans l’allégorie. On lui peut donc demander s’il veut que l’on donne un sens allégorique à ce que son Hésiode, cet homme divinement inspiré, dit de la femme en style de fables, savoir, que Jupiter l’a donnée aux hommes comme un mal, pour venger le larcin du feu ; mais que, quand on trouve dans nos livres que Dieu forma une femme de la côte qu’il avait prise à l’homme, après l’avoir endormi d’un profond sommeil, on n’y cherche rien au-delà de l’écorce. Ce serait mettre une différence bien injuste entre ces deux narrations, de faire des railleries de celle-ci, comme s’il s’en fallait tenir au sens littéral et qu’il n’y eût rien de caché là-dessous, pendant qu’on admire l’autre comme un emblème philosophique, bien loin de s’en moquer comme d’une fable. Car si la première idée que les termes présentent à l’esprit doit faire passer pour absurdes des choses qui se disent dans une vue plus éloignées, jugez s’il y eut jamais d’absurdités pareilles à celles de ces vers d’Hésiode, qui est, dit-on, un homme divinement inspiré :
De Jupiter alors s’allume la colère ;
Il parle à Prométhée, et d’une voix sévère.
Fils de Japet, dit-il, esprit double et rusé,
Tu triomphes en vain de m’avoir abusé.
Tu m’as volé le feu : mais, et la race humaine,
Et toi-même avec elle en porterez la peine.
Qu’aux hommes ton présent va coûter de travaux
Mais pour se consoler ils aimeront leurs maux.
Par un amer souris il finit la parole :
Et, pour n’en pas laisser la menace frivole,
Il ordonne à Vulcain que d’un art tout nouveau,
Il prenne de la terre, il la détrempe d’eau,
Il lui donne d’un homme et la force et l’adresse,
Jointe avec la beauté d’une jeune déesse.
A Pallas il enjoint de lui former les doigts
Pour manier l’aiguille et l’ivoire à la fois :
A Vénus de verser tous ses charmes sur elle ;
Et de mettre à sa suite une troupe fidèle.
Les craintes, les soupçons, les chagrins violents.
Les véhéments désirs et les soucis brûlants.
Il veut que, de Mercure épuisant la science,
Elle ait la fraude au cœur, sur le front l’impudence.
Tous ensemble aussitôt suivent sa volonté.
Vulcain forme de terre une jeune beauté.
Sous la soie et sous l’or Pallas fait qu’elle brille.
Les Grâces et les Ris, pendant qu’elle l’habille,
Y joignent à l’envi cent petits agréments,
Qui n’ont pas tant d’éclat, mais qui sont plus charmants
Les Heures à leur tour lui couronnent la tête
D’un riche émail de fleurs que le printemps leur prête
Mercure achève enfin : il lui donne la voix,
Pour flatter, pour mentir, pour tromper à son choix.
Ainsi chacun des dieux travaille au mal de l’homme ;
Et c’est de tous leurs dons que Pandore on la nomme.
Ce qu’il dit du vase ne paraît pas moins ridicule :
Dans les siècles passés, l’homme avait le bonheur
De vivre sans travail, sans peine, sans douleur :
Sur l’aile du chagrin la vieillesse ennemie
Ne venait point troubler la douceur de la vie.
Mais par la cruauté d’un destin qui nous perd,
Quand le vase fatal fut par la femme ouvert,
Un noir essaim de maux en sortit sur la terre,
Qui vinrent aux mortels faire une triste guerre.
Seule, au bord du vaisseau, l’espérance resta,
Et prête à s’envoler la femme l’arrêta.
(HÉSIODE, liv. I, v. 53, etc.)
Si l’on veut faire valoir cela par des explications allégoriques, que l’allégorie soit juste ou non, nous dirons toujours : Quoi ! les grecs auront le privilège de pouvoir expliquer leur philosophie en termes couverts ; les Égyptiens et les autres peuples barbares, qui donnent à leurs mystères le nom spécieux de vérités voilées, auront la même liberté ; mais les Juifs, avec leur législateur et tout ce qu’ils ont d’écrivains, passeront en votre esprit pour les plus grossiers de tous les hommes ! Cette nation sera la seule sur qui Dieu ne versera aucun rayon de sa lumière ; cette nation instruite à s’élever si noblement jusqu’à lui comme à une nature incréée, à ne regarder que lui, à ne fonder que sur lui toutes ses espérances !
Celse prend aussi pour objet de ses railleries l’histoire du serpent, qui entreprit de renverser, comme il parle, les lois que Dieu avait données à l’homme (Gen., II, 8) ; et il dit que c’est là une fable qui n’est bonne qu’il amuser les vieilles : mais il affecte de ne dire pas un mot du paradis, que Dieu planta en Eden, vers l’Orient, où la terre produisit ensuite toutes sortes d’arbres agréables à la vue et dont les fruits étaient de bon goût, avec l’arbre de vie au milieu, et celui qui donnait la connaissance du bien et du mal : ce qui est assez capable, aussi bien que les autres choses qui nous sont, racontées au même, endroit, de faire juger à un homme sans passion que c’est là un très beau champ pour l’allégorie. Faisons-en donc comparaison avec ce que Platon dit de l’amour dans son Festin, et qu’il attribue à Socrate, comme ce qu’il y a de plus beau dans tout le dialogue. A la naissance de Vénus, dit-il, les dieux célébrèrent une fête où se trouva, avec les autres, Porus, dieu de l’abondance, fils de Métis, déesse de la bonne conduite. Comme ils furent hors de table, la Pauvreté se présenta à la porte pour mendier, ayant appris qu’il s’était fait là un festin. Cependant Porus, enivré de nectar (car le vin n’était pas encore en usage), entra dans le jardin de Jupiter et s’y endormit. La Pauvreté, qui crut sa fortune faite si elle pouvait avoir un enfant de lui, alla adroitement se coucher à ses côtés ; et quelque temps après elle mit l’Amour au monde. Delà vient que l’Amour s’est attaché à la suite et au service de Vénus, ayant été formé le jour de sa fête. D’ailleurs Vénus est belle, et il aime naturellement ce qui est beau. Comme donc le dieu de l’abondance est son père, et la Pauvreté sa mère ; aussi tient-il de l’un et de l’autre. Il est toujours indigent et bien loin d’avoir le teint frais et délicat, comme la plupart se l’imaginent ; il est hâlé et malpropre ; il marche nu-pieds ; il est sans retraite ; il ne couche que sur la dure et à découvert, à quelque porte ou dans les rues, en un mot il manque de tout, comme sa mère. Mais il ressemble à son père, en ce qu’il est toujours au guet pour surprendre les personnes bien faites ; qu’il est courageux, entreprenant et infatigable, ardent et rusé chasseur, soigneux d’agir, tant qu’il peut, avec prudence, et ingénieux au besoin ; philosophe sans relâche, grand fourbe, grand charlatan et grand sophiste. Il n’est proprement ni mortel ni immortel. Souvent, dans un même jour, il est plein de vie et de force, quand il a tout à souhait ; ensuite on le voit mourir, et puis revivre, à cause de l’immortalité de son père. Ce qu’il ramasse, au reste, il le dissipe aussitôt. Ainsi il n’est jamais ni pauvre ni riche, et il tient comme le milieu entre la sagesse et l’ignorance. Si ceux qui lisent cela voulaient imiter la malignité de Celse (mais à Dieu ne plaise que des chrétiens en aient la pensée !) ils se moqueraient de la fable et de son auteur, tout grand homme qu’il est. Si au contraire ils cherchent en philosophes ce que Platon a voulu cacher sous cet emblème, et qu’ils en puissent pénétrer le sens, ils admireront qu’il ait su si ingénieusement couvrir, sous l’écorce d’une fable, des dogmes qu’il a jugés trop relevés pour ses lecteurs du commun, et que néanmoins il les ait proposés nettement à ceux qui ont d’assez bons yeux pour connaître la vérité au travers de ce voile. J’ai choisi tout exprès celle fable dans Platon, à cause de ce qu’il y dit du jardin de Jupiter, qui répond en quelque sorte, ce semble, au paradis de Dieu ; de la Pauvreté, qui répond au serpent, et de Porus, que la Pauvreté surprit, qui répond à l’homme, surpris par le serpent. Il y a sujet de douter si c’est par un effet du hasard que Platon s’est ainsi rencontré avec Moïse, ou si, comme quelques-uns croient, ayant connu, dans son voyage d’Égypte, des personnes instruites dans les mystères des Juifs, et en ayant pris quelque teinture avec elles, il en a retenu de certaines choses et il a déguisé les autres ; de peur de choquer les Grecs, s’il se fût entièrement attaché à la philosophie d’un peuple si décrié dans le monde par la singularité de ses lois et par la forme particulière de son gouvernement. Mais ce n’est pas ici le lieu d’expliquer ni la fable de Platon, ni ce qui nous est dit, soit du serpent, soit du paradis de Dieu, et de toutes les choses qui s’y passèrent. J’ai traité ces matières le plus exactement que j’ai pu, dans mes Commentaires sur la Genèse.
Lorsque Celse dit que le récit de Moïse est plein d’impiété, faisant Dieu si faible, dès le commencement, qu’il ne peut se faire obéir par un seul homme qu’il avait formé lui-même : c’est comme qui attaquerait Dieu sur la corruption universelle des hommes : l’accusant de n’en pouvoir garantir personne, en sorte qu’il se trouvât du moins quelqu’un qui naquit entièrement exempt de péché. Car comme ceux qui entreprennent de soutenir la cause de la Providence, ne manquent pas d’un grand nombre de bonnes raisons à alléguer là-dessus, on n’en manquera pas non plus sur le sujet d’Adam et de son péché, quand on saura que, dans la langue hébraïque, Adam signifie un homme ; et qu’en ce qu’il semble que Moïse dise d’Adam : Il décrit la nature humaine. En effet, l’Écriture nous enseigne qu’en Adam tous les hommes meurent et sont condamnés, ayant péché de même manière que lui (I Cor., XV. 22 ; Rom., V, 14) : pour faire voir que cela ne doit pas tant s’entendre d’un certain homme en particulier, que de tout le genre humain ; car bien que la malédiction ne s’adresse qu’à un seul, il paraît assez par la suite même du discours qu’elle regarde tous les hommes (Gen., III, 17, etc.) : et celle qui est prononcée contre la femme est commune à tout le sexe (Ibid., 16). Ce que l’homme est chassé hors du paradis avec sa femme, couvert de peaux de bêtes (Ibid., 23), dont Dieu leur avait fait des habits à cause de leur péché (Ibid., 21), cela aussi cache un sens mystique bien plus excellent que celui de Platon qui nous représente l’âme comme perdant ses ailes et tombant en bas, jusqu’à ce qu’elle rencontre quelque chose de ferme où elle s’arrête.
Ils nous parlent ensuite, ajoute Celse, d’un déluge, et d’une certaine arche ridicule qui renfermait toutes choses ; d’un pigeon et d’une corneille, qui servaient de messagers : en quoi ils ne font que falsifier et que corrompre l’histoire de Deucalion. Ils ne s’attendaient pas, je m’assure, que cela dût paraître au jour ; et des fables si grossières n’étaient destinées que pour des enfants. Voyez encore la passion indigne d’un philosophe, qu’il témoigne ici contre les écrits des Juifs, les plus anciens qui soient au monde. Il n’a rien à dire contre l’histoire du déluge : il ne s’attache pas même, comme il le pouvait, à critiquer l’arche et ses mesures, soutenant, comme font plusieurs, qu’avec trois cents coudées de long, cinquante de large, et trente de haut (Gen., VI, 15), de la manière qu’ils les prennent, elle n’était pas capable de contenir tous les animaux de la terre (Ibid., VII, 2) : sept couples de chaque espèce pour les purs, et deux couples pour les impurs ; mais il se contente de la traiter de ridicule, pour cette seule raison qu’elle renfermait toutes choses. Qu’y a-t-il donc de ridicule, en ce qui nous est dit de cette arche que l’on fut cent ans à bâtir et qui s’élevait à la hauteur de trente coudées, en diminuant toujours jusqu’à ce que les trois cents coudées de long, et les cinquante coudées de large qu’elle avait par le bas fussent réduites à une coudée, tant en longueur qu’en largeur ? Ne faut-il pas plutôt admirer ce bâtiment qui semblait une grande ville ? Car la mesure qui lui est attribuée se doit entendre en puissance : de sorte que la base en était de quatre-vingt-dix mille coudées de long, et de deux mille cinq cents coudées de large. Ne faut-il pas admirer encore, avec quelle adresse l’architecte le sut rendre assez fort pour résister à la violence des tempêtes qui produisirent le déluge ? Car il ne l’enduisit ni de poix, ni d’aucune autre matière bitumineuse, capable de l’en défendre. Enfin ne faut-il pas admirer que la Providence de Dieu eût mis là-dedans la pépinière de toutes les espèces des animaux, afin d’en repeupler la terre, se servant pour cela du plus juste de tous les hommes, qui devait être la tige de tout le genre humain après le déluge (Ibid., VIII, 8) ? Celse touche aussi en passant l’envoi du pigeon, pour faire croire qu’il a lu le livre de la Genèse : mais il n’a pu alléguer aucune preuve pour montrer que ce soit une fiction. Il change ensuite le corbeau en une corneille (Ibid., VIII, 7), selon sa méthode de tourner nos histoires en ridicule, et il s’imagine que Moïse n’a fait ici que corrompre celle du Deucalion des Grecs. Encore ne sais-je s’il croit bien que ce livre soit de Moïse : car il semble l’attribuer à plusieurs auteurs. C’est ce que marquent ces paroles : En quoi ils ne font que falsifier et que corrompre l’histoire de Deucalion : et celles-ci : Ils ne s’attendaient pas, je m’assure, que cela dût paraître au jour. Mais comment ne s’y seraient-ils pas attendus, eux qui donnaient leurs écrits à une nation tout entière, et qui prédisaient même, que la religion qu’ils enseignaient serait prêchée parmi tous les peuples ? Et lorsque Jésus disait aux Juifs que le royaume de Dieu leur serait ôté pour être donné à un peuple qui en produirait les fruits (Matth., XXI, 43) ; que voulait-il signifier autre chose, sinon que, par sa puissance divine, il exposerait au jour toute l’écriture judaïque, qui contenait les mystères du royaume de Dieu ? Quand on lit dans les auteurs grecs, la généalogie de leurs dieux, et l’histoire de leurs douze principales divinités, on veut y donner du poids par de belles allégories ; mais quand il s’agit de décrier ce que nous disons, ce ne sont que des fables grossières, destinées pour des enfants.
Celse compte pour une autre absurdité : Des enfants nés à des personnes qui étaient hors d’âge d’en avoir (Gen., XVII, 17) : et bien qu’il ne nomme pas ces personnes, il est évident qu’il veut parler d’Abraham et de Sara (Ibid., IV, 8). Il y ajoute encore : Des frères qui se dressent des embûches (Ibid., XXVII, 41) : soit qu’il l’entende de Caïn, oui en dressa à Abel ; soit qu’il l’entende d’Ésaü, qui en dressa aussi à Jacob. Un père qui s’afflige (Ibid., XXVIII, 5) : ce qui se doit rapporter apparemment à la tristesse d’Isaac (Ibid., XXXVII, 34) sur l’éloignement de Jacob, ou peut-être à celle de Jacob, sur ce que Joseph fut vendu pour aller être esclave en Égypte. Et des mères qui usent de tromperie (Ibid., XXVII, 6) : par où il désigne sans doute les moyens dont Rebecca se servit pour faire tomber sur Jacob la bénédiction qu’Isaac destinait à Ésaü. Choquons-nous donc si fort la raison, quand nous disons que Dieu a particulièrement présidé sur tous ces événements, étant persuadés, comme nous le sommes, que sa divine Providence n’abandonne jamais ceux qui s’attachent constamment à lui par une vie pure et bien réglée ? Celse se moque tout de même de la manière dont Jacob s’enrichit chez Laban, et il dit que Dieu donne à ses enfants des ânes, des brebis et des chameaux. Mais il ne comprend pas ce qu’emporte que les brebis les moins bonnes, étaient pour Laban, et les meilleures pour Jacob (Ibid., XXX, 43). Il ne sait pas que toutes ces choses leur arrivaient figurément et qu’elles ont été écrites pour nous, qui nous trouvons à la fin des siècles (I Cor., X, 11), où des hommes aussi différents dans leurs mœurs et dans leurs coutumes que ces brebis étaient variées dans leur couleur, sont donnés en possession à celui qui était représenté par Jacob ; et, devenant meilleurs que les autres, se laissent gouverner et conduire par la parole de Dieu (Gen., XXX, 39) ; car la vocation des Gentils était figurée par cette histoire de Laban et de Jacob. Il ne pénètre pas mieux dans le sens de nos Écritures, quand il dit que Dieu donne aussi des puits aux justes (Ibid., XXVI, 18). Il ne prend pas garde que les justes ne se font pas des mares, mais qu’ils se creusent des puits, cherchant bien avant dans la terre des veines et des sources vives d’eau bonne à boire, afin d’obéir à ce commandement typique : Bois de l’eau de tes vaisseaux et de la source de ton puits ; que tes eaux ne regorgent point hors de ta fontaine, et qu’elles ne se répandent que sur ton fonds ; qu’elles ne soient que pour toi, et que nul étranger n’en boive (Prov., V, 15). Il y a ainsi plusieurs histoires dans l’Écriture qu’elle fait servir de fondement et d’emblème à de plus hautes vérités. Il faut mettre en ce rang les puits dont nous venons de parler, les mariages des saints hommes, et les diverses femmes qu’ils ont eues, outre celles qu’il avaient prises légitimement (Gen., XVI, 3) ; ce que l’on tâcherait d’expliquer, si cela n’était proprement le fait d’un commentaire. Que les saints hommes, aient creusé des puits dans Ie pays des Philistins, comme la Genèse nous l’assure (Gen., XX, 4, etc.), c’est ce qui se justifie par les puits merveilleux que l’on montre encore dans la ville d’Ascalon, et qui méritent bien d’être vus à cause de la singularité de leur structure, différente de celle de tous les autres. Pour ce qui est de l’allégorie des femmes légitimes et des servantes, ce n’est pas nous qui en sommes les auteurs ; nous l’avons apprise dans les écrits que nous ont laissés nos sages, dont l’un parle ainsi, pour exciter ses lecteurs à la méditation de ces sens cachés : Dites-moi, je vous prie, vous qui lisez la loi, n’entendez-vous point ce que dit la loi ? Car il est écrit qu’Abraham a eu deux fils, l’un de la servante, et l’autre de la femme libre. Mais celui qui naquit de la servante, naquit selon la chair ; et celui qui naquit de la femme libre, naquit par la vertu de la promesse de Dieu Ce qui est une allégorie ; car ces deux femmes sont les deux alliances, dont la première, qui a été établie sur le mont de Sina, et qui n’engendre que des esclaves, est figurée par Agar (Gal., IV, 21). Et quelques lignes plus bas : Mais la Jérusalem d’en haut est libre, et c’est elle qui est notre mère. Si l’on veut lire l’Épître aux Galates, l’on y apprendra quel sens allégorique il faut donner à tout ce qui nous est dit de ces femmes légitimes et de ces servantes, l’Écriture ne nous appelant pas à imiter ce qui peut paraître charnel dans les actions de ceux dont elle nous raconte l’histoire, mais ce qu’il y a de spirituel, comme ont accoutumé de parler les apôtres de Jésus. Au lieu que la sincérité de nos saints auteurs, qui ne dissimulent point ce qui est le plus capable de choquer, doit disposer un esprit à croire que ce qu’ils nous disent ailleurs de plus surprenant, ne sont point des contes faits à plaisir. Celse est dans une disposition toute contraire. A l’égard de Lot et de ses filles (Gen., XIX, 32), il ne s’attache ni au sens littéral, ni au sens mystique. Il dit seulement que les aventures de Thyeste n’ont rien de si atroce. Il n’y a point de nécessité, au reste, de faire maintenant l’allégorie de ces choses, ni d’expliquer ce que Sodome figure ; ce que veut dire cet ordre que les anges donnèrent à celui qu’ils en retiraient : Ne regarde point derrière toi, et ne t’arrête en aucun endroit de la campagne voisine ; sauve-toi sur la montagne, de peur que tu ne sois enveloppé dans la ruine des autres (Gen., XIX, 17) ; ce que signifient Lot et sa femme, qui fut changée en une colonne de sel, pour avoir regardé derrière elle ; et ce que représentent les filles de Lot, qui l’enivrèrent, pour avoir des enfants de lui. Mais voyons si nous ne pourrions point excuser en peu de mots ce qu’il semble qu’il y ait de plus choquant dans cette histoire. Les Grecs mènes ont examiné la nature des choses bonnes des mauvaises et des indifférentes, et ceux qui l’ont fait avec succès disent que ce qui fait les choses bonnes ou mauvaises, c’est la seule détermination de la volonté, et que les choses indifférentes sont proprement toutes celles dont la volonté n’a fait encore aucun choix, mais qui lui acquièrent de la louange ou du blâme, selon qu’elle en use bien ou mal ; qu’ainsi c’est de soi-même une chose indifférente de coucher avec sa fille, bien qu’il ne le faille pas faire, dans l’ordre de la société établie parmi les hommes. Et pour faire voir que cela est du nombre des choses indifférentes, ils supposent que le sage soit demeuré seul dans le monde, avec sa fille, tout le reste des hommes étant péri. Dans cette supposition, ils demandent si le sage pourra légitimement coucher avec sa fille, pour empêcher l’entière destruction du genre humain, et la secte des stoïciens, qui n’est pas une des moins considérables, soutient l’affirmative. Les Grecs raisonneront ils donc de la sorte, sans qu’on le trouve mauvais, et si de jeunes filles qui, ayant entendu parler de l’embrasement de l’univers, mais n’en ayant pas une connaissance assez distincte, s’imaginent, après avoir vu leur ville et tout le pays d’alentour périr par le feu, qu’il n’est demeuré sur la terre que leur père et elles, ne veulent pas, dans celle pensée, laisser éteindre le genre humain, elles ne seront pas dans les mêmes termes que le sage des stoïciens qui, selon leur supposition, peut, dans un cas pareil, coucher légitimement avec sa fille ? Je sais bien qu’il y en a qui, ne jugeant pas si favorablement de l’intention des filles de Lot, regardent leur action comme un crime énorme, dont l’horreur a été cause qu’il est sorti de là deux peuples maudits, les Moabites et les Ammonites, et j’avoue qu’on ne trouve point, ni que l’Écriture sainte approuve ouvertement celle action comme légitime, ni qu’elle la condamne comme criminelle. Mais quelle qu’elle soit dans le fond, on peut d’un rôle lui donner un sens allégorique, et de l’autre y trouver même quelque excuse.
Il touche, après cela, l’animosité d’Esaü contre Jacob (Gen., XXVII, 41) ; car c’est elle, sans doute, qu’il a en vue ; d’Ésaü, dont l’Écriture même nous parle comme d’un méchant : et il blâme Siméon et Lévi de ce qu’ils vengèrent l’injure et la violence faite à leur sœur, par le fils du roi de Sichem, bien qu’il n’expose pas nettement le fait. Par ceux qui vendent leur frère (Ibid., XXXIV, 25), il entend les enfants de Jacob. Le frère vendu (Ibid., XXXVII, 28, 31, etc.), c’est Joseph et le père trompé, c’est Jacob lui-même qui, ne soupçonnant point l’artifice de ses enfants, lorsqu’ils lui présentèrent l’habit de diverses couleurs que portait Joseph, se laissa persuader qu’il était mort, et le pleurait comme tel, bien qu’il fût esclave en Égypte. Remarquez au reste comme quoi Celse ramasse toutes ces histoires avec plus de haine contre nous que d’amour pour la vérité. S’il s’en trouve qu’il croie lui pouvoir fournir quelque sujet d’accusation, il ne manque pas de les produire ; mais il passe sous silence celles où il y a quelque rare exemple de vertu, comme celle de la continence de Joseph, qui ne se rendit ni pour prières, ni pour menaces à l’amour de la maîtresse que l’injustice des hommes lui avait donnée (Ibid., XXXIV, 8). C’est bien là autre chose que tout ce qu’on nous dit de Bellérophon (Iliad., livr. VIII, v. 160). Car Joseph aima mieux cire enfermé dans une prison, que de violer les lois de la chasteté : et bien qu’il pût se défendre et se justifier, quand celle femme l’accusa, il aima mieux généreusement se taire, remettant sa cause à Dieu.
Celse parle ensuite par manière d’acquit et avec une obscurité affectée, des songes du grand échanson et du grand panetier de Pharaon (Gen., XL, 5) ; de ceux de Pharaon même, et de l’explication qu’y donna Joseph (Ibid., XLI, 1, 5, 25 et 40) ; ce qui fut cause que le roi le délivra de prison, pour l’élever à la première charge de son royaume. Qu’y a-t-il donc d’absurde, dans celle histoire, à ne la regarder, si l’on veut, qu’en elle-même ? Et qui peut obliger Celse à la mettre au rang de ses accusations, lui qui appelle Discours véritable un traité où il ne s’occupe qu’à combattre les chrétiens et les Juifs, sans y établir aucun dogme ? Il ajoute que les frères de Joseph qui l’avaient vendu, ayant été contraints par la faim d’aller en Égypte avec leurs ânes pour y faire emplette, il les traita doucement (Ibid., XLII, 1, etc.) : mais il ne rapporte pas ce qui se passa. Il dit encore qu’ils se reconnurent (Ibid., XLV, 1) : mais je ne vois pas à quel dessein il le dit, ni ce qu’il veut qu’il y ait là contre le bon sens ; car je ne pense pas que Momus lui-même, pour ainsi dire, pût trouver à critiquer cet événement, qui nous fournit quantité de belles leçons, quand on n’irait pas jusqu’à l’allégorie. Il raconte comment Joseph, après qu’on lui eut rendu la liberté qu’il avait perdue, reconduisit en grande pompe le corps de son père à son sépulcre (Gen., L, 1), et croyant que cela aussi le met en droit de nous insulter, il continue de la sorte : Par le moyen duquel (savoir, de Joseph) l’illustre et divine race des Juifs ayant pris racine en Égypte, et s’y étant accrue, on leur assigna je ne sais quel endroit écarté, le plus vil du pays, pour y vivre comme étrangers, en gardant leurs troupeaux. Mais ce qu’il dit que l’endroit qu’on leur assigna pour garder leurs troupeaux, était le plus vil endroit du pays (Ibid., XLVII, 6) n’est qu’un effet de sa passion ; car il ne fait point voir que la province de Gessen fut plus vile que les autres provinces d’Égypte. Il appelle la sortie des Hébreux hors d’Égypte une fuite, ne faisant aucune mention de ce que le livre de l’Exode nous en apprend. Mais nous avons montré ailleurs, en expliquant ces matières, que ce que Celse prend ici pour sujet de ses reproches et de ses vaines déclamations, sont des choses où il n’y aurait rien à reprendre, quand on s’arrêterait à la lettre. Aussi ne donne-t-il aucune preuve solide de ce qu’il avance pour décrier nos Écritures.
Il ajoute, comme s’il n’avait pour but que de témoigner de la haine et de la passion contre la doctrine des Juifs et des chrétiens, que les plus raisonnables d’entre eux, expliquent ces choses allégoriquement, ou plutôt qu’ayant honte de cela, ils ont recours à l’allégorie. Mais si les fables et les fictions, pour me servir de ces termes, sont capables de faire honte par leur sens littéral, soit qu’on les emploie pour cacher quelque vérité, ou pour quelque autre usage que ce puisse être, l’on peut demander à Celse qui c’est qui doit avoir plus de honte que les Grecs ; car nous voyons dans leurs histoires, que des dieux font leurs pères eunuques et dévorent leurs enfants ; qu’une déesse donne une pierre, au lieu de son fils, au père des dieux et des hommes ; qu’un père couche avec sa fille, qu’une femme met son mari dans les chaînes, avec l’aide du frère et de la fille du mari. Il n’est pas nécessaire de rapporter toutes les autres absurdités que les Grecs nous débitent touchant leurs dieux, et qui devraient les faire mourir de honte, quelque allégorie qu’ils y cherchent. Je n’en veux pour témoin que Chrysippe, Solien, à qui le Portique est redevable de tant de livres si estimés. Dans l’explication que ce grave philosophe entreprend de donner d’un tableau qui se voyait à Samos, où Junon était représentée servant aux plaisirs infâmes de Jupiter, d’une manière que la pudeur défend qu’on exprime, il nous dit que la matière ayant reçu de Dieu les idées séminales, elle les conserve en elle-même pour entretenir la beauté de l’univers. Car il veut qu’en ce tableau la matière fût figurée par Junon et Dieu par Jupiter. C’est à cause de cela et d’une infinité d’autres fables de même nature, que nous ne voulons pas donner le nom de Jupiter au grand Dieu, celui d’Apollon au soleil, ni celui de Diane à la lune ; et que, de peur de profaner les choses divines, nous sommes scrupuleux jusqu’aux noms mêmes, lorsque nous parlons du Créateur et de ses excellents ouvrages, ne craignant rien tant que de manquer en quelque chose à la piété et au respect que nous lui devons. En quoi nous sommes du sentiment de Platon qui, dans son Philèbe, ne veut pas que l’on donne à la volupté le nom de déesse. Pour moi, Protarque, dit-il, j’ai un respect extrême pour les noms des dieux. C’est donc véritablement par respect pour le nom de Dieu et pour ceux de ses ouvrages, que nous refusons de recevoir aucune fable qui, sous prétexte d’allégorie, corrompe le cœur des jeunes gens.
Si Celse avait lu nos Écritures avec un esprit d’équité, il ne dirait pas, comme il fait, qu’elles sont incapables d’admettre l’allégorie. Car de ce que, dans les prophéties, nous trouvons des histoires qui nous y sont rapportées, mais non pas en qualité d’histoires, nous avons lieu de conclure que les histoires mêmes ont été écrites pour le sens allégorique, ayant été dispensées avec une sagesse admirable ; de sorte que la multitude des fidèles du commun y trouvent de quoi se satisfaire, aussi bien que le petit nombre de ceux qui veulent ou qui peuvent pénétrer plus avant dans l’intelligence des choses. Peut-être qu’il y aurait quelque vraisemblance dans ce que Celse dit, si c’étaient les Juifs et les chrétiens d’aujourd’hui, ceux qu’il appelle les plus raisonnables, qui eussent inventé ces allégories. Mais puisque les auteurs de notre doctrine nous les ont laissées dans leurs propres écrits, que peut-on croire, sinon que l’allégorie est la première et la principale vue dans laquelle les choses mêmes ont été écrites ? Et pour faire voir combien la calomnie de Celse est mal fondée, lorsqu’il dit que nos Écritures sont incapables d’allégorie, je ne veux que ce peu d’exemples d’entre un fort grand nombre que je pourrais alléguer. Saint Paul, apôtre de Jésus, parle ainsi : Il est écrit dans la loi, vous ne lierez point la bouche au bœuf qui foule les grains (I Cor., IX, 9). Est-ce donc que Dieu se met en peine de ce qui regarde les bœufs ? Et n’est-ce pas plutôt pour nous-mêmes qu’il a fui cette ordonnance ? C’est pour nous, sans doute, que cela a été écrit pour nous apprendre que celui qui laboure doit labourer avec espérance de participer au fruit de son travail, et que celui qui foule le grain doit le faire avec espérance d’y avoir part. Le même apôtre dit encore ailleurs : Car il est écrit. C’est pourquoi l’homme abandonnera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et de deux qu’ils étaient, ils deviendront une même chair (Ephés., V, 31). Ce mystère est grand, je dis, par rapport à Jésus-Christ et à l’Église. Et dans un autre lieu : Or nous savons que nos pères ont tous été tous la nuée, qu’ils ont tous passé par la mer Rouge, qu’ils ont tous été baptisés, sous le ministère de Moïse, dans la nuée et dans la mer (I Cor., X, 1). Expliquant ensuite l’histoire de la manne et celle de l’eau qui sortit miraculeusement du rocher, il ajoute qu’ils ont tous mangé d’une même viande spirituelle, et tous bu d’un même breuvage spirituel ; car ils buvaient de l’eau de la pierre spirituelle qui les suivait, et cette pierre était Jésus-Christ (Ibid., 3). Et Asaph, voulant rapporter dans le livre des Psaumes, les histoires contenues dans ceux de l’Exode et des Nombres, use de celle préface pour montrer que dans ces événements il y avait quelque chose de secret, que c’était une espèce d’emblèmes ou de paraboles : Mon peuple, écoutez ma loi, prêtez l’oreille aux paroles de ma bouche ; j’ouvrirai ma bouche pour parler en paraboles ; je publierai les secrets des siècles passés, toutes tes choses que nous avons entendues, que nous avons apprises et que nos pères nous ont racontées (Ps. LXXVIII, 1). Si la loi de Moïse n’avait point un sens intérieur et caché, le prophète ne dirait pas non plus dans la prière qu’il adresse à Dieu : Dévoile mes yeux, et je contemplerai les merveilles de la loi (Ps. CXIX, 18). Mais il savait qu’il y a un voile d’ignorance sur le cœur de ceux qui lisent sans pénétrer dans le sens mystique, et que ce voile se lève lorsqu’on se renferme en soi-même, afin d’écouter la voix de Dieu qui nous instruit ; qu’on s’exerce l’esprit pour s’accoutumer par une longue habitude à discerner le bien et le mal, et qu’on dit sans cesse dans ses prières : Seigneur, dévoile mes yeux, et je contemplerai les merveilles de ta loi (Hébr., V, 14.) Qui est-ce qui peut lire la description de ce grand dragon, qui vit dans le fleuve d’Égypte et dont les écailles servent de retraite aux poissons, avec ce qui est ajouté, touchant Pharaon, qu’il remplit de ses excréments les montagnes du pays ? Qui est-ce qui peut lire cela, qu’il n’ait incontinent la pensée de chercher qui c’est qui remplit les montagnes d’Égypte de tant de sales excréments, ce que c’est que ces montagnes, ce qu’il faut entendre par ces fleuves, dont Pharaon dit avec tant de vanité : Les fleuves sont à moi, et je les ai faits (Ezéch., XXIX, 3, et 4.) ; par ce dragon qu’il faudra prendre dans un sens qui réponde à celui qu’on aura donné aux fleuves, et par ces poissons qui se retirent sous ses écailles ? Mais pourquoi produire davantage de preuves pour des choses qui n’en ont pas besoin et dont il a été dit : Qui est sage ? et il comprendra ceci : qui est prudent ? et il l’entendra ? J’ai cru pourtant me devoir un peu étendre sur ce sujet, pour montrer que Celse n’a eu aucune raison de dire que les Juifs et les chrétiens les plus raisonnables tâchent de se sauver dans l’allégorie ; mais que les choses sont absolument Incapables de l’admettre, n’étant tout visiblement que des fables impertinentes. Ce sont plutôt les Grecs qui ont inventé des fables, non seulement impertinentes, mais même impies ; car, pour nous, nous avons aussi, eu égard à la simplicité du commun peuple, ce que n’ont point fait les auteurs de ces fictions grecques. C’est pourquoi Platon n’a point tort de bannir de sa république ces sortes de fables et de poèmes.
Je crois bien que Celse a ouï dire qu’il y a des écrits qui expliquent les allégories de la loi, mais, s’il les avait lus, il ne dirait pas comme il fait, que les allégories qu’on prétend faire sont beaucoup plus honteuses et plus ridicules que les fables mêmes, puisque, par une folie étonnante et une stupidité sans exemple, on y cherche du rapport entre des chose, où l’on n’en saurait trouver la moindre trace. Il veut sans doute parler des écrits de Philon ou de quelques autres écrits encore plus anciens, tels que sont ceux d’Aristobule ; mais je suis fort trompé s’il a jamais lu ces livres qui, pour l’ordinaire, me semblent rencontrer si heureusement, qu’ils pourraient donner de l’admiration aux philosophes mêmes de la Grèce. Car non seulement l’expression en est pure et nette, mais il y a aussi une justesse merveilleuse, et dans les pensées, et dans les dogmes et dans l’application de ces endroits de l’Écriture que Celse prend pour des fables. On sait que le philosophe Numénius, qui a mieux éclairci que personne ce qu’il y a de plus obscur dans Platon, et qui avait embrassé la secte pythagoricienne, cite fort souvent, dans ses écrits, des passages de Moïse et des prophètes, et en fait des allégories assez vraisemblables, comme dans le Traité, auquel il donne le titre d’Epops, dans ses livres des Nombre et dans ceux du Lieu. Il rapporte même, dans le troisième livre de son traité du Souverain Bien, une histoire de Jésus, sans le nommer, et il la prend en un sens allégorique. Si ce sens est juste ou non, ce n’est pas de quoi il s’agit maintenant. Il rapporte pareillement celle de Moïse, de Jannés et de Jambrés, ce que je n’allègue pas à dessein de nous en faire honneur ; mais parce que ce philosophe me paraît plus équitable que Celse et que les autres Grecs, en ce que le désir d’apprendre l’ayant porté à lire nos livres, il a reconnu qu’il fallait y chercher dos allégories, au lieu de les accuser d’extravagance.
Entre tant d’excellents écrits qui contiennent ces explications allégoriques, Celse choisit justement ce qu’il y a de plus méprisable et qui peut bien contribuer pour quelque chose à la foi du peuple le plus simple, mais oui ne saurait faire d’impression sur l’esprit des personnes intelligentes. Telle qu’est, dit-il, la dispute d’un certain Papisque et d’un certain Jason, qui est plutôt digne, à mon avis, de pitié et d’indignation, qu’elle n’est capable de faire rire. Mon dessein n’est pas d’en relever les absurdités. Tout le monde les peut facilement reconnaître, surtout si l’on a le courage et la patience de lire les livres mêmes. Il vaut mieux que nous apprenions, dans l’école même de la nature, que Dieu n’a rien fait de mortel, qu’il n’y a que les êtres immortels, qui soient ses ouvrages, et que c’est par eux ensuite que les êtres mortels ont été faits : qu’ainsi l’âme est l’ouvrage de Dieu, mais que le corps est d’un autre ordre, et qu’à cet égard, il n’y a point de différence entre le corps d’une chauve-souris, d’un ver ou d’une grenouille et celui d’un homme : car la matière de l’un est la même que celle des autres, et ils sont tous également incorruptibles, Je souhaiterais pourtant que quelqu’un, après avoir ouï dire à Celse, avec tant de fierté que l’écrit qui porte pour titre, Dispute de Jason et de Papisque, touchant le Messie, est plus capable de donner de l’indignation que de faire rire, prît en main ce petit livre et eût le courage et la patience d’en faire la lecture. Il ne lui en faudrait pas davantage pour condamner Celse ; car il n’y trouverait nul sujet d’indignation. L’on ne trouvera pas même qu’il serait fort capable de faire rire, pourvu qu’on le lise sans préjugé. L’on y voit un chrétien qui dispute contre un Juif, par les écritures judaïques, et qui lui montre que les oracles, où il est parlé du Messie, conviennent à Jésus, bien que le Juif lui résiste assez vivement et ne soutienne pas mal son caractère. Je ne comprends pas, au reste, d’où vient que Celse mêle ainsi des choses incompatibles et qui ne sauraient se rencontrer ensemble dans notre cœur, lorsqu’il dit de ce livre, qu’il est digne de pitié et d’indignation. Car il n’y a personne qui ne m’avoue que ce qui fait pitié ne donne pas d’indignation, dans le temps qu’il fait pitié, et que ce qui donne de l’indignation ne fait pas pitié dans le temps qu’il donne de l’indignation. Mon dessein n’est pas, ajoute-t-il, d’en relever les absurdités. Il croit que tout le monde les peut facilement reconnaître, avant même qu’on ait fait voir, par raison, que ce sont des choses mal digérées, dignes de pitié et d’indignation. Je supplie ceux entre les mains de qui tombera cette apologie que s’oppose aux accusations de Celse, et d’avoir la patience de lire nos livres, et de faire tout ce qu’ils pourront, en les lisant, pour pénétrer dans l’intention des auteurs, pour découvrir le fond de leur conscience, pour connaître l’assiette de leur esprit. On trouvera que ce sont des hommes qui soutiennent, avec une ardeur toute de feu, ce dont ils sont persuadés ; qu’il paraît même que quelques-uns d’eux ont vu et soigneusement observé ce qu’ils nous racontent comme des choses extraordinaires, qui méritaient d’être écrites pour le bien de ceux qui les liraient. Oserait-on dire que la source et le principe de toute la sagesse ne soient pas de croire au grand Dieu ; de ne rien faire absolument qu’en vue de lui être agréable ; de n’avoir pas le moindre désir pour ce qui peut lui déplaire, persuadés qu’il sera le juge non seulement de nos paroles et de nos actions, mais de nos pensées mêmes ? Y a-t-il doctrine qui puisse plus efficacement porter les hommes à bien vivre, que celle qui leur enseigne à croire que le grand Dieu voit tout ce qu’ils disent, tout ce qu’ils font et tout ce qu’ils pensent ? On nous fera plaisir de nous en montrer quelque, autre qui change en même temps l’esprit et le cœur, non d’une personne ou de deux, mais d’une multitude presque innombrable. Il sera aisé de connaître, en la comparant avec la nôtre, laquelle est la plus capable d’inspirer des sentiments de vertu. Mais puisque Celse nous fait cette paraphrase d’un passage qu’il a tiré du [Dialogue de Platon] Timée : Que Dieu n’a rien fait de mortel ; qu’il n’y a que les êtres immortels qui soient ses ouvrages ; et que pour les êtres mortels ils ont été faits par d’autres que par lui : qu’ainsi l’âme est l’ouvrage de Dieu, mais que le corps est d’un autre ordre et qu’il n’y a point de différence entre le corps d’un homme et celui d’une chauve-souris, d’un ver ou d’une grenouille, parce que la matière de l’un est la même que celle des autres, et qu’ils sont tous également corruptibles. Arrêtons-nous un peu à réfuter ce qu’il dit ici. Il y déguisé son attachement pour la secte d’Épicure ou comme on le peut croire, il a enfin embrassé de meilleurs sentiments, si ce n’est aussi que l’on dise qu’il n’a rien de commun que le nom avec cet autre Celse, épicurien. Quoi qu’il en soit, puisqu’il voulait avancer de telles choses, contraires non seulement à notre créance, mais à celle même des disciples de Zénon, Citien, qui ne tiennent pas un rang peu considérable parmi les philosophes, ne fallait-il pas qu’il se mît en devoir de prouver que les corps des animaux ne sont point l’ouvrage de Dieu, et que cet art admirable qu’on y remarque n’est point une production de la souveraine intelligence ? Ce principe interne, privé d’imagination, qui est renfermé dans chaque espèce de ce nombre presque infini de plantes, et qui les diversifie si régulièrement dans tout l’univers pour l’usage et pour le besoin tant de l’homme que des animaux qui, quels qu’ils soient d’ailleurs, rendent du service à l’homme ; tout cela ne devait-il pas l’obliger encore à nous donner des raisons solides au lieu de s’en tenir à la simple affirmation, pour montrer que ce n’est pas non plus une intelligence parfaite qui a mis tant de différentes qualités dans la matière des plantes ? Ayant une fois posé que ce sont les dieux inférieurs qui font tous les corps, et qu’il n’y a que l’âme qui soit l’ouvrage du grand Dieu, pouvait-il, après un partage de celle importance, où il assigne à chacun sa tâche et son emploi, se dispenser de nous alléguer quelques bonnes preuves de cette différence des dieux, dont les uns bâtissent les corps des hommes, les autres ceux des animaux domestiques, par exemple, et les autres, ceux des bêtes sauvages ? Il fallait sans doute que, puisqu’il voyait les dieux ainsi occupés, les uns à fabriquer les corps des dragons, des aspics ou des basilics, les autres à bâtir ceux de chaque plante et de chaque herbe, selon les différentes espèces d’atomes, il nous rendît raison de ces diverses occupations. Peut-être qu’en s’appliquant soigneusement à examiner ce point, ou il aurait reconnu qu’il n’y a qu’un seul Dieu qui a créé tous les êtres et qui les a destinés chacun à sa fin ou à son usage ; ou, s’il ne l’avait pas reconnu, il aurait songé à se défendre contre ceux qui soutiennent que la corruptibilité des êtres matériels est de sa nature une chose indifférente, et qu’il n’y a point d’absurdité que le monde, qui est composé de parties si dissemblables, soit l’ouvrage d’un seul ouvrier, qui fait que toutes ces diverses espèces concourent au bien commun de l’univers. Enfin s’il ne voulait pas prouver ce qu’il se vantait de nous apprendre, il eût mieux fait de ne toucher point du tout à un dogme si important. Si ce n’est que lui, qui se moque de la simple foi des autres, veuille que nous le croyions sur sa parole ; bien qu’au reste il ne nous eût pas promis des paroles, mais des raisons. Je puis dire que s’il avait eu le courage et la patience, comme il parle, de lire les livres de Moïse et des prophètes, il aurait fait ces réflexions : D’où vient que ces mots : Dieu fit ou Dieu créa (Gen., I, 1, 7 ; XVI, 21, 25), sont employés à l’égard du ciel et de la terre ; à l’égard de ce qui est nommé le firmament ; à l’égard des deux grands astres et des étoiles ; à l’égard des grands poissons et de tous les animaux qui nagent, que les eaux produisirent chacun selon son espèce ; à l’égard de tous les oiseaux qui volent dans l’air selon leurs espèces ; à l’égard de toutes les bêtes sauvages, de tous les animaux domestiques et de tous les reptiles de la terre, selon leurs espèces ; enfin aussi à l’égard de l’homme : mais que ces mots ne sont employés qu’en ces occasions ; l’Écriture se contentant, à l’égard de la lumière, de dire : la lumière fut faite (Ibid., I, 3, 9, 11) ; et sur ce que toutes les eaux qui étaient sous le ciel furent rassemblées en un même lieu, de dire : Cela se fit ainsi ; qui est encore la manière dont elle en use à l’égard de ce qui germa de la terre, lorsque la terre poussa toutes sortes d’herbes, portant leur graine, conforme à leur espèce, et toutes sortes d’arbres fruitiers portant du fruit, chacun selon ion espèce, et ayant leur semence en eux-mêmes, pour se reproduire sur la terre. Il aurait ensuite examiné à qui s’adressaient ces commandements dont l’Écriture nous marque que Dieu se servit pour produire chaque partie du monde ; si c’est à un seul sujet ou à plusieurs : et il n’aurait pas légèrement traité ces écrits de ridicules, comme s’ils ne contenaient aucun sens caché ; ces écrits qui, selon nous, ne doivent pas tant être attribués à Moïse qu’à l’Esprit divin qui était en lui et qui le remplissait des lumières prophétiques ; car c’est de Moïse plutôt que de tous ces devins dont parlent les poètes, que l’on peut dire, Qu’il savait le passé, le présent, l’avenir. (ILIADE, liv., I, v. 70.)
Puis donc que Celse nous dit que l’âme doit être regardée comme l’ouvrage de Dieu ; mais que le corps est d’un autre ordre, et qu’à cet égard il n’y a point de différence entre le corps d’une chauve-souris, d’un ver ou d’une grenouille et celui d’un homme, parce que la matière de l’un est la même que celle des autres, et qu’ils sont tous également corruptibles, nous lui dirons aussi que si l’on conclut qu’il n’y a point de différence entre le corps d’une chauve-souris, d’un ver ou d’une grenouille et celui d’un homme, de ce que la matière en est la même, il faudra conclure pareillement qu’il n’y a point de différence entre ces mêmes corps et celui du soleil, de la lune, des étoiles, du ciel, et en général de tous ces êtres qui passent parmi les Grecs pour des divinités sensibles, car la matière de tous les corps est la Ibérie. C’est un sujet qui de sa nature n’a aucune qualité ni aucune modification : et je ne sais d’où il en reçoit, dans le sentiment de Celse, qui prétend que rien de corruptible n’ait Dieu pour auteur. En effet, il est nécessaire, selon lui, que tout ce qui est formé de la même matière soit de soi-même également corruptible. Si ce n’est que Celse se sentant trop pressé, abandonne ici le parti de Platon, qui fait sortir les âmes de je ne sais quelle grande cuve, et qu’il se jette dans celui d’Aristote et des péripatéticiens, qui veulent que les corps célestes ne participent point à la matière des autres, et qu’ils soient d’une nature différente des quatre éléments. Mais cette pensée est vivement combattue par les sectateurs de Platon et par les stoïciens, et nous la combattrons aussi, nous, pour qui Celse a tant de mépris, quand on voudra que nous expliquions et que nous appuyions ces paroles du prophète : Les cieux périront mais tu demeureras (Ps. CII, 27). Ils vieilliront tous comme un vêtement. Tu les plieras comme un manteau ; et ils seront changés : mais toi tu es toujours le même. En voilà assez pour renverser ce que dit Celse, que l’âme doit être regardée comme l’outrage de Dieu, mais que le corps est d’un autre ordre : d’où il suit qu’il n’y a point de différence entre les corps célestes et le corps d’une chauve-souris, d’un ver ou d’une grenouille. Voyez donc si un homme, qui ne peut accuser les chrétiens sans établir de tels dogmes, mérite que l’on abandonne pour lui des principes qui nous apprennent à rendre raison de la différence des corps par les différentes propriétés qui leur sont attachées et par les diverses qualités dont ils sont revêtus. Car pour ce qui est de nous, nous savons qu’il y a des corps célestes et des corps terrestres (I Cor., XV, 40) ; que l’éclat des corps célestes est autre que celui des corps terrestres ; et qu’entre les corps célestes mêmes, il y a de l’inégalité : que le soleil a son éclat et les étoiles le leur (v. 41) ; et qu’entre les étoiles l’une est plus éclatante que l’autre. Ainsi, dans la résurrection que nous attendons, nous disons que les corps doivent changer de qualités ; que quand on les met en terre, ils sont dans un état de corruption (v. 42), mais que quelques-uns d’eux ressusciteront incorruptibles ; qu’ils sont dans un état d’ignominie (v 43), mais qu’ils ressusciteront glorieux ; qu’ils sont dans un état d’infirmité (v. 44), mais qu’ils ressusciteront pleins de vigueur ; qu’ils ont les qualités d’un corps animal, mais qu’ils ressusciteront avec celles d’un corps spirituel. A l’égard de la matière, qu’elle soit susceptible de toutes les qualités que le Créateur lui veut imprimer, c’est ce qu’établissent tous ceux qui, comme nous, reconnaissent une Providence ; de sorte que quand Dieu veut, une certaine portion de la matière reçoit certaines qualités ; et quand il veut, elle en reçoit d’autres : de plus nobles, par exemple, et de plus exquises que les premières.
Et je ne sais s’il n’y a pas sujet d’admirer qu’y ayant un ordre établi pour les changements des corps, depuis que le monde dure et tant qu’il durera, et ne devant y avoir de nouvelles lois et de nouvelles manières qu’après la destruction du monde ou, comme parlent nos Écritures, après la consommation des siècles (Matth., XIII, 39), je ne sais, dis-je, s’il n’y a pas sujet d’admirer que dès maintenant des corps morts se changent en des corps pleins de vie, que de la moelle qui est dans l’épine du dos d’un cadavre humain il se forme un serpent, comme presque tout, le monde l’assure ; que d’un bœuf il se forme des abeilles, que d’un cheval il naisse des guêpes, que d’un âne il se forme des escarbots, et en un mot, que de la plupart des corps il naisse des vers. Mais Celse s’imagine qu’il n’en faut pas davantage pour prouver qu’il n’y a rien là qui soit l’ouvrage de Dieu ; il croit que la matière quitte, je ne sais comment, certaines qualités, pour en recevoir d’autres, je ne sais où, sans qu’une intelligence divine contribue à y introduire ces changements. Nous avons encore une chose à dire à Celse, qui veut que l’âme soit l’ouvrage de Dieu, mais que le corps soit d’un autre ordre, et qui avance un tel dogme, non seulement sans aucune preuve, mais même avec ambiguïté ; car il ne dit point nettement si toutes les âmes en général sont l’ouvrage de Dieu, ou s’il n’y a que la raisonnable. Nous avons donc ceci à lui dire : Si toutes les âmes en général sont l’ouvrage de Dieu, il faut que l’âme des bêtes et celle des plus vils animaux le soit aussi, afin que tous les soient d’un autre ordre que l’âme. Et c’est effectivement ce qu’il semble poser dans la suite, lorsqu’il dit qu’il y a des animaux sans raison qui sont plus chers à Dieu que nous, et qui ont de lui une idée plus pure que nous n’avons. Car si des animaux sans raison sont plus chers à Dieu que nous, il s’ensuit que ce n’est pas seulement l’âme humaine qui est l’ouvrage de Dieu, mais que la leur doit l’être beaucoup plutôt. S’il n’y a que l’âme raisonnable qui soit l’ouvrage de Dieu, premièrement Celse ne s’est pas assez expliqué, secondement, si ce qu’il dit sans distinction, que l’âme est l’ouvrage de Dieu, ne se doit pas entendre de toutes les âmes, mais seulement de la raisonnable, il s’ensuit qu’il ne faut pas entendre non plus de tous les corps qu’ils soient d’un autre ordre qui les rende égaux entre eux. Or, si cela ne doit pas s’entendre de tous les corps en général, mais que chaque animal ait un corps proportionné à son âme, il est évident qu’un corps dont l’âme est l’ouvrage de Dieu devra être plus excellent qu’un autre corps où habite une âme qui n’est pas l’ouvrage de Dieu. Ainsi, il sera faux qu’il n’y ait point de différence entre le corps d’une chauve-souris, d’un ver ou d’une grenouille et celui d’un homme. En effet, il serait absurde que des pierres fussent estimées plus pures ou plus impures les unes que les autres, et des bâtiments tout de même, selon qu’on les emploie à l’honneur de la Divinité, ou qu’on les destine à recevoir des corps sales, des objets d’horreur, et qu’on ne mît point de différence entre des corps dont les uns logent des âmes raisonnables, les autres des âmes sans raison, les uns des âmes raisonnables où la vertu règne, les autres des âmes d’hommes plongées dans le vice. C’est ce qui a fait que quelques-uns, considérant l’avantage qu’avaient eu ces corps de loger des âmes vertueuses, n’ont point craint de les déifier, pendant qu’ils jetaient dehors et qu’ils traitaient avec toute sorte d’ignominie les corps de ceux qui n’avaient pas bien vécu. Je ne dis pas que cette pratique mérite d’être entièrement approuvée ; mais quoi qu’il en soit, elle avait pour fondement une pensée extrêmement juste. Un homme sage voudrait-il, après la mort d’Anytus et de Socrate, prendre le même soin de leur sépulture ou mettre leurs corps dans des tombeaux tous pareils ? Voilà pour ce que dit Celse, qu’il n’y a rien là qui soit l’ouvrage de Dieu, entendant par ces mots : Il n’y a rien là, le corps d’un homme ou les serpents qui s’en forment, le corps d’un bœuf, ou les abeilles qui en naissent, le corps d’un cheval et d’un âne, ou les guêpes et les escarbots qui en sortent ; ce qui nous a contraints de retoucher à ce qu’il avait posé, que l’âme doit être regardée comme l’ouvrage de Dieu, mais que le corps est d’un autre ordre.
Il ajoute que la nature de tous ces corps dont il a parlé est semblable, et que leur matière est la même, passant et repassant par toutes les altérations et par tous les changements qui se voient successivement dans le monde. Mais par ce que nous avons établi, il est clair que ce n’est pas seulement de ces corps dont il a parlé, que la nature est semblable et que la matière est la même, que c’est des corps célestes comme des autres. Et cela étant, il s’ensuit que, selon lui (je ne sais si c’est bien aussi selon la vérité), la matière de tous les corps en général est la même, passant et repassant par toutes les altérations et par tous les changements qui se voient successivement dans le monde. Il est certain que c’est là le sentiment de ceux qui veulent que le monde soit corruptible. Et ceux qui veulent qu’il ne le soit pas, bien qu’ils ne reconnaissent point une cinquième nature de corps, ceux-là aussi lâcheront de faire voir que, selon eux, la matière de tous les corps est la même, passant et repassant par toutes les altérations et par tous les changements qui se voient successivement dans le monde ; car ce qui semble périr, se conserve dans le changement : la matière qui, sert de sujet à toutes ces altérations, ne faisant que changer de qualités, et demeurant toujours la même, selon la pensée de ceux qui la croient incréée. Mais si l’on peut prouver qu’elle n’est pas incréée, et qu’elle a été faite pour une certaine fin ; il est constant que la nature n’en sera pas la même à l’égard de l’état où la laissent les altérations et les changements par où elle passe, qu’en la supposant incréée. Ce sont là, au reste, des questions de physique, dont il ne s’agit pas ici. Il s’agit uniquement de répondre aux accusations de Celse.
Il dit ensuite que de tout ce qui est formé de matière, il n’y a rien d’immortel. A quoi je réponds que s’il est vrai que de tout ce qui est formé de matière, il n’y ait rien d’immortel, il faut ou que le monde, l’univers, soit immortel, et qu’ainsi il ne soit pas formé de matière, ou que le monde même ne soit pas un être immortel. Si le monde est immortel, comme c’est la créance de ceux-là mêmes qui disent qu’il n’y a que l’âme qui soit l’ouvrage de Dieu, et qu’elle sort d’une grande cuve ; que Celse se tenant à son principe, que de tout ce qui est formé de matière, il n’y a rien d’immortel, nous prouve que le monde n’est pas formé d’une matière qui auparavant n’avait aucune qualité. Mais si le monde étant formé de matière n’est pas un être immortel, c’est nécessairement un être mortel. Sera-t-il donc sujet à la corruption, ou s’il ne le sera pas ? S’il est sujet à la corruption, il y sera sujet comme n’étant pas l’ouvrage de Dieu. Mais l’âme, qui est l’ouvrage de Dieu, que deviendra-t-elle dans cette corruption du monde ? Je voudrais que Celse nous le dit. Si, détournant la signification du mot d’immortel, il dit que le monde est immortel, en ce qu’encore qu’il soit corruptible, il n’est pas pourtant sujet à une réelle corruption, en ce qu’il est bien capable de mort, mais qu’il ne meurt pas pourtant, il est évident que, selon lui, une chose sera en même temps mortelle et immortelle, en ce qu’elle sera capable des deux contraires : ce sera un être mortel qui ne mourra point ; un être qui, bien qu’il ne soit pas immortel de sa nature, porte néanmoins le nom d’immortel dans une signification qui lui est propre, parce qu’il ne meurt pas en effet. En quel sens donc voudra-t-il que l’on entende, après celle distinction, que de tout ce qui est formé de matière, il n’y a rien d’immortel ? Vous voyez qu’à examiner de près et qu’à discuter avec soin les termes de la proposition de Celse, on trouve qu’il s’en faut beaucoup qu’elle ne mérite de passer pour incontestable.
Après cela, il ajoute : En voilà assez sur ce sujet. Qui en voudra savoir davantage, qu’il se donne le loisir de nous écouter jusqu’au bout, et de chercher la vérité avec nous. On a vu ce qui en est déjà arrivé, lorsque nous, qu’il traite d’ignorants et de grossiers, nous sommes donné le loisir de l’écouler tant soit peu, et de chercher la vérité avec lui. Il continue donc et il s’imagine nous pouvoir apprendre, en deux ou trois petites paroles, quelle est la nature des maux, quoique ce soit une question qui a souvent exercé toute la subtilité des philosophes, et sur laquelle il y a plusieurs différentes opinions. Il n’y a jamais eu, dit-il, et il n’y aura jamais dans le monde plus ni moins de maux qu’il n’y en a maintenant. La nature de l’univers est toujours la même ; et il se produit toujours également des maux. Il semble qu’il ait encore puisé cela dans le Théétète, où Platon fait dire à Socrate : Il est impossible que les maux soient bannis d’entre les hommes, et qu’ils passent parmi les dieux, et ce qui suit. Mais je ne pense pas qu’il ait même bien entendu le sens de Platon, lui qui prétend avoir renfermé toute la vérité dans un seul volume, et qui a donné le titre de Discours véritable à l’écrit qu’il a publié contre nous. Car ces paroles du Timée : Quand les dieux inondent la terre, la nettoyant par les eaux, emportent qu’il n’y a pas tant de maux sur la terre, après qu’elle a été ainsi nettoyée, qu’il y en avait auparavant. Je dis qu’il n’y en a pas tant, selon le sentiment de Platon ; car de ce passage du Théétète, il paraît qu’il ne croyait pas que les maux pussent être tout à fait bannis d’entre les hommes. Je ne comprends pas au reste comment Celse, qui reconnaît la Providence, ou dont le livre du moins la reconnaît, veut qu’il n’y ait jamais plus ni moins de maux dans un temps que dans un autre, comme s’il y en avait toujours une certaine quantité déterminée : car c’est là renverser celle belle et grande vérité, que le mal, c’est-à-dire le vice, est de soi-même indéfini ou, si l’on veut, que les maux sont infinis de leur nature. Ce n’est pas qu’en supposant qu’il n’y ait jamais eu et qu’il n’y aura jamais plus ni moins de maux que maintenant. il ne s’ensuive, ce semble, que comme pour faire le monde incorruptible, il faut dire que la Providence conserve les éléments en équilibre, de peur que quelqu’un venant à prévaloir ne cause la ruine du monde ; il faut dire tout de même que c’est par les soins de la Providence que les maux, qui sont en si grand nombre, n’augmentent ni ne diminuent jamais. Mais pour réfuter autrement la pensée de Celse, il ne faut que le renvoyer aux philosophes qui ont examiné la nature des biens et des maux, et qui ont fait voir, par les histoires mêmes, que d’abord les femmes abandonnées ne se prostituent que hors des villes et sous le masque ; qu’ensuite, perdant toute pudeur, elles quittèrent le masque, bien que les lois leur défendissent encore l’entrée des villes, mais qu’enfin, la corruption croissant de jour en jour, elles osèrent bien y entrer. C’est la remarque de Chrysippe, dans son traité des biens et des maux. Ainsi, comme les maux vont tantôt en augmentant et tantôt en diminuant, nous trouvons qu’il y avait autrefois des gens, nommés Ambigus, qui servaient indifféremment à la volupté, soit active, soit passive, de tous ceux qui se présentaient, mais qu’ils furent à la fin chassés par le magistrat. Et il est certain qu’il y a une infinité de vices qui s’établissent dans le monde par l’horrible dépravation des mœurs, desquels on peut dire qu’ils n’y étaient pas auparavant. Aussi les plus anciennes histoires qui reprochent tant d’autres péchés aux hommes, ne connaissent-elles point ces abominables, qui se font les ministres d’un plaisir infâme que la pudeur défend d’exprimer. Après toutes ces choses, auxquelles on en pourrait ajouter plusieurs an très semblables, Celse n’est-il pas ridicule de prétendre qu’il n’y ait jamais plus ni moins de maux dans un temps que dans un autre ? Car quand la nature de l’univers serait toujours la même, il ne s’ensuivrait pourtant pas qu’il se produisit toujours également des maux, Comme à l’égard d’un homme, de ce que la nature est toujours la même en lui, il ne s’ensuit pas qu’il soit toujours dans le même état, quant a son entendement, quant à sa raison, ou quant à ses actions. Dans un temps il n’a pas encore l’usage de la raison ; dans un autre, avec la raison, il a des vices, et de ces vices il en a tantôt plus et tantôt moins. Quelquefois il se porte à la vertu, et il y fait tantôt de grands, tantôt de petits progrès ; quelquefois aussi il l’acquiert dans son plus haut degré, et cela avec plus ou moins d’étude. Il faut dire pareillement, et à plus forte raison encore, que la nature de l’univers est bien la même dans ce qui constitue son être, mais que les mêmes choses, ni des choses toutes semblables n’y arrivent pi ni riant pas toujours. Par exemple, la fertilité, les pluies ou la sécheresse n’y sont pas toujours égales. Tout de même, il n’y a pas toujours non plus une égale disette ou une égale abondance d’âmes vertueuses, et les âmes vicieuses ne s’abandonnent pas toujours au mal avec une égale fureur. Il faut nécessairement que ceux qui veulent approfondir toutes choses le plus qu’il leur est possible, étudient celle question avec soin, pour comprendre que les maux ne demeurent pas toujours au même état ; mais qu’il y arrive du changement, selon que la Providence, ou conserve l’ordre établi sur la terre, ou la nettoie, soit par des déluges, soit par des embrasements. Peut-être même qu’elle ne se contente pas de nettoyer ainsi la terre ; mais qu’elle nettoie le monde entier, lorsque le mal s’y étant accru lui rend ce remède nécessaire.
Il n’est pas aisé, poursuit Celse, de connaître l’origine des maux, quand on n’est pas philosophe ; mais il suffit d’apprendre au commun des hommes que les maux ne viennent point de Dieu, qu’ils sont attachés à la matière et que c’est le partage des êtres mortels et corruptibles. Or les êtres mortels et corruptibles roulent toujours dans le même cercle, depuis le commencement jusqu’à la fin. Il faut nécessairement que, selon l’ordre immuable des révolutions, ce qui a été, ce qui est, et ce qui sera, soit toujours la même chose. En disant qu’il n’est pas aisé de connaître l’origine des maux quand on n’est pas philosophe, Celse nous insinue qu’un philosophe la peut connaître aisément, et que, bien que ceux qui ne sont pas philosophes n’y aient pas la même facilité, néanmoins, avec un peu de peine, ils en peuvent venir à bout. Pour nous, ce que nous avons à dire là-dessus, c’est qu’il n’est pas aisé, même aux philosophes, de connaître l’origine des maux. Je ne sais même s’il ne leur est point impossible de la connaître parfaitement, à moins que Dieu, par quelque rayon de sa lumière, ne leur découvre quelle est la nature des maux, comment ils se sont formés et comment ils se détruiront. En effet, il n’y a point de doute que ce ne soit un mal de ne pas connaître Dieu ; et le plus grand de tous les maux, de ne savoir pas comment il le faut servir dans les règles de la véritable piété. Cependant il faut que, selon Celse même, il y ait quelques philosophes qui ne connaissent pas Dieu ; car c’est ce qui suit évidemment de la diversité de leurs sectes : et, selon nous, il n’est pas possible qu’aucun de ceux qui ne savent pas que c’est un mal de croire que la piété puisse subsister avec les lois établies dans la plupart des sociétés civiles ; qu’aucun de ceux-là, dis-je, connaisse l’origine des maux. Nul ne la saurait connaître, qu’il ne soit instruit louchant le diable et ses anges ; qu’il ne sache quel était, avant que d’être diable, celui qu’on nomme à présent ainsi ; comment il est devenu diable ; et pour quelle cause, ceux qu’on nomme ses anges, le suivirent dans sa révolte. Pour connaître l’origine des maux, il faut savoir exactement ce que c’est que les démons ; il faut savoir qu’ils ne sont pas l’ouvrage de Dieu, en tant que démons, mais qu’ils le sont seulement, en tant que créatures intelligentes ; il faut savoir comment ils en sont venus à ce point, que leur intelligence même soit ce qui constitue l’être de démons. S’il y a donc quelque question dans le monde qui mérite un sérieux examen et qui soit difficile à l’esprit de l’homme, c’est sans doute celle qui regarde l’origine des maux. Mais Celse, comme s’il y avait découvert quelques secrets qu’il voulût faire, pour s’accommoder à la portée du commun des hommes ; il suffit de leur apprendre, dit-il, que les maux ne viennent point de Dieu, qu’ils sont attachés à la matière, et que c’est le partage des êtres mortels et corruptibles. Il est certain que les maux ne viennent point de Dieu : et Jérémie même, l’un de nos prophètes, nous enseigne, Que de la bouche du Seigneur il ne tort point du bien et du mal (Lam., III, 38). Mais il n’est pas vrai, selon nous, à l’égard des êtres mortels et corruptibles, que ce soit le commerce qu’ils ont avec la matière qui soit la cause des maux qui les environnent. C’est en son entendement que chacun de nous doit chercher la cause de ses vices, qui, avec les actions dont ils sont la source, sont nos véritables maux : et nous ne croyons pas qu’il y ait, à proprement parler, aucune autre chose qui mérite le nom de mal. J’avoue, au reste, que c’est un sujet qui demande une grande application et de très profonds raisonnements, dont ceux-là seuls sont capables, que Dieu juge dignes de celle connaissance et à qui il éclaire l’esprit par sa grâce.
Mais je ne sais pas quel avantage Celse se propose, en écrivant contre nous, d’avancer un dogme qui a besoin qu’on l’appuie de beaucoup de preuves à tout le moins apparentes, pour établir, autant que cela se peut, Que les êtres mortels et corruptibles roulent toujours dans le même cercle, depuis le commencement jusqu’à la fin ; et qu’il faut nécessairement que, selon l’ordre immuable des révolutions, ce qui a été, ce qui est, et ce qui sera, soit toujours la même chose. Si cela était, il n’y aurait plus de liberté dans nos actions. Car s’il faut nécessairement que, dans ce cercle où roulent les êtres mortels et corruptibles, ce qui a été, ce qui est, et ce qui sera, soit toujours la même chose, selon les révolutions, dont l’ordre est immuable ; il est clair qu’il faudra nécessairement que Socrate soit toujours philosophe ; qu’il soit toujours accusé d’introduire des dieux étrangers et de corrompre la jeunesse ; qu’Anytus et Mélitus soient toujours délateurs contre lui, et que les juges de l’aréopage le condamnent toujours à finir sa vie en buvant la ciguë. Il faudra nécessairement tout de même, selon l’ordre immuable des révolutions, que Phalaris règne toujours en tyran, et qu’il fasse toujours mugir des hommes dans son taureau ; qu’Alexandre soit toujours aussi tyran de Phères, et qu’il y exerce toujours ses mêmes cruautés. Après quoi, je ne vois pas comment notre liberté subsistera, ni comment nous pourrons raisonnablement mériter soit du blâme, soit de la louange. L’on peut dire encore que s’il est vrai, comme Celse le suppose, Que les êtres mortels et corruptibles roulent toujours dans le même cercle, depuis le commencement jusqu’à la fin ; et qu’il faille nécessairement que, selon l’ordre immuable des révolutions, ce qui a été, ce qui est et ce qui sera, soit toujours la même chose ; il faut nécessairement aussi, selon l’ordre immuable des révolutions, que Moïse sorte toujours d’Égypte avec le peuple juif ; que Jésus vienne encore au monde faire ce qu’il y a déjà fait, non une fois, mais une infinité de fois, dans les révolutions précédentes ; que les chrétiens pareillement y reviennent à leur tour, et que Celse écrive encore le même livre qu’il a déjà écrit une infinité de fois. Pour ce qui est de Celse, il dit simplement, Que, dans le cercle où roulent les êtres mortels et corruptibles, il faut nécessairement que ce qui a été, ce qui est, et ce qui sera, soit toujours la même chose, selon l’ordre immuable des révolutions : au lieu que presque tous les stoïciens disent cela, non seulement des pires mortels et corruptibles, mais aussi des êtres immortels et de leurs dieux mêmes. Car après que l’univers a passé par quelque embrasement, comme il est déjà arrivé et comme il arrivera encore une infinité de fois, toutes choses, depuis le commencement jusqu’à la fin, gardent le même ordre qu’elles ont fait et qu’elles feront. Il est vrai que les stoïciens tâchent, je ne sais comment, d’adoucir les absurdités de ce dogme, en disant que les personnes qui viennent au monde dans le cours d’une révolution, sont toutes semblables, mais semblables seulement, à celles des révolutions précédentes. De sorte que ce ne sera pas Socrate lui-même qui viendra encore au monde, mais un homme tout semblable à Socrate, qui aura une femme toute semblable à Xantippe et des délateurs tout semblables à Anytus et à Mélitus. Je ne comprends pas pourtant comment le monde, en passant par ces révolutions, demeure toujours, non tout semblable, mais le même ; et que les choses qui y sont reviennent, non les mêmes, mais toutes semblables. C’est ce qui se pourra examiner plus commodément ailleurs, par rapport tant à ce que dit Celse, qu’à ce que disent les stoïciens. Car pour cette heure, ni le temps, ni notre dessein, ne permettent pas que nous nous y arrêtions davantage.
A l’égard de ce que Celse ajoute, que l’empire du monde n’a point été donné à l’homme, mais que toutes choses et se forment et se détruisent pour le bien commun de l’univers, se changeant les unes dans les autres, selon les révolutions dont il a été parlé : il serait inutile que nous nous arrêtassions aussi à le réfuter sur cela ; l’ayant déjà fait, autant que nous en avons été capables. Nous l’avons réfuté encore, sur ce qu’il dit des maux auxquels les êtres mortels et corruptibles sont sujets, qu’il n’y en a jamais ni plus ni moins et sur ce qu’il dit de Dieu qu’il n’a pas besoin de corriger tout de nouveau ses ouvrages. Il ne faut pas sans doute s’imaginer que quand Dieu corrige le monde, le nettoyant par quelque déluge ou par quelque embrasement, ce soit comme un ouvrier qui aurait fait quelque ouvrage défectueux, ou mal travaillé ; mais c’est qu’il empêche que les vices qui se débordent, ne gagnent plus avant. L’on peut même dire à mon avis qu’il les abolit tout à fait, en de certains temps marqués pour cela, et quand il y va du bien de tout l’univers. Si après qu’ils ont été ainsi abolis, il y a lieu de croire qu’ils se reproduisent ou non ; c’est une question qui mérite d’être traitée ailleurs, de dessein formé. Lors donc que Dieu corrige tout de nouveau ses ouvrages, il se propose d’en ôter les défauts ; car bien qu’en créant toutes choses, il n’ait rien créé que de très beau et que de très achevé, il est obligé néanmoins de se servir de quelques remèdes, pour ce qui tombe dans la maladie des vices, et même pour le monde entier qui en est comme souillé. En effet, Dieu n’a jamais négligé et il ne négligera jamais aucun de ses ouvrages. Il fait en chaque rencontre ce qu’il doit faire dans un monde changeant et variable ; et comme un laboureur se donne des occupations différentes pour la terre et pour ses fruits, selon les différentes saisons de l’année ; Dieu de même disposant, pour ainsi dire, tous les siècles comme autant d’années, fuit en chacun ce que demandent les besoins de l’univers ; car il n’y a que lui seul qui les connaisse véritablement et distinctement, comme il n’y a que lui seul aussi, qui puisse y pourvoir.
Voici encore une autre pensée de Celse, touchant les maux : il n’est pas certain que tout ce que vous prenez pour un mal, soit effectivement un mal ; car vous ne savez pas si ce n’est point une chose qui soit utile, soit pour vous, soit pour quelque autre, soit pour l’univers. Il semble que ce soit là le sentiment d’un esprit modeste et retenu : cependant, c’est supposer que le mal n’est pas une chose absolument condamnable de sa nature, puisqu’il se peut faire que ce qui passe pour mal dans quelque sujet particulier, soit utile à tout l’univers. De peur donc qu’il n’y ait quelqu’un à qui ces paroles, prises dans un mauvais sens, donnent lieu de s’abandonner au péché, comme si les vices mêmes étaient utiles à l’univers, ou du moins qu’ils pussent l’être : nous dirons qu’encore que Dieu, laissant notre liberté en son entier, se serve des vices des méchants pour le bien et pour l’avantage de l’univers ; néanmoins, les méchants sont toujours coupables. L’usage auquel Dieu les destine en celle qualité de coupables, est bien utile à tout l’univers ; mais ils n’en sont pas moins dignes d’horreur en eux-mêmes. A peu près comme si dans une ville, un criminel était condamné à faire quelque travail utile au public, l’on pourrait dire qu’il travaillerait pour le bien de la communauté, quoiqu’il fût convaincu d’un crime énorme, qu’un homme qui aurait la moindre étincelle de raison, ne voudrait pas avoir commis. Aussi apprenons-nous de Saint Paul, apôtre de Jésus-Christ, que les plus grands pécheurs seront de quelque utilité à l’univers, bien que pour eux ils doivent être rejetés comme des abominables ; mais que les hommes vertueux lui seront encore plus utiles, à proportion de leur vertu, qui leur fera tenir un rang glorieux. Dans une grande maison, dit-il, on n’a pas seulement des vases d’or et d’argent, mais aussi de bois et de terre ; et les uns sont pour des usages honnêtes, les autres pour des usages honteux : si quelqu’un donc se garde de tout ce qui est impur, il sera un vase d’honneur, sanctifié et propre au service du Seigneur, préparé pour toutes sortes de bonnes œuvres (II Tim., II, 20). J’ai cru qu’il était nécessaire de faire ces considérations sur ce que dit Celse : Il n’est pas certain que tout ce que vous prenez pour un mal, soit effectivement un mal ; car vous ne savez pas si ce n’est point une chose qui soit utile, soit pour vous, soit pour quelque autre, soit pour l’univers : de peur que quelqu’un ne prit de là occasion de pécher, sous prétexte d’être utile à l’univers, par ses péchés mêmes.
Maintenant, puisque faute d’entendre l’Écriture, il fait des railleries de ce qu’elle parle de Dieu comme d’un homme, lui attribuant de la colère contre les impies, et des menaces contre les pécheurs, il faut dire que comme nous ne déployons pas toutes les forces de notre esprit, pour parler à de petits enfants, mais que nous nous accommodons à leur faiblesse, disant et faisant ce que nous jugeons le plus propre pour leur instruction et pour leur correction, selon la capacité de leur âge ; ainsi, nous voyons que la parole (ou le Verbe) de Dieu dispense tellement tout ce qu’elle dit, qu’elle mesure l’excellence de ses leçons à la portée et à l’utilité de ceux à qui elle les adresse. C’est de celle conduite perpétuelle de Dieu, dans les voies de sa révélation, qu’il est dit dans le livre du Deutéronome : Le Seigneur votre Dieu vous a supportés dans vos mœurs et dans vos manières, comme un père supporterait son fils dans les siennes (Deut., I, 31). L’Écriture nous parle donc de Dieu comme s’il prenait lui-même les mœurs et les manières d’un homme pour le bien des hommes, parce qu’il ne serait pas avantageux, pour la plupart, qu’elle nous le représentât traitant avec eux selon que sa grandeur le demanderait. Mais ceux qui donnent tous leurs soins à l’intelligence des saintes Écritures y trouveront des choses qu’elles nomment spirituelles, propres pour ceux qu’elles nomment spirituels (I Cor., II, 13) ; et s’ils savent distinguer le sens qui est pour les plus simples, d’avec celui qui est pour les plus habiles, ils verront que souvent l’un et l’autre est renfermé dans un même endroit, et s’y découvre aux personnes éclairées. Lors donc que nous parlons de la colère de Dieu, nous ne voulons pas dire qu’elle soit en lui une passion, nous entendons par là une certaine conduite dont il use pour châtier plus rudement ceux qui ont commis de grands péchés. Que le propre de ce que nous nommons la colère ou la fureur de Dieu, soit de châtier d’un châtiment d’instruction, et que ce soit ainsi que l’entende l’Écriture, c’est ce qui paraît par ces paroles du psaume sixième : Seigneur, ne me reprends pas dans ta fureur et ne me châtie pas dans ta colère (Ps. VI, 1) ; et par celles-ci de Jérémie : Châtie-nous, Seigneur, mais châtie-nous avec mesure et non point en ta fureur, de peur que tu ne nous réduises à un petit nombre (Jérém., X, 24).
Il ne faut que lire ce qui est dit au second livre des Rois, que la colère de Dieu porta David à faire le dénombrement du peuple (II Rois XXIV, 1), et le comparer avec ce qui est dit au premier livre des Chroniques ou Paralipomènes, que ce fut le diable qui l’y porta : il ne faut que cela, dis-je, pour connaître en quel sens on doit prendre celle colère, de laquelle Saint Paul nous montre aussi que tous les hommes sont les enfants, lorsqu’il dit : Que par nature nous étions des enfants de colère, aussi bien que les autres (Ephés., II, 3). Le même Saint Paul nous apprend que la colère n’est point une passion en Dieu, mais que les hommes en attirent les effets sur eux parleurs péchés, quand il dit encore : Méprisez-vous les richesses de sa bonté, de sa tolérance et de sa longue patience : sans considérer que la bonté de Dieu vous invite à vous repentir ? Mais par votre dureté et par l’impénitence de votre cœur, vous vous amassez un trésor de colère pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu (Rom., II, 4). Car si la colère était une passion en Dieu, comment les hommes s’amasseraient-ils un trésor de colère pour le jour de la colère, et comment celle colère pourrait-elle être un châtiment d’instruction ? D’ailleurs, puisque l’Écriture nous défend de nous mettre en colère, disant au psaume XXXVI : Apaisez votre colère, quittez les mouvements de fureur (Ps. XXXVII, 8) : et dans Saint Paul, vous aussi, quittez maintenant tous ces péchés, la colère, l’aigreur, la malice, la médisance, les paroles déshonnêtes (Col., III, 8). y a-t-il la moindre apparence qu’elle attribuât à Dieu une passion qu’elle nous interdit absolument ? Il paraît encore que la colère de Dieu n’est qu’une colère métaphorique, de ce que l’Écriture lui attribue aussi un sommeil. D’où vient que le prophète lui dit, comme pour le réveiller : Lève-toi Seigneur, pourquoi dors-tu (Ps. XLIV, 24) et qu’il est dit en un autre lieu, alors le Seigneur se réveilla comme d’un long sommeil, comme un homme fort, qui s’éveille après son ivresse (Ps. LXXVIII, 65). S’il faut donc entendre le sommeil dans un autre sens que celui que la lettre présente d’abord, pourquoi n’entendre pas la colère de la même sorte ? Pour ce qui est des menaces, ce sont de simples déclarations de ce qui doit arriver aux méchants ; comme qui nommerait des menaces, ces paroles d’un médecin à son malade : j’emploierai le fer et le feu si vous ne me voulez croire, si vous n’observez ce régime, si vous ne vous gouvernez de telle ou de telle façon. Ainsi, nous n’attribuons point à Dieu des passions humaines, et nous n’avons point de lui des sentiments impies. Nous n’errons point lorsque nous prenons ces choses en un sens que nous lirons de divers passages de l’Écriture même, comparés ensemble : et tout ce que se proposent parmi nous ceux qui enseignent publiquement avec les lumières nécessaires pour cela, c’est de dissiper autant qu’ils peuvent, l’ignorance de leurs auditeurs et de les rendre sages et prudents.
Celse ajoute, par une suite de sa même erreur, sur le sujet de la colère que nos Écritures attribuent à Dieu ; N’est-il pas ridicule qu’un homme irrité contre les Juifs. les ait tout détruits, depuis le plus petit jusqu’au plus grand, qu’il ait prit leur ville, les ait réduits à rien, et que tout l’effet de la colère, de la fureur et des menaces au grand Dieu, comme ils parlent, soit qu’il envoie son Fils au monde où il souffre toutes sortes d’indignités ? Mais si les Juifs, après avoir eu l’audace de traiter Jésus comme ils ont fait, ont été détruits depuis le plus petit jusqu’au plus grand, et si leur ville a été prise, ce n’est point par l’effet d’une autre colère que de celle qu’ils s’étaient amassée comme on s’amasse un trésor. Les jugements de Dieu qu’il a fait tomber sur eux, par la conduite de sa Providence, étant nommés sa colère, par une façon de parler hébraïque, ce qu’a souffert le Fils du grand Dieu, il l’a souffert volontairement pour le salut des hommes, comme nous l’avons montré ci-dessus autant que nous en avons été capables. Laissons là les Juifs, poursuit-il, car ce n’est pas d’eux seulement que je veux parler, c’est de toute la nature comme je l’ai promis ; je vais donc mettre cette matière dans un plus grand jour. Où est l’homme un peu raisonnable et justement convaincu de la faiblesse humaine, qui disant cela ne soit choqué de la vanité de Celse qui, avec la même témérité qu’il a fait paraître dans l’inscription de son livre, promet de nous rendre raison de ce qui se passe dans toute la nature ? Voyons donc quelles sont ces choses qu’il a dessein de nous dire de toute la nature, et quel est ce grand jour où il se vante de les mettre. Il s’étend en de longues accusations contre nous, sur ce que nous disons que Dieu a fait tout pour l’homme, et il prétend prouver par l’histoire des animaux et par les divers traits de subtilité et d’adresse que nous remarquons en eux, que toutes choses n’ont pas plus été faites pour l’homme que pour les animaux sans raison. En quoi il me semble qu’il fait quelque chose d’approchant de ce que font ceux qui, dans leur emportement, accusent une personne qu’ils haïssent de ce que l’on loue dans leurs meilleurs amis ; car comme la haine qui aveugle ces gens-là, les empêche de voir qu’en pensant faire des reproches à leur » ennemis, ils outragent les plus chers amis qu’ils aient, tout de même Celse dans le désordre de son raisonnement, ne prend pas garde que ce qu’il dit contre nous, retombe sur les stoïciens qui soutiennent avec beaucoup de force que l’homme, et en général tout ce qui a de l’intelligence, est au-dessus de tout ce qui n’en a point ; que c’est pour ces natures intelligentes que la Providence, dans son premier dessein, a fait toutes choses, et qu’ainsi dans ses vues, elles sont comme l’enfant formé dans le sein de sa mère ; mais que les êtres privés de raison, et les inanimés sont comme les enveloppes qui se forment avec l’enfant et en faveur de l’enfant. Je puis dire encore que, comme dans une ville, ceux qui ont inspection sur ce qui se vend au marché, ne songent en cela qu’à ce qui regarde les hommes, mais que cependant les chiens et d’autres animaux sans raison ne laissent pas de se sentir de l’abondance publique ; ainsi les premiers et les principaux soins de la Providence sont pour les êtres intelligents ; mais que par une suite nécessaire, les êtres d’un autre ordre jouissent aussi de ce qui avait été fait pour l’homme. Et s’il faut avouer que l’on aurait tort de dire que les magistrats ne songent pas moins aux chiens qu’aux hommes, sous ombre que les chiens profitent de la prévoyance des magistrats, Celse et ceux qui sont dans son sentiment doivent à bien plus forte raison passer pour des impies qui reconnaissent mal les soins que Dieu prend des créatures raisonnables, lorsqu’ils disent : Pourquoi veut-on que ces choses soient plutôt destinées pour préparer la nourriture des hommes, que pour préparer celle des plantes, des arbres, des herbes et des épines ? Premièrement Celse ne croit pas que Dieu soit l’auteur du tonnerre, des éclairs et de la pluie, en quoi il se déclare déjà plus ouvertement pour la doctrine d’Epicure ; secondement il dit : Que quand on accorderait que Dieu en soit l’auteur, ces choses ne seraient pas plutôt destinées pour préparer la nourriture des hommes, que pour préparer celle des plantes, des arbres, des herbes et des épines. Il veut donc comme un véritable épicurien, que ces choses arrivent fortuitement, et non par la conduite de la Providence ; car si elles ne sont pas plus pour notre bien que pour celui des plantes, des arbres, des herbes et des épines, il est clair que la Providence ne s’en mêle point, ou que c’est une Providence qui ne prend pas plus de soin de nous que des arbres, des herbes et des épines. Or l’un et l’autre est manifestement impie ; et ce serait folie de nous défendre contre un homme qui ne nous accuse d’impiété qu’en posant de telles maximes : chacun voit assez par ce qui a été dit, de quel côté est l’impiété. Il ajoute encore : Si l’on dit que tout cela pousse pour les hommes (savoir les plantes, les arbres, les herbes et les épines), pourquoi veut-on qu’il pousse plutôt pour les hommes que pour les plus sauvages de tous les animaux sans raison ? Que Celse dise donc nettement que cette merveilleuse diversité qui se voit dans ce qui germe de la terre, n’est point l’ouvrage de la Providence, mais que la rencontre fortuite des atomes a produit toutes ces différentes qualités ; que c’est, dis-je, par un effet du hasard que tant d’espèces de plantes, d’arbres et d’herbes se ressemblent, mais ne se confondent point ; et non qu’ayant une intelligence pour principe de leur être, elles en aient été ainsi disposées avec un art qui passe toute admiration. Pour nous, qui en qualité de chrétiens sommes consacrés à Dieu le seul créateur de ces choses, nous lui en rendons grâces de ce qu’en les créant, il a enrichi de tant de biens le lieu où il nous a mis, et qu’à cause de nous, il a voulu étendre ses soins jusque sur les animaux qui nous servent. Il produit le foin pour les bêtes, et l’herbe pour le service de l’homme, afin de tirer le pain de ta terre, et que le vin ne jouisse le cœur de l’homme, que l’huile lui embellisse le visage, et que le pain lui fortifie le cœur (Ps. CIII, 14, 15). S’il apprête aussi de quoi nourrir les animaux les plus sauvages, il ne s’en faut pas étonner ; car il y a eu même des philosophes qui n’étaient pas d’entre nous, qui ont dit que ces animaux ont été faits pour servir d’exercice à l’homme, et l’un de nos sages parle ainsi quelque part : Ne dites point. Pourquoi ceci. car tout ce qui a été créé, à son usage : ou, à quoi bon cela ? car chaque chose trouvera son temps (Ecclésiastiq., XXXIX, 22, 26).
Celse voulant montrer ensuite, touchant ce qui germe de la terre, que la Providence ne l’a pas fait plutôt pour nous, que pour les animaux les plus sauvages ; avec tout notre travail et toutes nos sueurs, dit-il, nous avons bien de la peine à nous nourrir : mais eux, ils n’ont que faire de semer, ni de labourer ; toutes choses leur naissent d’elles-mêmes. Il ne voit pas qu’afin que l’homme exerçât continuellement son esprit, qui autrement serait demeuré oisif et sans aucune connaissance des arts, Dieu a voulu le faire indigent ; car c’est cette indigence, qui l’a contraint de les inventer, les uns pour se nourrir, les autres pour se couvrir. Et il valait mieux en effet, pour ceux qui ne s’appliqueraient ni à l’étude des mystères divins, ni à celle de la philosophie, qu’ils fussent dans l’indigence, afin qu’ils s’exerçassent l’esprit à inventer les arts ; que si, ayant abondance de toutes choses, ils eussent entièrement négligé de le cultiver. Ainsi, la disette des choses nécessaires pour la vie a produit, non seulement des laboureurs, des vignerons et des jardiniers ; mais de plus encore, des charpentiers et des forgerons dont l’industrie fournit des instruments aux arts qui nous donnent de quoi vivre. D’un autre côté, le besoin de se couvrir a fait les tisserands, les cardeurs et ceux qui filent : il a fait pareillement les maçons qui ont trouvé par degré les règles de l’architecture. Enfin on a aussi inventé l’art de la navigation, pour porter d’un pays dans un autre les choses dont on manqué en de certains lieux. De sorte qu’en cela même, il y a de quoi admirer la Providence ; et on peut compter pour un avantage de l’homme sur les autres animaux, de ce qu’elle l’a fait indigent ; car c’est parce que les autres animaux ne sont pas propres aux arts, qu’ils trouvent leur nourriture toute prête et qu’ils ont d’ailleurs une couverture naturelle ; les uns de poil, les autres de plumes, et les autres d’écaillés ou de coquilles. Ce qui servira de réponse à ce que dit Celse : Avec tout notre Irai ail et toutes nos sueurs, nous avons bien de la peine à nous nourrir ; mais eux ils n’ont que faire de semer ni de labourer, toutes choses leur naissent d’elles-mêmes.
Après cela comme s’il avait oublié que son dessein est de combattre les Juifs et les chrétiens, il s’objecte un vers d’Euripide qui est contraire à son sentiment, et il en attaque la pensée de toute sa force, la voulant faire passer pour une pensée peu raisonnable. Voici ses paroles. Si l’on m’allègue ce vers d’Euripide :
Le soleil et la nuit sont faits pour servir l’homme :
(Phéniciennes v. 549)
pourquoi sont-ils plutôt faits pour nous, que pour les fourmis et pour les mouches ? Car la nuit leur sert comme à nous pour se reposer, et la lumière du soleil pour voir et pour travailler. Il est donc clair que ce ne sont pas seulement quelques Juifs et quelques chrétiens qui ont dit que le soleil et les autres corps célestes sont faits pour le service de l’homme ; mais que le Philosophe du théâtre, comme il y en a qui l’appellent, l’a dit aussi bien qu’eux, lui qui avait étudié la physique sous Anaxagore. Par l’homme pour le service duquel il dit que ces choses ont été faites, il entend tous les êtres intelligents ; comme par le soleil et par la nuit, il entend tout ce que l’univers renferme. C’est (Grec : par synecdoche) une figure qui met la partie pour le tout. Peut-être aussi que par le soleil qui est la cause du jour, ce poète entend le jour même : pour nous montrer que les choses sublunaires sont celles qui ont le plus de besoin du jour et de la nuit ; et que les autres s’en peuvent plus aisément passer que celles qui sont sur la terre. Ainsi, Et le jour et la nuit sont dits pour servir l’homme ; parce que l’homme est une créature raisonnable. Si les fourmis et les mouches, travaillant le jour, et se reposant la nuit, jouissent avec l’homme de ce qui a été fait pour lui, il ne faut pas dire pour cela que le jour et la nuit aient été faits pour les fourmis et pour les mouches, ni que la Providence en les faisant, ait eu en vue quelque autre que l’homme. Celse continue en ces termes, comme pour répondre à la prétention des hommes, qui disent que c’est pour eux que les animaux sans raison ont été créés : Si l’on dit que nous sommes les rois des animaux, parce que nous les prenons à la chasse, et que nous en faisons nos repas ; pourquoi ne sera-ce pas plutôt nous qui serions faits pour eux, puisqu’ils nous prennent aussi et qu’ils nous mangent et surtout si l’on considère que pour les prendre nous avons besoin d’armes et de filets, de l’aide de plusieurs hommes et du secours des chiens : au lieu que pour eux ils sont armés par les mains de la nature, qui fait qu’ils sont toujours en état de nous surmonter facilement, sans qu’il faille qu’ils en cherchent les moyens hors d’eux-mêmes. Vous voyez par-là comment l’intelligence et la raison nous ont été données, pour nous être des armes beaucoup meilleures que toutes celles que les bêtes semblent avoir. En effet, parmi les animaux il n’y en a point dont nous ne nous rendions les maîtres par notre intelligence ; quoiqu’à l’égard du corps il y en ait de beaucoup plus forts que nous, et que nous soyons infiniment plus petits que d’autres : comme cela paraît par les éléphants, que leur immense grandeur ne nous empêche pas de prendre. Nous nous assujettissons par la douceur ceux qui se trouvent capables d’être apprivoisés : et pour les autres qui ne se peuvent apprivoiser, ou que nous ne voyons pas qui nous pussent être d’aucun usage, quelque apprivoisés qu’ils fussent ; nous nous précautionnons tellement contre eux, que nous les tenons sûrement renfermes tant qu’il nous plaît ; et que quand nous voulons les faire servir à notre nourriture, nous les tuons avec la même facilité que les animaux domestiques. Le Créateur a donc fait que l’homme par une suite naturelle de sa raison, est le roi de tous les animaux. Les uns nous servent à une chose, et les autres à une autre. Les chiens nous servent, par exemple pour garder nos troupeaux ou nos maisons : les bœufs, pour labourer nos terres : les bêtes de charge, pour porter nos fardeaux. Il faut dire aussi que les lions, les ours, les léopards, les sangliers et les autres bêtes farouches nous ont été donnés pour exciter les semences de courage qui sont en nous.
Celse s’adresse ensuite aux hommes en général, qui sentent bien eux-mêmes combien ils sont élevés au-dessus des animaux sans raison. Vous voulez, dit-il, que Dieu vous ait donné le pouvoir de prendre et de tuer les bêtes farouches. Mais avant que les hommes eussent fait société entr’eux, qu’ils eussent bâti des villes et inventé les arts, qu’ils eussent appris à se servir d’armes et de rets, il y a beaucoup d’apparence que c’étaient les hommes que les bêtes ravissaient et dévoraient, mais qu’eux ne prenaient guère de bêtes. Voyez encore que quoique les hommes prennent les bêtes et que les bêtes ravissent les hommes, il y a pourtant bien de la différence entre les hommes, à qui leur intelligence et leur raison donnent le dessus, et les bêtes à qui leur férocité et leur rage le donnent, quand on ne se sert pas de sa raison pour se garantir de leur fureur. Lorsqu’il dit : Avant que les hommes eussent fait société entre eux, qu’ils eussent bâti des villes et inventé les arts ; il ne se souvient pas sans doute de ce qu’il a déjà dit ailleurs : Que le monde est incréé et incorruptible, qu’il n’y a que les choses qui sont sur la terre qui soient sujettes aux déluges et aux embrasements, et qu’elles n’y sont pas même sujettes toutes à la fois. Comme donc ceux qui font le monde incréé ne sauraient marquer le temps de son origine, ils ne sauraient marquer aucun temps non plus où il n’y eût point de villes, et où les arts ne fussent pas encore inventés. Mais je veux qu’il parle de la sorte par concession, par rapport à nos sentiments plutôt qu’aux siens, tels qu’il les a posés ci-dessus : comment en conclura-t-il, qu’au commencement les hommes étaient ravis et dévorés par les bêtes, et que les bêtes n’étaient point prises par les hommes ? Car si Dieu a créé le monde et qu’il le conduise par sa providence, il faut nécessairement que les premiers hommes en qui tout le genre humain était encore comme dans sa source, fussent sous la garde et sons la protection de quelques êtres plus puissants ; qu’en ce temps-là, dis-je, les hommes eussent une étroite communication avec la Divinité. Et c’est ce qui a fait dire à Hésiode ;
Alors, hommes et dieux, assis à la même table.
Confondaient leurs plaisirs et partageaient leurs soins.
Les divins écrits de Moïse nous apprennent aussi que les premiers hommes recevaient des avertissements par des voix célestes et par des oracles, et qu’ils voyaient quelquefois des anges de Dieu, qui les vouaient trouver de sa part ; car il fallait bien que, dans ces commencements du monde, la nature humaine fût puissamment secourue, jusqu’à ce que les hommes, ayant fortifié leur intelligence et ayant fait des progrès dans les sciences et dans les arts, ils fussent en état de se conserver eux-mêmes, et de se passer de la direction et de l’assistance de ces ministres de Dieu qui se présentaient à eux, par son ordre, d’une façon extraordinaire. D’où il paraît qu’il est faux qu’on doive croire qu’au commencement c’étaient les hommes que les bêtes ravissaient et dévoraient, mais qu’eux ne prenaient guère de bêtes, et qu’il est faux encore de dire, comme fait Celse, de sorte qu’à en juger par-là, ce sont plutôt les bêtes à qui Dieu a assujetti les hommes. Dieu n’a point assujetti les hommes aux bêtes ; au contraire, il a fait que les hommes s’en pussent rendre les maîtres, par leur intelligence et par les arts qu’elle a inventés. Car ce n’est point sans une conduite particulière de Dieu que les hommes ont trouvé le moyen de se défendre des bêtes farouches et même de se les soumettre.
Mais notre brave adversaire ne voit pas combien de philosophes qui admettent la Providence, et qui disent qu’elle a fait toutes choses pour les êtres intelligents, peuvent se plaindre qu’il renverse (autant qu’il le peut) des dogmes de grande utilité, en voulant renverser la doctrine des chrétiens, qui s’accorde en cela avec la philosophie, ni combien c’est une pensée nuisible à la piété que Dieu ne mette point de différence entre l’homme et les fourmis ou les abeilles ; il ne voit pas tout cela lorsqu’il ajoute : Si l’on prétend que les hommes aient de l’avantage sur les autres animaux, en ce qu’ils bâtissent des villes, qu’ils font des lois, qu’ils ont des magistrats et des commandants, cela n’y fait rien ; car il en est de même des fourmis et des abeilles. Les abeilles ont leur roi, et il y en a parmi elles qui commandent et d’autres qui obéissent ; elles font la guerre, elles gagnent des batailles, elles usent du droit des vainqueurs, elles ont des villes et des faubourgs, elles travaillent et se reposent tour à tour, elles exercent la justice contre les lâches et les fainéants elles chassent et elles maltraitent les frelons… Il ne verra donc jamais la différence qu’il y a entre ce qui se fait par les lumières de la raison, et ce qui se fait par un mouvement aveugle de la nature et par la simple disposition des organes. A l’égard de ces actions des animaux, il n’en faut point chercher la cause dans quelque raison qui soit en eux ; car ils n’en ont point : le Fils de Dieu, qui est la raison originelle, et qui est aussi le roi de l’univers, a fait que ces mouvements de la nature, tout aveugles qu’ils sont, guident et dirigent les animaux à qui la raison n’a pas été accordée. Mais à l’égard des hommes, ils bâtissent des villes par leur industrie, et ils font divers règlements pour les maintenir. Les noms qui marquent entre eux de l’ordre, de la supériorité et de la prééminence, ces noms ne conviennent, à proprement parler, qu’aux facultés et aux habitudes vertueuses qui agissent conformément à leur nature ; mais, par abus, on les donne à ce qui s’est fait dans la société, sur cet exemple, qu’on y a imité autant qu’on a pu. Car c’est ce qu’avaient devant les yeux les premiers fondateurs des républiques bien ordonnées, lorsqu’ils ont sagement établi les lois, des magistrats et des commandants. On ne voit rien de pareil parmi les animaux sans raison, quoique Celse applique aux fourmis et aux abeilles ces noms de villes, de lois, de magistrats et de commandants, qui marquent de la raison et qui n’appartiennent qu’aux choses qui en dépendent. Il ne faut donc pas louer ce que font les fourmis et les abeilles, puisqu’elles le font sans raisonnement ; mais il faut admirer la Divinité qui a mis des rayons et des images de raison jusque dans les animaux qui n’en ont point. Ce qu’elle a peut-être fait à dessein de faire honte aux nommes, afin que, considérant les fourmis, ils devinssent plus laborieux et plus ménagers, où ils le doivent être, et que les abeilles leur apprissent à obéir aux puissances supérieures et à porter leur part des travaux qui sont nécessaires pour le bien et pour la conservation de la communauté. Peut-être encore que ces images de guerres, qui se voient parmi les abeilles sont pour montrer aux hommes comment il faut qu’ils en fassent de justes et de bien réglées, si la nécessité les contraint d’en faire. Elles n’ont ni villes ni faubourgs ; mais les compartiments (Gr. Hexagones) si réguliers de leurs ruches, l’assiduité de leur travail, et le repos qu’elles prennent tour à tour, toutes ces choses n’ont d’autre but que le bien de l’homme qui se sert diversement du miel, tantôt comme d’un remède très utile, tantôt comme d’un aliment très pur. Il ne faut point comparer non plus le traitement que les abeilles font aux frelons avec la justice qu’on exerce dans les villes, contre les lâches et les mauvais citoyens, ni avec la punition qu’on en fait ; mais il faut admirer en cela la Divinité, comme je l’ai déjà dit, et il faut aussi donner à l’homme la louange qu’il mérite, pour avoir pu embrasser la connaissance de tant de choses, et même les gouverner toutes comme ministre de la Providence, en telle sorte qu’aux œuvres de la Providence divine il joint les soins de la prévoyance humaine.
Celse, après avoir ainsi parlé des abeilles, pour abaisser non seulement les chrétiens, mais même tous les hommes, en rabaissant de tout son pouvoir nos villes, nos lois, notre police, nos magistratures et nos guerres pour la patrie, fait ensuite l’éloge des fourmis, afin de montrer, par les belles paroles qu’il y emploie, que les hommes, dans tout ce que l’économie leur fait faire pour leur subsistance, ne font rien que les fourmis ne fassent comme eux, et que nous ne devons point nous glorifier de notre prévoyance contre l’hiver, puisqu’elle n’a aucun avantage sur ce qu’il nomme aussi prévoyance dans ces animaux sans raison. Y a-t-il d’homme simple et incapable de pénétrer la nature de chaque chose, que Celse ne détourne, autant qu’il lui est possible, de tendre la main à ceux qui sont trop chargés, et de leur aider à porter leurs fardeaux, lorsqu’il dit des fourmis, qu’elles soulagent leurs compagnes, quand elles les voient qui succombent sous le faix ? Car un homme grossier et mal instruit ne manquera pas de dire : Puisqu’il n’y a point de différence entre nous et des fourmis, lorsque nous protons notre secours à ceux qui sont accablés sous quelque fardeau trop pesant, à quoi bon nous fatiguer en vain ? Pour ce qui est des fourmis, comme elles n’ont point de connaissance, elles ne peuvent tirer vanité de ce qu’on les compare aux hommes en ce qu’elles font ; mais pour les hommes, il ne tient pas à Celse, ni à ses raisonnements, qu’ils n’en souffrent du préjudice : car, ayant de la raison, ils sont capables de sentir le mépris qu’il fait des devoirs mutuels qu’ils se rendent. Ainsi, en voulant détourner du christianisme ceux qui liront son écrit, il détourne, sans y penser, ceux mêmes qui ne sont pas chrétiens, d’avoir pitié d’une personne trop chargée. Mais un philosophe comme lui, qui devait connaître les devoirs de l’humanité, était obligé, pour ne les pas détruire avec le christianisme, de contribuer lui-même, autant qu’il pourrait, à établir ce que les maximes des chrétiens ont d’utile et d’avantageux pour les autres hommes. Si les fourmis, quand elles serrent des grains, en rongent le germe, afin que, n’étant plus sujets à pousser, ils se puissent conserver toute une année, pour leur servir de nourriture, il ne se faut pas imaginer qu’elles le fassent par raisonnement. C’est que la nature, comme une bonne mère, a pris un tel soin de tout, jusqu’aux êtres mêmes qui n’ont point d’intelligence, qu’elle n’en a pas laissé le moindre où elle n’ait mis quelque trace de la sienne. Mais peut-être que Celse, qui prend souvent plaisir à faire le platonicien, veut nous insinuer par-là que toutes les âmes sont semblables, et que celle de l’homme ne diffère en rien de celles des abeilles et des fourmis ; ce qui est le sentiment de ceux qui font descendre l’âme du plus haut du ciel dans le corps non seulement de l’homme, mais aussi des autres animaux. Les chrétiens sont bien éloignés d’agir une pareille pensée, eux qui ont appris que l’âme humaine a été formée à l’image de Dieu, et qui voient qu’il est impossible qu’une nature formée à l’image de Dieu perde entièrement tous ses traits pour en prendre d’autres, dans les bêtes, formés à je ne sais quelle autre image.
Sur ce qu’il ajoute, Que quand les fourmis meurent, elles sont portées par les autres dans un lieu destiné pour cela, et mises ainsi dans les tombeaux de leurs pères : il lui faut répondre que plus il donne d’éloges aux animaux privés de raison, plus il élève malgré qu’il en ait, les ouvrages de cette première Intelligence, de cette raison originelle qui a tout su si bien disposer ; et plus encore, il fait de quoi l’esprit humain est capable, puisqu’il peut par ses pensées donner un nouveau lustre aux avantages dont la nature a pourvu ces animaux. Car Celse ne veut pas que ce qui passe pour n’avoir point de raison dans l’esprit et dans le langage de tous les hommes, en soit effectivement privé. Il croit que les fourmis raisonnent, lui qui s’était engagé à mettre toute la nature dans son jour ; et qui ne nous promettait pas moins que la vérité, par le titre de son livre. En effet, il parle des fourmis comme si elles entraient en conversation les unes avec les autres. Lorsqu’elles se rencontrent, dit-il, elles s’entretiennent ensemble ; ce qui fait qu’elles ne s’égarent point dans leur chemin. Elles ont donc la raison dans tous ses degrés ; elles ont naturellement les idées de certaines vérités universelles ; elles ont l’usage de la voix ; elles ont la connaissance des choses fortuites, et elles se savent exprimer. Car quand on s’entretient avec un autre, c’est par le moyen de la voix, et avec des paroles de la signification desquelles on est convenu : et souvent on parle de ces choses que l’on nomme fortuites. Or, vouloir attribuer cela aux fourmis, n’est-ce pas la chose du monde la plus ridicule ? Mais il n’a point de honte dédire encore, afin que l’absurdité de ses dogmes soit connue de toute la postérité : Si quelqu’un regardait du ciel en terre, quelle différence trouverait-il, je vous prie, entre ce que nous faisons et ce que font les fourmis ou les abeilles ? Je voudrais bien lui demander si celui qui, dans sa supposition regarderait du ciel ce que font les hommes et les fourmis, verrait seulement les corps des uns et des autres, sans connaître que d’un côté il y aurait un entendement qui agirait par raison : et que de l’autre il n’y aurait qu’un principe aveugle, une imagination conduite par ; seul instinct de la nature et par la disposition des organes. Il serait contre le bon sens de vouloir que celui qui regarderait du ciel en terre, vît de si loin les corps des hommes et ceux des fourmis, et qu’il ne soupçonnât pas quelle est la nature du principe de leurs actions, et si ce principe est accompagné de raison ou s’il ne l’est pas. Mais voyant une fois la nature du ces principes, il verrait aussi la différence qui se trouve entre eux : et combien l’homme est plus excellent, non seulement que les fourmis, mais que les éléphants mêmes. Car celui qui regarderait du ciel les animaux sans raison, ne verrait en eux, quelque grands que fussent leurs corps d’autre principe de leurs actions qu’une nature irraisonnable, s’il m’est permis de parler ainsi : mais, dans les hommes, il verrait l’intelligence qui leur est commune avec les êtres divins et célestes ; et peut-être avec le grand Dieu lui-même, d’où vient qu’il est dit, Que l’homme a été fait selon l’image de Dieu (Gen.. I, 27 ; Hébr.. I, 3 ; Col., I, 15). En effet l’image du grand Dieu, c’est l’intelligente, le Verbe qui est en Dieu.
Ensuite, comme si Celse s’efforçait de à baisser l’homme de plus en plus en lui égalant les bêtes, et qu’il ne voulût rien oublier de ce qu’on raconte d’elles de plus admirable, il dit qu’il y en a aussi qui savent les secrets de la magie : de sorte que les hommes ne s’en sauraient prévaloir comme d’un avantage qu’ils aient sur les bêtes. Voici de quelle manière il en parle : Si l’homme fait vanité de savoir les secrets de la magie, les serpents et les aigles en savent encore plus que lui ; car ils ont plusieurs préservatifs contre les poisons et contre les maladies : et ils connaissent la vertu de certaines pierres pour la guérison de leurs petits ; desquelles les hommes font tant d’estime, que quand ils en trouvent, ils s’imaginent avoir trouvé un trésor. Premièrement, je ne sais pourquoi il donne le nom de magie à cette expérience ou à cet instinct, qui enseigne aux animaux l’usage de ces préservatifs naturels ; car c’est un mot qu’on a coutume de prendre en un autre sens. Peut-être que, comme il est épicurien, il a eu dessein de donner indirectement atteinte à toutes ces sortes de secrets que débitent les magiciens, dont le nom veut dire aussi des fourbes et des imposteurs. Mais accordons-lui que les hommes, soit qu’on les appelle magiciens ou imposteurs, ou comme on voudra, fassent vanité de savoir ces secrets, comment les serpents en savent-ils encore plus qu’eux ? Lorsque les serpents se servent de fenouil pour se rendre la vue plus perçante, et le corps plus souple et plus agile, ils ne le font pas par les lumières de la raison, mais par la simple disposition que la nature a mise, à cet égard seulement, dans leurs organes : au lieu que quand les hommes font la même chose, ce n’est pas comme les serpents par un mouvement aveugle de la nature, mais en partie par expérience, en partie par raisonnement, et par un raisonnement qui est quelquefois une suite de conséquences tirées selon les préceptes de l’art. Tout de même quand les aigles, ayant trouvé la pierre qu’on nomme Aétite (Pierre d’aigle), la portent dans leur nid pour la guérison de leurs petits, comment peut-on dire qu’ils en savent plus que l’homme qui joint le raisonnement à l’expérience, et la prudence au raisonnement dans la connaissance et dans l’usage d’un remède que les aigles ne doivent qu’à la nature ? Je veux qu’il y ait encore d’autres préservatifs que les animaux connaissent ; s’ensuit-il que ce ne soit pas la nature, mais la raison qui les leur enseigne ? Si c’était la raison il n’y aurait pas dans les serpents une seule sorte de choses toujours la même, un autre dans les aigles et ainsi des autres animaux ; il n’y en aurait pas même pour deux ni pour trois, dans chaque espèce : mais il y en aurait autant que dans l’homme. Puis donc que parmi les animaux, chaque espèce en particulier se porte constamment à un seul et même remède, il est évident que ce n’est point le savoir ni la raison qui les y conduit ; mais la disposition naturelle de leurs organes, qui est un effet du soin que cette première intelligence que nous avons nommée la raison originelle, a pris de leur conservation. Ce n’est pas que si je me proposais seulement de faire tête à Celse, et d’arrêter ses efforts, je ne pusse alléguer ce passage des Proverbes de Salomon : Il y a sur la terre quatre choses qui, quoique très petites, sont plus sages que les sages mêmes. Les fourmis qui n’ont point de force, et qui font leurs provisions pendant l’été ; les hérissons qui ne sont qu’un peuple faible, et qui font leurs maisons parmi les rochers ; les sauterelles qui n’ont point de roi, et qui marchent comme de concert en ordre de bataille ; les lézards qui se servent de leurs mains pour marcher non pour se défendre d’être pris, et qui demeurent dans les forteresses bâties pour les rois (Prov., XXX, 24, etc.). Mais je ne veux pas me servir de ces paroles, comme s’il les fallait entendre à la lettre : au contraire j’y cherche un sens caché, comme en des énigmes, conformément au nom de Proverbes que le livre porte. Car les auteurs sacrés ont accoutumé de diviser en plusieurs espèces, les choses qui renferment un autre sens que celui qu’elles présentent d’abord : et les proverbes sont de ce nombre. De là vient que Notre-Seigneur disait, comme il nous est rapporté dans les Évangiles : Je vous ai dit cela en proverbes (il y a proprement ainsi) ; mais le temps vient que je ne vous parlerai plus en proverbes (Jean, XVI, 25). Ce ne sont donc pas les fourmis corporelles et sensibles qui sont plus sages que les sages mêmes, ce sont ceux que cet emblème désigne : et il faut juger des autres animaux sur le même pied. Pour Celse qui s’imagine que, dans les écrits des Juifs et des chrétiens, il n’y a qu’une simplicité grossière, et que ceux qui les expliquent allégoriquement leur font violence, il doit demeurer convaincu par ce passage, que son objection est très mal fondée et que ce qu’il dit que les serpents et les aigles en savent plus que l’homme, ne fait rien contre nous.
Après cela, voulant montrer bien au long que les hommes, sous ombre qu’ils connaissent la Divinité, ne doivent point prétendre l’emporter par-là sur tous les êtres mortels, puisqu’il y a des animaux sans raison qui en ont une idée pure et distincte, pendant que les plus subtils, soit d’entre les Grecs, soit d’entre les Barbares, ont partout tant de disputes à son occasion, il ajoute : Si l’on prétend élever l’homme au-dessus des autres animaux, parce qu’il est capable de connaître la Divinité et d’en recevoir l’idée et l’impression, qu’on sache qu’il y en a plusieurs parmi eux qui se peuvent attribuer le même avantage, et non sans fondement : car qu’y a-t-il de plus divin que de prévoir et de prédire l’avenir ? Or les autres animaux, et les oiseaux surtout, sont en cela les maîtres des hommes, et l’art de nos devins ne consiste qu’à entendre ce que ces animaux leur enseignent. Les oiseaux donc et les autres animaux propres à la divination auxquels Dieu découvre l’avenir, nous le montrent par des signes et par des symboles, ce qui est une preuve qu’ils ont naturellement plus de commerce et un commerce plus étroit avec la Divinité que nous n’en avons ; qu’ils nous passent en savoir et qu’ils sont plus chers à Dieu que nous. Les hommes les plus éclairés disent aussi que ces animaux communiquent ensemble d’une manière bien plus sainte et plus noble que nous ne faisons, et que, pour eux, ils entendent leur langage, comme ils le justifient, lorsqu’après nous avoir avertis que les oiseaux disent qu’ils iront en tel lieu et qu’ils y feront telle chose, ils nous les montrent qui y vont, et qui la font en effet. A l’égard des éléphants encore, il n’y a rien qui paraisse plus religieux pour les serments, ni qui garde à Dieu une fidélité plus inviolable : ce qui ne saurait venir d’ailleurs, sans doute, que de ce qu’ils le connaissent. Voyez, je vous prie, combien de choses il avance là hardiment, comme si elles étaient d’une vérité reconnue, sur lesquelles, néanmoins, les philosophes ne s’accordent pas. Car elles sont en question, tant parmi les Grecs que parmi les Barbares : les uns et les autres ayant, soit inventé, soit appris de quelques démons l’art de deviner par le moyen des oiseaux, et de ces autres animaux qu’on dit qui peuvent donner la connaissance de l’avenir. Premièrement, on dispute s’il y a ou s’il n’y pas un tel art. Secondement, ceux qui avouent qu’il y en a un, ne sont pas d’accord sur la cause d’où procèdent les effets qui lui servent de fondement : les uns voulant que ce soient de certains démons, ou de certains dieux savants dans l’avenir qui produisent toute celle différence que l’on remarque dans le vol ou dans le chant des oiseaux, et dans le mouvement des animaux d’autre espèce : les autres voulant que les âmes de ces animaux soient d’un ordre plus divin, et qu’ainsi elles soient plus capables de ces lumières ; ce qui est tout à fait contre l’apparence. Il fallait donc que Celse, qui se proposait de nous montrer qu’il y a dans les animaux sans raison quelque chose de plus divin que dans l’homme, et qu’ils le passent en savoir, insistât à prouver que l’art de prédire l’avenir est une chose réelle ; qu’ensuite il en fît clairement voir l’innocence ; qu’il réfutât solidement les raisons, tant de ceux qui soutiennent que cet art est nul, que de ceux qui prétendent que ce soient des dieux ou des démons qui impriment dans les animaux ces divers mouvements que les devins y étudient ; et qu’enfin il établit sa pensée, touchant les qualités divines de l’âme des bêtes. Alors, voyant qu’il aurait traité en philosophe cette importante matière, nous aurions tâché de répondre à ses arguments. Nous aurions renversé ce qu’il dit, que les animaux sans raison passent l’homme en savoir ; et nous aurions montré qu’il est faux que les idées qu’ils ont de la Divinité soient plus pures que les nôtres, et qu’ils communiquent ensemble d’une manière bien plus sainte et plus noble que nous ne faisons. Mais lui qui nous fait un crime de ce que nous croyons au grand Dieu, il voudrait que nous crussions que l’âme des oiseaux a des idées de la Divinité plus pures et plus distinctes que n’ont les hommes. Ce qui ne saurait être vrai, que les oiseaux n’aient des idées de Dieu plus distinctes que Celse n’en a. Pour Celse encore, qu’il en fût ainsi à son égard, on n’en serait pas surpris, puisqu’il juge de l’homme si désavantageusement. Mais à l’en croire, les oiseaux ont des idées plus sublimes, plus pures et plus divines non seulement que nous, je veux dire les chrétiens, ou que les Juifs qui reçoivent comme nous l’autorité des Écritures, mais que les théologiens mêmes des Grecs ; car ces théologiens étaient des hommes. Selon Celse donc, la race des oiseaux, avec ses prétendues lumières de divination, connaît beaucoup mieux la nature de la Divinité, que n’ont fait ni Phérécyde, ni Pythagore, ni Socrate, ni Platon. Ainsi, il faudrait que nous allassions à l’école des oiseaux afin que comme, dans le sentiment de Celse, ils nous enseignent l’avenir par leurs présages et par leurs augures, ils nous délivrassent aussi de tous nos doutes touchant la Divinité, en nous faisant part de ces idées si pures et si distinctes qu’ils en ont : il faudrait qu’il y allât, lui surtout qui croit qu’ils ont plus de savoir que les hommes, et qu’il se fit plutôt le disciple des oiseaux que d’aucun des philosophes de Grèce. Mais entre plusieurs raisons, nous en choisirons quelques-unes pour le convaincre et de fausseté dans son dogme, et d’ingratitude envers son Créateur. Car Celse étant dans l’honneur, puisqu’il est homme, il l’a si peu compris qu’il ne s’est pas même égalé aux oiseaux et aux autres animaux qu’il estime propres à la divination (Ps. XLIX, 13, 21). Il leur a cédé le premier rang ; il s’est abaissé au-dessous d’eux plus que les Égyptiens mêmes, qui adorent les bêtes comme si c’étaient des dieux ; et il a fait tout ce qu’il a pu pour leur rendre inférieur tout le genre humain, en soutenant que les hommes ont des idées de la Divinité moins nettes et moins distinctes que celles des animaux sans raison. Il faut donc examiner avant toutes choses s’il y a ou s’il n’y a pas un art de pénétrer dans l’avenir par le moyen des oiseaux, et de ces autres animaux qu’on dit qui en peuvent donner la connaissance ; car on allègue de part et d’autre des raisons qui ne sont pas à mépriser. D’un côté, le danger qu’il y a qu’en admettant un tel art, on ne quitte les oracles divins pour consulter les oiseaux, à la honte de l’intelligence humaine ; de l’autre, la déposition claire et formelle de plusieurs témoins qui assurent que diverses personnes ont évité de grands périls en suivant les avis que les oiseaux leur avaient donnés. Mais supposons ici la réalité de cet art, afin de montrer aux plus préoccupés qu’avec tout cela l’homme est beaucoup au-dessus des animaux privés de raison, et que ceux mêmes qui servent à la divination n’ont rien qu’on lui puisse comparer. En effet, s’il y avait en eux quelque chose de divin qui leur donnât une si pleine et si abondante connaissance de l’avenir, que, par manière déparier, ils en eussent de reste pour les hommes qui voudraient en profiter, il est clair qu’ils connaîtraient beaucoup mieux ce qui les regarderait eux-mêmes, et qu’ainsi ils se donneraient bien de garde de voler dans les lieux où les hommes leur ont tendu des pièges et des filets, et où les flèches d’un chasseur les peuvent atteindre. L’aigle prévoyant les embûches des serpents qui montent dévorer ses petits ou celles des hommes qui les vont quelquefois enlever, soit pour s’en divertir, soit pour en tirer quelque usage dans la médecine, ne ferait jamais son nid en des endroits où elle y fût exposée. En un mot, aucun de ces animaux ne se laisserait prendre aux hommes, étant plus divin et plus habile qu’eux. Mais de plus encore, ces animaux de présage, les oiseaux, dis-je, et les autres animaux, se font mutuellement la guerre. S’ils avaient donc une nature et des qualités divines, comme se l’imagine Celse, qu’ils reçussent l’idée et l’impression de la Divinité, et qu’ils connussent eux-mêmes l’avenir en le faisant connaître aux autres, l’oiseau que décrit Homère ne se serait pas mis avec sa nichée, en lieu où ils pussent être mangés par le dragon ; et le serpent dont il parle ailleurs, aurait bien su éviter les serres de l’aigle. Voici ce que cet incomparable poète dit du premier :
Pendant qu’au sacrifice à l’envi l’on s’apprête,
Un prodige étonnant en vient troubler la fête.
Un horrible dragon de pourpre et d’or semé,
Que Jupiter lui-même avait exprès formé.
Sortant du creux autel, au platane s’élance
Dont les épais rameaux ombrageaient l’assistance.
Au haut d’un arbre un nid renfermait huit petits,
De l’œuf à la clarté nouvellement sortis.
D’un saut il les atteint, d’un coup il les dévore :
Et vifs entre ses dents ils criaient tous encore
La mère qui le voit voltige tout autour,
Dans ses tristes regrets exprimant son amour.
Par l’aile il la saisit, replié sur lui-même.
Et sourd à tous ses cris l’engloutit la neuvième,
Enfin le même dieu qui le faisait mouvoir,
Le transforme en rocher pour marquer son pouvoir.
Des mystères divins s’augmente alors le trouble ;
Et dans nos cœurs glacés l’étonnement redouble.
(ILIADE, liv. II vr. 50S, etc.)
Et voici ce qu’il dit de l’autre :
Les Troyens orgueilleux de se voir les plus forts,
Pour gagner le rempart redoublaient leurs efforts.
Ils y montaient déjà, quand un aigle à leur vue,
Prend l’essor sur la gauche et vu percer la nue.
Un serpent dont le dos d’un beau rouge éclatait,
Dans les serres de l’aigle encor se débattait.
Son corps à longs replis s’entortille et s’agite ;
Il se tourne, il la frappe : en vain elle s’irrite ;
D’un coup au droit du cœur vivement il l’atteint. ;
De lâcher prise alors la douleur la contraint.
Au milieu des Troyens elle jette sa proie ;
Et poussant un grand cri, son aile au vent déploie.
Tous, à l’aspect du monstre, ils frémissent d’horreur ;
Et tous de Jupiter, ils craignent la fureur.
(ILIADE, liv. XII, v. 200, etc.)
Dira-t-on que l’aigle avait la connaissance de l’avenir ; et que le serpent, qui est, un des animaux que les devins observent, ne l’avait pas ? Il serait aisé de faire voir ; que l’on aurait tort de mettre entre eux cette différence : et il ne sera plus difficile de convaincre ceux qui voudraient dire qu’ils connaissaient tous deux l’avenir ; car si le serpent l’avait connu, il se serait bien gardé de l’aigle. L’on pourrait encore produire une infinité d’autres exemples, pour prouver que ce ne sont point les animaux, qui aient en eux-mêmes une âme capable de connaître l’avenir ; mais que, selon Homère, et selon la plupart des hommes, c’est Jupiter lui-même, qui les envoie ; ou quelquefois Apollon qui, en de certaines rencontres,
Dépêche l’Épervier, son message fidèle.
(ODYSS., liv. XV, b. 523).
Pour nous, nous croyons que ce sont de mauvais démons qui, pour ainsi dire, sont de l’ordre des Titans et des géants, et qui, par leur impiété envers le vrai Dieu, et en vers les anges célestes, sont tombés du ciel en terre, où ils se roulent dans les ordures des corps les plus grossiers, et les plus impurs. De sorte que, n’étant pas revêtus d’un corps terrestre, ils peuvent voir quelque chose dans l’avenir : et ils en font toute leur étude pour détourner les hommes du service du vrai Dieu. Ces démons se glissant dans le corps des animaux les plus carnassiers, les plus farouches et les plus rusés, ils les poussent où il leur plaît, et comme il leur plaît ; ou, agissant sur leur imagination, ils les portent à voler et à se mouvoir de telle ou telle manière, afin que les hommes, éblouis par cet art de pénétrer l’avenir, avec l’aide des animaux sans raison, ne cherchent point le grand Dieu, qui conduit et qui gouverne toutes choses, et ne se mettent point en peine du culte légitime qui lui doit être rendu ; mais qu’ils tombent eux aussi, du ciel en terre, attachant leur esprit à des oiseaux et à des serpents, à des renards même et à des loups. Car ceux qui s’y entendent, ont remarqué, que c’est par ces sortes d’animaux que l’avenir se prévoit le plus clairement : les démons n’ayant pas le même pouvoir sur les animaux privés et domestiques, qu’ils ont sur d’autres, à cause de l’affinité de leurs communs vices, qui dans les bêtes ne sont pas proprement des vices, mais quelque chose qui y ressemble. Ce qui fait que je ne trouve guère rien de plus admirable, dans Moïse, que ses considérations sur la différente nature des animaux ; soit que Dieu lui eût révélé quel rapport il y a entre chacune du leurs espèces et les démons ou que sa propre méditation le lui eût appris. Car dans la distinction qu’il en fait, il met au rang des impurs tous ceux dont les égyptiens, ou les autres peuples se servent pour leurs prédictions (Lévit., XI) ; et il reconnaît pour purs la plupart des autres. Ainsi, le loup, le renard, le serpent, l’aigle, l’épervier et les autres semblables sont impurs selon Moïse : et pour l’ordinaire l’on voit tant dans la loi, que dans les prophètes, que les animaux de celle sorte sont mis pour représenter ce qu’il y a de plus méchant dans le monde ; sans que jamais il y soit parlé de loup ou de renard en bons termes. Je crois donc que chaque espèce de démons a une certaine liaison avec chaque espèce d’animaux : et que comme entre les hommes, les uns sont plus forts que les autres, sans que cela vienne de la bonté ou de la dépravation de leurs mœurs ; tout de même il y a des démons qui ont plus de puissance que d’autres, dans les choses indifférentes ; ceux disposant d’une espèce d’animaux, et ceux-là d’une autre pour tromper les hommes par leurs présages, sous les ordres de celui que nos Écritures appellent le Prince de ce siècle (Jean, XII, 19 ; et II Cor., IV, 4). Voyez jusqu’où va l’impureté des démons, de se servir de belettes, comme ils font quelquefois, pour prédire l’avenir : et jugez vous-même ce qu’il faut plutôt croire, ou que ce soit le grand Dieu avec son Fils, qui donne aux oiseaux, et aux autres animaux, ces mouvements significatifs ; ou que ceux qui les leur impriment, au lieu de les imprimer aux hommes mêmes, qui sont là présents, soient des mauvais démons, et comme nos saints écrits les appellent, des esprits impurs (Matth., X, 1). D’ailleurs, si l’âme des oiseaux est divine, parce que les oiseaux servent à marquer l’avenir, à plus forte raison, lorsque le présage vient d’une personne humaine, l’âme de cette personne doit passer pour divine. Ainsi, selon nos gens, la meunière qui disait dans Homère des amants de Pénélope,
Que pour eux ce repas puisse être le dernier.
(ODYSS., liv. XX, v. 116 et 19.)
avait en soi quelque chose de divin : mais le grand Ulysse, qu’Homère nous représente comme le favori de Minerve, n’avait rien de tel, puisqu’il ne fit qu’écouter, et que recevoir avec joie le présage de celle divine meunière,
Ulysse, plein de joie, accepta le présage
(Ibid., v 130)
dit le poète. Remarquez, encore, que si les oiseaux ont une âme divine et s’ils sentent l’impression de Dieu, ou des dieux, comme parle Celse, il faut aussi que les hommes, quand ils éternuent, le fassent par je ne sais quoi de divin, qui soit dans leur âme, et qui leur donne un pressentiment de l’avenir. Car il y en a plusieurs qui mettent l’éternuement au nombre des présages : témoin ce vers,
Pour seconder ces vœux, soudain il éternue,
et ce que dit Pénélope
Vois-tu pas que mon fils, qui vient d’éternuer,
Nous promet que nos maux doivent diminuer.
(Ibid. liv. 1, v. 545.)
Mais la véritable Divinité, pour faire connaître l’avenir, ne se sert ni des animaux sans raison, ni des hommes du commun : elle inspire des mouvements surnaturels aux âmes des hommes dont elle veut faire ses prophètes choisissant pour cela les plus saintes et les plus pures. C’est ce qui fait que, dans la loi de Moïse, j’admire, entre autres choses, cette défense : N’usez point d’augures ni d’auspices (Lévit., XIX, 26) : avec ce qui est dit ailleurs : Les nations, que le Seigneur votre Dieu va détruire de devant vous, observent les présages, et consultent les devins ; mais pour vous, c’est ce que le Seigneur votre Dieu ne vous permet point (Deutér., XVIII, 14), après quoi il est ajouté : Le Seigneur votre Dieu vous fera naître un prophète d’entre vos frères (Ibid. 15.) Dieu voulut même qu’un de ces devins décriât son propre art, en disant par l’inspiration du Saint-Esprit : Il ne se voit point d’augures en Jacob, l’art de prédire ne s’exerce point en Israël : mais dans le temps qu’il sera besoin, ce que Dieu devra faire sera révélé à Jacob et à Israël (Nombr., XXIII, 23). Sachant donc ces choses et plusieurs autres semblables, nous voulons obéir à ce précepte mystique : Gardez votre cœur avec grand soin (Prov., IV, 23) de peur que quelque démon ne s’empare de notre entendement, ou que quelque esprit ennemi ne se rende le maître de notre imagination, pour nous la tourner à son plaisir. Nous souhaitons plutôt que Dieu fasse luire dans nos cœurs, la clarté de sa connaissance glorieuse (II Cor. IV, 6), et que son Esprit vienne imprimer les idées des choses divines, dans notre imagination. Car tous ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu, sont enfants de Dieu (Rom., VIII, 14). Il faut savoir au reste, que la connaissance de l’avenir n’est pas, nécessairement, une chose divine. C’est de soi-même une chose indifférente, qui peut convenir aux bons et aux méchants. Un médecin, par exemple, quoique vicieux qu’il puisse être, prévoit de certains événements, par les règles de son art. Tout de même, encore, les pilotes, quelles que soient leurs mœurs ont des signes, par l’expérience de ceux qui les ont précédés, et par leurs propres observations., pour prévoir les tempêtes et les divers changements qui arrivent en l’air. Cependant on ne dira pas, pour cela, et malgré les dérèglements de leur vie, qu’il y ait en eux quelque chose de divin. Il est donc faux de dire, comme fait Celse : Qu’y a-t-il de plus divin, que de prévoir et de prédire l’avenir ? Il est faux aussi, Qu’il y ait plusieurs animaux qui se puissent attribuer l’avantage de connaître la Divinité, et d’en recevoir l’idée et l’impression. Tous ceux qui sont privés de raison ne le sauraient faire. Et il n’est pas plus vrai. Que les animaux sans raison aient un commerce étroit avec la Divinité ; car les plus habiles mêmes d’entre les hommes, s’ils demeurent dans leurs péchés, sont bien éloignés de ce commerce. Il n’est que pour ceux qui ont la véritable sagesse et la véritable piété, tels que nous croyons qu’ont été les prophètes et Moïse en particulier ; auquel. à cause de sa grande pureté, l’Écriture rend ce témoignage ; Moïse s’approchera seul de Dieu : et les autres se tiendront éloignés (Exod., XXIV, 2).
Peut-on rien s’imaginer de plus impie que ce, que dit Celse, lui qui accuse les autres d’impiété : Que non seulement les animaux sans raison passent les hommes en savoir, mais qu’ils sont même plus chers à Dieu ? Qui ne serait choqué d’entendre dire à un homme que les serpents, les renards, les loups, les aigles et les éperviers sont plus chers à Dieu que les hommes ? S’ils sont plus chers à Dieu que les hommes, il s’ensuit qu’ils lui sont plus chers et que Socrate, et que Platon, et que Pythagore, et que Phérécyde et que tous ces théologiens qu’il a tant vantés il n’y a qu’un moment ; de sorte qu’il y aurait lieu de faire là-dessus ce souhait pour lui : Puisque ces animaux sont plus chers à Dieu que l’homme, puissiez-vous être cher à Dieu avec eux ; puissiez-vous ressembler à ceux qui, dans votre sentiment sont plus chers à Dieu que les hommes ! Et il ne devrait pas le prendre en mauvaise part : car qui ne souhaiterait d’être parfaitement semblable à ce qu’il croit de plus cher à Dieu, pour être cher à Dieu lui-même ? Voulant nous persuader, après cela, que les animaux sans raison communiquent ensemble d’une manière bien plus sainte et plus noble que nous ne faisons, il se couvre de l’autorité, non de quelques personnes du commun, mais des hommes les plus éclairés, c’est-à-dire, à parler proprement, les plus vertueux : car il n’y a point de méchant qui doive passer pour éclairer. Les hommes les plus éclairés disent aussi, dit-il, que ces animaux communiquent ensemble d’une manière bien plus sainte et plus noble que nous ne faisons, et que pour eux ils entendent leur langage comme ils le justifient, lorsqu’après nous avoir avertis que les oiseaux disent qu’ils iront en tel lieu et qu’ils y feront telle chose, ils nous les montrent qui y vont et qui la font en effet. Dans la vérité il n’y a jamais eu d’homme éclairé qui ail dit cela : et il n’y a point d’homme sage qui puisse croire que les animaux sans raison communiquent ensemble d’une manière bien plus sainte et plus noble que ne font les hommes. Mais, si pour bien connaître la solidité de la pensée de Celse nous voulons en examiner les conséquences, il se trouvera que selon lui, les entretiens des animaux sans raison sont plus saints et plus nobles que les graves entretiens de Phérécyde, de Pythagore, de Socrate, de Platon et de tous les philosophes : ce qui est une chose non seulement peu vraisemblable, mais même visiblement absurde. Quand nous accorderions, au reste, qu’il y a des gens qui, entendant le confus langage des oiseaux, nous avertissent qu’ils vont en tel lieu et qu’ils y feront telle chose, nous pourrions dire que ce sont des démons qui marquent cela aux hommes par de certains signes, à dessein de les séduire et d’arracher leur cœur à Dieu, faisant qu’ils se précipitent du ciel en terre et plus bas encore.
Je ne sais pas où il a appris que les éléphants soient religieux pour les serments, qu’ils connaissent Dieu et qu’ils lui gardent mieux la fidélité que nous. J’ai lu plusieurs choses admirables de la nature et de la docilité de ces animaux : mais je ne sache pas qu’aucun auteur ait jamais parlé de cette religion. Si ce n’est que Celse nomme ainsi l’attachement qu’ils ont pour leur maître lorsqu’on les a une fois apprivoisés ; comme si c’était un traité dont ils voulussent observer tes conditions, ce qui encore n’est pas véritable. Car il y a des exemples dans les histoires, bien qu’ils soient rares, qui font voir que des éléphants que l’on avait cru apprivoisés ont repris leur férocité contre les hommes, et qu’à cause de cela on. les a fait mourir comme n’étant plus bons à rien. Puisqu’il allègue ensuite, pour prouver à ce qu’il prétend que les cigognes ont plus de piété que les hommes, ce que l’on raconte de cet oiseau (Grec : Animal), qu’il nourrit ceux qui lui ont donné la vie, leur rendant ainsi ce qu’il en a reçu : il lui faut dire, que les cigognes ne font pas cela par la considération de leur devoir ni par les lumières de la raison, mais par la conduite de la nature qui a voulu, en disposant leurs organes de cette sorte, proposer aux hommes, dans ces animaux sans raison, un exemple de reconnaissance qui fût capable de leur faire honte s’ils étaient ingrats à leurs pères et à leurs mères. Si Celse savait quelle différence il y a entre faire ces choses par raison et les faire par un mouvement aveugle de la nature, il ne dirait pas que les cigognes ont plus de piété que les hommes. Après cela, comme s’il avait dessein de combattre pour la piété des bêtes, il nous parle aussi du phénix, cet oiseau d’Arabie qui, au bout de plusieurs années, va porter en Égypte le corps de son père, renfermé dans une boule de myrrhe comme dans un tombeau, et le pose dans le lieu où est le temple du soleil. J’avoue que les histoires en parlent ainsi : mais quand ce qu’elles en disent serait vrai, ce pourrait être encore une chose purement naturelle ; la Providence divine ayant voulu par cette riche abondance qu’elle déploie aux yeux des hommes, dans tant d’animaux différents et jusque dans les oiseaux, leur faire remarquer l’admirable diversité des parties dont elle a composé l’univers : elle aura donc fait cet oiseau, unique en son espèce, pour faire admirer non pas l’oiseau mais celui qui l’a créé.
Celse ajoute enfin, par forme de conclusion : il ne faut donc pas croire que ces choses-là aient été faites pour l’homme, comme elles n’ont pas été faites pour le lion, pour l’aigle ou pour le dauphin ; afin que ce monde, qui est l’ouvrage de Dieu, fût un tout par fait, dont les parties eussent ensemble une juste proportion, elles n’ont pas dû se rapporter les unes aux autres, si ce n’est dans une seconde vue, mais toutes à l’univers. C’est de l’univers que Dieu prend soin ; jamais la Providence ne l’abandonne, et il ne tombe jamais dans le désordre. Dieu ne vient point se le réconcilier après un certain temps ; les hommes n’allument point sa colère, non plus que les singes ou les rats ; et il ne leur fait point de menaces, chaque chose gardant le rang où il l’a placée. Voyons en peu de mots ce que nous avons à lui répondre là-dessus. Je crois avoir déjà démontré suffisamment que c’est pour l’homme et pour tous les êtres intelligents que toutes choses ont été faites. Si elles ont donc été faites principalement pour les êtres intelligents et raisonnables, que Celse dise, tant qu’il lui plaira, qu’elles ne l’ont pas été pour l’homme, non plus que pour le lion et pour ces autres animaux qu’il a nommés, nous lui soutiendrons toujours que ce n’est point pour le lion, pour l’aigle ou pour le dauphin que Dieu a créé toutes choses, mais qu’il lésa créées pour l’homme, qui est un animal raisonnable, afin que ce monde, qui est l’ouvrage de Dieu, fut un tout parfait, dont les parties eussent ensemble une juste proportion. Car cette pensée est belle et mérite d’être approuvée. Ce n’est pas de l’univers seulement que Dieu prend soin, comme Celse se l’imagine ; il prend soin des êtres intelligents, par préférence à tout l’univers, mais il est bien vrai que jamais la Providence ne l’abandonne. Car bien qu’il y ait de ses parties qui tombent dans le désordre, à cause du péché des êtres intelligents et raisonnables, Dieu vient pourtant le rétablir et se le réconcilier après un certain temps. Les singes et les rats n’allument point sa colère : mais il fait sentir sa justice et ses châtiments aux hommes qui ne se tiennent pas dans les bornes de la nature, et il les fait menacer de ses jugements par ses prophètes et par le Sauveur qu’il a envoyé pour tout le genre humain. Il leur fait, dis-je, des menaces, afin que ceux qu’elles loucheront se convertissent, et que ceux qui refuseront de se rendre à ces motifs de conversion souffrent les justes supplices dont sa sagesse trouvera à propos de punir, pour le bien de l’univers, des personnes qui auront besoin d’un remède si violent et d’une correction si sévère. Mais il est temps de finir ce quatrième livre. Dieu, par son Fils, qui est Dieu le Verbe, la sagesse, la vérité, la justice (Jean, I, 1, et XIV, 6 ; et I Cor., I, 30), et tout ce que nous apprend de lui la théologie des saintes Écritures, nous veuille faire la grâce, en éclairant notre âme des lumières de sa parole, de commencer aussi le cinquième, et de l’achever heureusement pour l’utilité de ceux qui le liront.