Nous citons encore M. Matthieu Lelièvre :
« La Bible fut la grande, je devrais dire l’unique éducatrice de tous nos martyrs du seizième siècle. Ils furent les hommes du Livre.
A quelque rang de la société qu’ils appartinssent, nobles, magistrats ou artisans, ils furent les hommes de la Bible. Le lettré Louis de Berquin et les humbles cardeurs de Meaux trouvèrent également la vérité et la vie dans la lecture du Nouveau Testament. De ces derniers, Crespin nous dit que « les artisans, comme cardeurs, peigneurs et foulons, n’avaient autre exercice en travaillant de leurs mains, que conférer de la Parole de Dieu et se consoler en icelle. Spécialement les jours de dimanche et fêtes étaient employés à lire les Écritures et s’enquérir de la volonté du Seigneur ». Ne nous étonnons pas que cette communauté de Meaux ait été le berceau de notre Réforme française et qu’elle lui ait donné son premier martyr, Jean le Clerc, en 1525, et, vingt ans plus tard, quatorze autres martyrs, brûlés le même jour, et qui moururent en chantant des psaumes.
Dès lors le témoignage rendu à la Bible par les martyrs est unanime. On ne revient pas de surprise, en lisant les interrogatoires de ces hommes, pour la plupart d’humble naissance, de les entendre défendre les doctrines évangéliques, avec une précision, une vigueur, une habileté que pourraient leur envier des théologiens de profession. Aux prises avec des docteurs catholiques qui avaient à leur disposition à la fois la science et la sophistique des écoles, ils ne pouvaient l’emporter sur eux que par la supériorité de leurs connaissances bibliques, et cette supériorité-là, ils l’eurent incontestable et écrasante. On peut dire d’eux, avec l’Apocalypse : « Ils vainquirent par le sang de l’Agneau et par la parole du témoignage »
Écoutez Pierre Navilhéres, l’un des cinq escoliers de Lausanne martyrisés à Lyon : « Si notre père charnel nous a laissé une vigne ou un champ par son testament, nous prendrons bien la peine de le lire ou de le faire lire ; et nous ne lirions pas le testament de notre Père céleste ! Si on me condamne à la mort comme hérétique, ajoutait-il, on ne me condamne pas seul, mais la Parole de Dieu, les apôtres et les saints docteurs. »
Écoutez le témoignage d’un apprenti imprimeur, Jean Morel : « Ma foi est fondée sur la doctrine des prophètes et des apôtres. Et encore que je ne suis pas beaucoup versé ès saintes Lettres, si est-ce que d’icelles j’en puis apprendre ce qui est nécessaire à mon salut, et les lieux que je trouve difficiles, je les passe jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu me donner le moyen de les entendre. Et ainsi je bois le lait que je trouve en la parole de Dieu. »
Écoutez le témoignage de l’illustre magistrat martyr, Anne du Bourg, déclarant aux commissaires chargés d’instruire son procès, qu’il n’a qu’un regret, celui de « n’avoir pas employé à étudier les Écritures saintes le temps qu’il a employé à étudier au droit civil et aux lettres humaines », et « qu’il croit qu’ès dits livres, tout notre salut est compris, et que ce serait un grand blasphème de penser que Dieu n’eût été assez sage pour nous faire suffisamment entendre sa volonté en ce qui regarde notre rédemption et réconciliation. »
En feuilletant l’Histoire des Martyrs, on verra presque à chaque page la confirmation de cette parole du Psalmiste : « Ta parole rend les plus simples intelligents » (Psaumes 119.130). Voici une jeune femme, Philippe de Luns, à laquelle ses juges demandent où elle a appris la doctrine pour laquelle elle veut mourir. Elle répond qu’ « elle a étudié au Nouveau Testament ». On la presse de questions sur l’autorité que le pape s’attribue : elle répond qu’ « elle n’en a rien trouvé au Nouveau Testament, et qu’elle n’y a point lu qu’autre eût autorité de commander en l’Église que Jésus-Christ ». On cherche à l’embarrasser sur d’autres points de la doctrine romaine ; mais elle déclare qu’« elle n’a d’autre instructeur que le texte du Nouveau Testament ». C’est sa forteresse imprenable, et elle refuse d’en sortir.
Pour montrer à quel point la lecture habituelle des Saintes Écritures armait pour la lutte les esprits les plus simples et les plus incultes, je citerai deux autres exemples de martyrs, choisis dans la classe la plus abaissée du peuple français sous l’ancien régime, la classe des paysans. Étienne Brun, du Dauphiné, avait été amené à la foi par la lecture du Nouveau Testament. Dans le village de Réortier (Hautes-Alpes), où il habitait, il n’hésitait pas à entrer en discussion avec les prêtres, et il leur fermait la bouche par ses citations bien choisies. Comme ils lui reprochaient son ignorance du latin, ce jeune paysan se procura une Bible latine, et acquit bientôt une connaissance suffisante de cette langue pour pouvoir opposer aux prêtres les textes bibliques d’après la Vulgate. A bout d’arguments, ceux-ci eurent recours à la violence, et firent jeter Brun dans les prisons de l’évêque d’Embrun. Il répondait à ceux qui essayaient de lui arracher un acte de faiblesse, en l’apitoyant sur la triste condition où sa mort laisserait sa femme et ses enfants : « Moyennant que la pâture de l’âme, qui est la Parole de Dieu, ne leur défaille point, je n’ai souci aucun du pain du corps. » « Vous croyez me condamner à la mort », dit-il aux juges qui l’envoyaient au bûcher, « vous vous trompez, c’est à la vie que vous me condamnez. »
Le cas d’un autre paysan, Pierre Chevet, vigneron à Villeparisis, est également remarquable. Il avait tellement lu son Nouveau Testament qu’il le savait « sur le doigt », ainsi parle Crespin. Un moine, qui venait prêcher l’Avent dans ce village, crut avoir facilement raison de cet hérétique et le fit appeler. Chevet vint le trouver, apportant avec lui son Nouveau Testament, dont il sut faire si bon usage, que le prêtre ne trouva d’autre moyen de s’en tirer qu’en le faisant arrêter. On le conduisit à la prison du Châtelet, à Paris. Le prêtre chargé de l’interroger lui demanda s’il croyait à la messe « Est-elle contenue au Nouveau Testament ? » demanda-t-il. Le prêtre avoua que non. « Dans ce cas, je n’y crois pas », répliqua-t-il. Avec une bonhomie pleine de finesse, il expliqua ainsi à ses juges la raison de sa foi au Nouveau Testament. « Quand, dit-il, mon père et ma mère allèrent de vie à trépas, ils m’ordonnèrent exécuteur de leur testament. J’accomplis leur volonté et fis beaucoup plus qu’ils n’avaient ordonné. Mais devinez quand ce vint à rendre compte à mes cohéritiers, s’ils en avouèrent jamais rien, ou s’ils en voulurent jamais rien croire ? Ainsi ne croirais-je point ce qui aura été ajouté au testament de mon Père et Sauveur. »
On lui demanda d’où lui venait tant d’assurance, à lui, pauvre vigneron. « Il est écrit, répondit-il : Ils seront tous instruits de Dieu. Pourquoi ne saurais-je pas ce qui appartient à mon salut, quand j’ai un si bon docteur, l’Esprit de Dieu ? — Oses-tu dire, lui demandait-on, que tu aies l’Esprit de Dieu ? — Je suis des enfants de Dieu, répliqua-t-il, et l’Esprit de Dieu m’est donné pour être l’arrhe de mon adoption » (Cette réponse d’un simple paysan devant la cour de l’évêque de Paris nous montre avec quelle puissance la grande doctrine du testimonium Spiritus sancti, remise en lumière par nos réformateurs, s’était emparée de la conscience des masses). Avec ses geôliers, comme avec ses compagnons de prison, « il ne tenait, dit Chandieu, autre propos que de la Parole de Dieu ». Son zèle fit dire de lui : « Si on l’écoutait, il convertirait tout Paris ». Malgré tous les coups et les mauvais traitements dont on l’accablait en le menant place Maubert, il avait le visage rayonnant de joie, et on l’entendit dire, comme on le dépouillait pour le lier sur le bûcher : « Que je suis heureux ! Que je suis heureux ! »
Devant l’Officialité de Lyon, Denis Peloquin affirma que l’Écriture sainte est « la seule règle de la religion chrétienne ». L’inquisiteur lui fit cette objection : « Mais qui t’a dit que c’est là l’Écriture sainte ? Et comment le sais-tu, sinon que l’Église t’en assure ? » Voyant le piège qu’on lui tendait, Peloquin répondit : « Ce n’est point l’Église qui m’assure, c’est le Saint-Esprit seul qui m’en rend certain et bien assuré en ma conscience, en sorte que je désire de vivre et de mourir en l’obéissance d’icelle, laquelle ne prend point son autorité de l’Église ancienne (ce serait mettre la charrue devant les bœufs), car l’Église est fondée sur la doctrine des prophètes et apôtres de Notre Seigneur Jésus-Christ. »
Les docteurs catholiques contestaient la réalité du témoignage du Saint-Esprit en l’attribuant à Satan. « Ce n’est pas le Saint Esprit, mais le diable, qui te tient en ses lacs », dirent-ils à Jean Morel. Mais celui-ci leur répondit : « Jésus-Christ nous enseigne quelles sont les œuvres du diable, à savoir envie, paillardise, blasphème, etc. Or voici, je sens dedans moi, quand j’ai telles choses en moi (comme je suis misérable pécheur), que l’Esprit de Christ qui habite en moi m’en reprend et m’incite à demander pardon à Dieu ; puis après m’assure de sa miséricorde. Davantage, je sens à toute heure que je suis poussé et incité à prier Dieu. Voudriez-vous dire que le diable nous pousse à invoquer le nom de Dieu ? » « Quand ils ouïrent parler du Saint-Esprit », ajoute Morel dans la relation de ses interrogatoires, « et qu’ils virent que je parlais d’une plus grande véhémence, ils se mirent à rire et à se moquer de moi et de mon Saint-Esprit, ce qui démontre très bien leur réprobation, et que jamais ils n’ont mangé de la viande spirituelle. »
Le témoignage du Saint-Esprit n’était pas seulement pour nos martyrs la confirmation intime de la vérité des Écritures, c’était encore et tout d’abord l’attestation intérieure de leur salut personnel. Ces chrétiens, qui bravaient la mort avec tant de vaillance, étaient soutenus par la certitude qu’ils avaient de leur salut. « Je dis en vérité, écrivait Jean Trigalet, l’un des martyrs de Chambéry, que l’Esprit de Dieu, docteur intérieur de nos consciences, nous rend un tel témoignage de notre élection, vocation et adoption, de la rémission de nos péchés, de notre réconciliation et justification par la mort et résurrection de notre Seigneur Jésus, qu’oncques de ma vie n’eus telle connaissance de mon salut et assurance par les leçons et sermons que j’ai ouïs en son école, que j’en sens en mon cœur par expérience en cette pratique et probation d’affliction et persécution. »
Voilà formulé, non plus par les théologiens de la Réforme, mais par ses martyrs, le double fondement de la certitude chrétienne et de la vie chrétienne, la Bible et le Saint-Esprit. Ce double témoignage a subi victorieusement l’épreuve de l’expérience ; disons mieux : l’épreuve du feu. Dans la discussion toujours ouverte sur l’autorité en matière de foi, nos martyrs ont le droit d’être entendus, et le témoignage qui s’élève de leurs prisons et de leurs bûchers a bien sa valeur.
Or ils sont unanimes à nous dire ce que disait le ministre Aymon de La Voye aux étudiants de Bordeaux accourus pour le voir mourir : « Mes frères, messieurs les écoliers, je vous en prie, étudiez en l’Évangile ; il n’y a que la Parole de Dieu qui demeure éternellement. Apprenez à connaître la volonté de Dieu, et ne craignez pas ceux qui n’ont puissance que sur le corps et n’ont point de puissance sur l’âme ». Écoutez encore ce qu’écrivait à ses camarades de Genève un candidat au ministère arrêté à Chambéry, au moment où il allait commencer son apostolat en France : « Examinez votre conscience, je vous prie, et regardez quelle ardeur et quel zèle vous avez à la Parole du Seigneur, et vous trouverez, plus que je ne voudrais, qu’il y en a de bien froids. Ruminez la Parole de Dieu, l’ayant ouïe, et fréquentez tellement les prêches et l’Écriture Sainte que vous soyez présentés en offrande d’agréable odeur au Seigneur, et soyez fortifiés en temps d’affliction… »
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