Histoire de la Bible en France

III
La défense

1. Comment la Bible se défendit

Dans les régions où la Bible était répandue, elle se maintint. Elle continua à se rendre indispensable, à nourrir la piété et l’esprit d’indépendance.

Chose remarquable, ce Metz, où la Bible était tellement lue à la fin du douzième siècle, nous a légué deux des plus beaux textes bibliques que l’on possède, l’Évangile et le psautier lorrains, dont les manuscrits ont conservé les noms de trois familles nobles, les d’Esch, les de Barisey, les de Gournay. La famille d’Esch, en particulier, s’est occupée de la Bible française pendant plusieurs générations. Un manuscrit de la Bible, retrouvé à Épinal[b], contient des notes de toute sorte, écrites de 1395 à 1462 au moins, que ces nobles Messins y jetaient pêle-mêle au hasard de la lecture. Ce manuscrit constitue, pour ainsi dire, le livre de famille des d’Esch. Philippe d’Esch, maitre échevin de Metz en 1461, copia dans cette Bible les psaumes de pénitence en patois lorrain. Un Évangéliaire de 1200 porte les armes et la devise du fils de Philippe, Jacques d’Esch, échevin de Metz en 1485. Ces détails montrent que les traditions bibliques se continuèrent à Metz, malgré l’opposition de Bertram, et malgré la croisade d’Innocent III en 1211.

[b] Bulletin de la Société des anciens textes, 1876, p. 64.

Un autre trait, qui suffirait à montrer que la Bible ne cessa pas d’être lue à Metz et d’y faire son œuvre, c’est que cette ville fut un des premiers berceaux de la Réforme.

Vers 1500, une vingtaine d’années avant qu’on parlât de Luther, une dame de Metz causait un jour avec quelques amies réunies chez elle, tandis que son jeune garçon chevauchait sur un bâton à travers la chambre. Tout à coup, les oreilles de l’enfant furent frappées par la voix de sa mère, qui se faisait plus sérieuse, et par les choses extraordinaires qu’elle disait : « L’Antéchrist viendra bientôt avec une grande puissance, et il détruira ceux qui se seront convertis à la prédication d’Élie ». Ces paroles furent plusieurs fois répétées. Elles témoignaient d’une connaissance remarquable des Écritures. Cet enfant n’était autre que Pierre Toussain, le futur réformateur du pays de Montbéliard, qui devait prêcher l’Évangile à Metz même, et condamner le bûcher de Servet[c].

[c] Lettre de Toussain à Farel (mss. de Neuchâtel), citée par M. Pétavel, La Bible en France, p. 25.

Ainsi, ni les manuscrits bibliques en langue vulgaire, ni la connaissance et l’amour de la Bible n’avaient disparu au sein de la population de Metz. La Bible s’était maintenue. A l’autre extrémité de la France il en fut de même.

Voici quelques détails sur l’interrogatoire que fit subir l’inquisiteur Geoffroy d’Albis au clerc Pierre de Luzenac, à Carcassonne, le 19 janvier 1308. L’accusé raconte comme quoi deux ministres albigeois, Pierre Autier d’Ax (le chef de la secte) et son fils Jacques, lui ont montré, au bourg de Larnat, chez Arnaud Issaure, un très beau livre, très bien écrit de lettres bolonaises et parfaitement enluminé d’azur et de vermillon, où se trouvaient, à ce qu’ils lui dirent, les Évangiles en roman et les épîtres de saint Paul. « Je leur dis, ajoute Pierre de Luzenac, que la chose ne me plaisait pas, parce que cette Bible était en roman et que j’aurais mieux aimé qu’on fit la lecture en latin ». Jacques Autier, alors, le pria de lui acheter, lorsqu’il irait à Toulouse, une Bible complète pour le prix courant de vingt livres ou environ. Pierre Autier lui fit la même demande. « Je leur répondis que je ne comptais pas aller à Toulouse, parce que j’y avais été mis en prison, mais que je pensais aller à Montpellier ou à Lérida (en Catalogne) pour y étudier, et qu’ils m’envoyassent l’argent en lieu sûr, que je leur enverrais cette Bible de Montpellier, où on en trouve facilement. » (Bibles provençales et vaudoises, par S. Berger, p. 372.)

Ce morceau nous paraît être du plus haut intérêt ; il montre qu’au quatorzième siècle, malgré l’intervention de Rome, la Bible était un peu partout dans le midi de la France, et qu’on pouvait se la procurer facilement soit à Toulouse, soit à Montpellier, pour un prix relativement modique. Dans le midi comme dans le nord, la Bible, une fois connue, se rendit indispensable. On ne put pas la déloger.

Bien plus, ces traductions françaises ou provençales des Écritures, non seulement ne purent être extirpées du sol qui les avait vues naître, mais encore elles rayonnèrent bien au delà des limites et de la Provence et de la France.

L’étude des vieux manuscrits de la Bible italienne primitive montre d’une manière évidente qu’à la base de la Bible italienne il y a non seulement la Vulgate, mais aussi des traductions françaises et provençales. Une traduction vénitienne trahit comme source, sans que le doute soit possible, une version française. De plus, le texte latin lui-même, qui a servi pour la version italienne, contient plusieurs locutions très rares dans les manuscrits bibliques, mais particulières aux leçons reçues dans le midi de la France. La conclusion s’impose : les premiers qui travaillèrent à la traduction de la Bible en italien sont des missionnaires vaudois venus de France.

Et il en a été de même dans l’Espagne occidentale. Une grande partie de la traduction en catalan et de l’Ancien et du Nouveau Testament procède soit de la Vulgate, soit de la traduction française du treizième siècle. Le plus ancien manuscrit catalan des Évangiles dérive d’une traduction provençale. Et M. Reuss, auquel nous empruntons ces détails, ajoute : « Qui l’aurait cru, que déjà au moyen âge, la Bible française aurait exercé une influence aussi étendue dans quelques-uns des pays environnants ? »

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