Lui, qui n’a point épargné son propre Fils, mais qui l’a livré pour nous tous, comment ne nous donnera-t-il point aussi toutes choses avec lui ?(Romains 8.32)
Saint Paul, écrivant aux Thessaloniciens, exprime un vif désir de se retrouver bientôt au milieu d’eux, afin, dit-il, d’ajouter ce qui peut manquer à leur foi[v]. Que pouvait-il manquer à la foi des Thessaloniciens ? Nous l’ignorons. Saint Paul peut-être l’ignorait lui-même. Ce qui manquait à la foi des uns pouvait ne pas manquer à la foi des autres. Saint Paul ne détermine rien, ne distingue rien. Il ne sait qu’une chose : c’est qu’il peut y avoir quelque chose à ajouter à la foi des Thessaloniciens. Nous en tirons cette conclusion : c’est que la foi n’est pas une chose égale à tous les moments et chez tous, une chose dans laquelle il ne puisse point y avoir de plus ou de moins, une chose qui, par sa nature, soit à la fois indivisible et infinie. Non, une personne peut avoir la foi, la foi chrétienne, et quelque chose manquer à sa foi.
Il y peut manquer la clarté, la certitude, la vivacité qui sont les qualités de la foi ; mais il y peut manquer aussi quelque chose sous le rapport de l’objet, lorsque la foi n’embrasse pas tout ce qu’elle doit embrasser, lorsque, en croyant, on ne croit pas tout ce qu’il faut croire.
Tel de ces Thessaloniciens dont saint Paul eût voulu compléter la foi, croyait peut-être sans hésitation à la venue de Jésus-Christ en chair, et à l’effusion de son sang pour le salut de tous les hommes ; mais il hésitait à s’approprier ce bienfait, à s’appliquer le mérite du sacrifice divin. Il croyait au pardon universel, mais de cette rosée de sang et de miséricorde il ne sentait pas une goutte tomber sur son âme ; en sorte que, s’il eût été seul de son espèce, si le genre humain eût été de tout temps réduit à lui seul, s’il n’y avait pas eu d’autres hommes sur lesquels il pût en quelque sorte détourner le bienfait de Dieu, il aurait été entraîné à nier absolument ce bienfait, ou du moins à le repousser. On peut faire contre cette préoccupation les meilleurs raisonnements du monde ; mais le raisonnement, en cette affaire, est de fort peu de secours. Tel que vous aurez convaincu, ne sera pas pour cela changé ; ou s’il vous croit, vaincu par vos arguments, ce sera d’une foi sans onction, où le cœur n’est pour rien. Raisonnez, j’y consens, mais surtout priez ; parlez de Dieu à cet homme, mais surtout parlez de cet homme à Dieu, afin que l’Auteur de sa foi en soit aussi le Consommateur.
Tel autre d’entre les fidèles de Thessalonique pouvait non seulement croire à l’amour de Dieu pour le monde, et à la preuve que Dieu en a donnée en livrant son Fils, mais encore prendre humblement sa part de cette grâce, s’asseoir librement au banquet des nations, se réjouir personnellement, et pour son propre compte, d’une joie ineffable et glorieuse ; et quelque chose néanmoins manquer à sa foi. Et quoi donc, mes frères ? Ecoutons saint Paul dans mon texte, et vous le comprendrez : Dieu, qui n’a point épargné son propre Fils, mais qui l’a livré pour nous tous, comment ne nous donnerait-il pas toutes choses avec lui ?
Saint Paul ne parlerait pas ainsi à des gens qui seraient convaincus que Dieu leur donnera toutes choses avec son Fils, ou qui ne seraient pas exposés à en douter. Et ils ne seraient pas exposés à en douter, ou plutôt il ne pourrait pas leur venir à l’esprit d’en douter, s’ils avaient d’avance et effectivement tout reçu avec Jésus-Christ, Dans ce cas, saint Paul lui-même ne pourrait pas leur dire : « Dieu vous donnera tout » ; car déjà Dieu aurait tout donné. Que nous apprend donc ce passage ? Qu’il y a deux dons, oui, deux dons inséparables, mais distincts : le don de Jésus-Christ, et le don de toutes choses avec lui ; l’un qui a été fait une fois pour toutes et ne se répète pas, l’autre qui succède au premier, se divise, se prolonge, se répand sur la vie entière : c’est le don de toutes les grâces spirituelles qui sont en germe dans la conversion, qui la suivent, qui la constatent, et qui forment ensemble ce qu’on appelle la sanctification.
Certainement la grâce de la seconde naissance, la grâce de la nouvelle vie, est contenue en germe, est donnée d’avance dans la foi au salut par grâce, et ne peut point l’avoir ailleurs. Elle jaillit de là comme un ruisseau jaillit de sa source, et le ruisseau n’est point autre chose que la source ; il est la source même se prolongeant et coulant dans une certaine direction. Ainsi, après que Dieu, qui est la source de tout bien, a produit en nous la foi au pardon, cette foi devient la source de la vie, et la vie est tout entière dans la foi, d’où elle se répand, d’où elle coule. Mais comptez-vous pour rien l’industrieuse main qui s’empare de la source, en rassemble les eaux, leur ménage une pente, les divise, les distribue, les porte incessamment sur tous les points qu’elles doivent fertiliser, en un mot les étend comme un réseau sur tout un domaine ? Cette industrie est celle du Saint-Esprit ; il y faut recourir ; mais on ne peut y recourir sans y croire, et elle ne se met à notre service qu’à mesure que nous y croyons. La source ne suffit pas sans son conducteur, et la foi à la source ne suffit pas sans la foi à son conducteur.
Or, on peut, jusqu’à un certain point, avoir foi à la source sans avoir foi à son conducteur ; on peut croire au premier don du Père céleste et ne pas croire aussi fermement qu’il donnera toutes choses [avec et après.
Entendons-nous bien : je dis ne pas croire, je ne dis pas nier. Eh ! qui pourrait, qui voudrait nier cette grâce, ayant cru à la première et l’ayant acceptée ! Mais on peut ne pas croire une vérité qu’on ne songe point à nier. Croire, si nous prenons ce mot dans le sens de l’Evangile, est quelque chose de plus que consentir à une vérité ; y croire, c’est s’en emparer, c’est l’embrasser, c’est s’en nourrir, c’est y compter comme l’on compte et plus que l’on ne compterait sur la fidélité d’un père ou d’un ami éprouvé. A ce compte, ne dirons-nous pas qu’il y en a qui croient au pardon gratuit, qui y croient pour le monde et pour eux, et qui ne croient pas aux grâces sanctifiantes de l’Esprit de Jésus-Christ ?
Sans doute qu’ils ne furent pas toujours incrédules. Il fut un temps, au contraire, où ils crurent trop, s’il est permis de parler ainsi. Oui, l’expression est exacte, ils crurent trop. Immédiatement après leur conversion, après s’être vus transportés du royaume des ténèbres dans le royaume du Fils bien-aimé de Dieu, dans le premier transport de leur joie et dans la première ferveur de leur reconnaissance, ils crurent tout possible et tout facile ; leur foi transportait des montagnes ; le sacrifice, au lieu de les repousser, les attirait ; des fleuves d’eau vive découlaient de leur sein ; ils méprisaient les dangers, ils n’y croyaient pas ; ils pouvaient tout, ils étaient plus que vainqueurs ; et s’ils ne disaient point alors : Dieu nous donnera toutes choses, c’est qu’il leur semblait que, dès ce moment Dieu leur avait tout donné.
Mais ils s’étaient trompés en voyant leur vie toute ramassée et toute réfléchie dans un jour ; si à chaque jour suffit sa peine, à chaque peine aussi suffit son jour ; il y en a un pour chacune ; et la vie entière est une suite de situations, semblables si l’on veut, mais dont chacune a son caractère et sa difficulté propre. Ni toute la tâche du chrétien, ni toute la perfection de la morale évangélique, ni tous les artifices de l’ennemi, ni tous les pièges du monde, ni toute la malice de leur propre cœur n’avaient pu se révéler tout entiers à eux dès le premier jour ; prendre ce premier jour pour toute la vie, c’était prendre l’horizon pour les bornes du monde. Mais, dans la vie du chrétien comme dans une longue navigation, les horizons se succèdent ; et si c’est toujours à la lueur qui tombe des étoiles que le navigateur reconnaît sa route, il lui faut étudier ces étoiles afin qu’elles guident son cours.
Alors on s’aperçoit avec surprise, avec douleur, qu’on n’était pas encore tout ce qu’on croyait être ; on reconnaît que si cette première grâce, le don que Dieu nous a fait de son Fils, ne peut, par sa nature, ni augmenter ni diminuer, l’autre grâce, ou plutôt l’ensemble des grâces dont la sanctification se compose, va naturellement en augmentant, et diminue, hélas ! s’il ne va pas en augmentant ; on reconnaît, à quelques chutes inopinées, à quelques faiblesses découvertes, qu’on n’avait pas tout reçu encore : on s’effraye en mesurant l’espace par lequel on est séparé du but ; on tremble en sentant sous ses pieds la terre trembler. Et alors, il n’y a pas de milieu : comme on se sent personnellement trop faible pour une si grande tâche, il faut ou s’armer de cette salutaire pensée, que Celui qui n’a point épargné son propre Fils et qui l’a livré pour nous tous, nous donnera aussi toutes choses avec lui, – ou, renonçant à un but hors d’atteinte, à des vertus angéliques, semble-t-il, plutôt qu’humaines, il faut se résoudre à la médiocrité, mais sans doute à une médiocrité humble, remplaçant par une sincère componction et par un deuil perpétuel ces développements, ces progrès, ces conquêtes sur l’ennemi, dont on s’était, au début, si complaisamment bercé.
Ce n’est pas qu’on puisse formellement prendre une résolution pareille ; ce serait donner à l’Evangile et à sa conscience un démenti trop éclatant ; mais on agit comme si on l’avait prise. On croit avoir beaucoup fait quand on a gémi ; mais quiconque en vient là ne gémira pas toujours, ne gémira pas longtemps ; cette mauvaise résignation deviendra toujours plus parfaite ; et après la pluie du ciel, la rosée de nos larmes finira par manquer au sol où Dieu avait semé le salut.
Que faut-il pour échapper à ce malheur? Ne pas diviser la foi ; croire tout ce qu’il faut croire ; accepter toutes les promesses, se prévaloir de tous ses avantages. La vie chrétienne est comme un arbre ; les racines de l’arbre plongent dans la terre, et ses rameaux se baignent continuellement dans ce subtil océan qu’on appelle l’atmosphère. Le sol fertile où nos racines s’enfoncent, c’est la foi au pardon ; l’atmosphère bénigne et fécondante où se plongent nos rameaux, c’est la foi à la perpétuelle assistance de cet Esprit de sainteté dont saint Paul dit avant mon texte : Celui qui sonde les cœurs connaît quelle est l’affection de l’Esprit lorsqu’il prie pour les saints selon Dieu[w].
[w] Romains 8.27
La foi du chrétien n’est séparément ni l’une ni l’autre des choses que nous avons dites, mais toutes ensemble. Christ est les prémices, le commencement, la condition de tout le reste ; sans la foi en Jésus-Christ crucifié on n’aurait pas l’autre ; et il y a plus : cette seconde foi naît de la première ; elle y est contenue ; elle en tire sa substance ; elle y est aussi intimement unie que le tronc l’est aux racines ou les racines au tronc, en sorte qu’on ne saurait les discerner l’une de l’autre, et que quand le fidèle les a toutes deux, on peut dire en toute vérité que les deux ne font qu’une. Ce n’est que quand la seconde fait défaut ou languit qu’on sent la distinction ; c’est alors qu’on reconnaît que si l’on ne peut pas croire à l’assistance assidue de l’Esprit à moins de croire d’abord à la délivrance par le Rédempteur, on peut croire à celle-ci pleinement sans croire à celle-là dans la même mesure.
Aussi les apôtres n’agissent-ils pas au hasard, encore moins avec déraison, lorsque, en tant d’endroits, ils s’appliquent à réveiller par leurs avertissements les sentiments purs[x] de leurs disciples ; lorsqu’ils leur répètent sous tant de formes que Dieu achèvera la bonne œuvre qu’il a commencée en eux[y] ; lorsqu’ils les assurent que le Seigneur, qui les a appelés, est fidèle, et qu’il les affermira[z] ; lorsque, transportant pour ainsi dire à Dieu la tâche tout entière, ils déclarent qu’il produira dans tous ceux qui s’attendent à son secours, le vouloir et le faire selon sa bienveillance[a]. Pourquoi cette insistance? pourquoi ce redoublement? pourquoi ces exhortations à croire, s’il était impossible de ne pas croire, si la foi (j’entends la foi à la perpétuité du secours divin) n’avait pas pu s’affaiblir, si le danger de défaillir et de succomber ne s’était pas trouvé précisément là ?
[x] 2 Pierre 3.1
[y] Philippiens 1.6
[z] 2 Thessaloniciens 3.3
[a] Philippiens 2.13
Ce que font tous les apôtres, saint Paul le fait dans notre texte ; et l’argument qu’il emploie est irrésistible. Dieu qui n’a point épargné son propre Fils, mais qui l’a livré pour nous tous, comment ne nous donnerait-il pas toutes choses avec lui ? C’est un appel au bon sens. On ne peut rien ajouter à sa clarté, à son évidence ; nous ne l’essayerons pas ; autant vaudrait, avec nos luminaires terrestres, vouloir ajouter de la lumière au soleil ; mais il peut être utile de l’exposer plus amplement, afin qu’il enveloppe toute notre âme, et la pénètre par tous les côtés.
Votre responsabilité, semble dire saint Paul, votre tâche, votre loi a grandi dans toutes les dimensions, longueur, largeur et profondeur. Vos devoirs se sont multipliés, étendus, subdivisés. Votre importance personnelle, comme membre de la cité de Dieu, a augmenté. Autrefois vous n’étiez qu’un enfant, aujourd’hui vous êtes un homme. Toute la philosophie, toute la conscience, tout le sens moral, toute la prudence, tout le savoir est trop peu. Il vous faut en abondance, et à flots larges et continus, toutes les grâces de l’Esprit de Dieu. Il vous faut l’humilité pour vous mettre au-dessous de tout, la pureté pour soutenir les regards de Dieu, la sainteté pour réaliser son image, la patience, le support, la soumission à vos frères, pour n’être pas plus que votre Maître ; il vous faut une lumière divine pour ne point errer, la grâce de la prière et de la supplication pour retenir auprès de vous toutes les autres grâces. Que ne vous faut-il pas? Tout, voilà le vrai nom de ce qu’il vous faut. Mais Dieu qui n’a point épargné son propre Fils, Dieu qui l’a livré pour nous tous, comment ne nous donnerait-il pas toutes choses avec lui ?
Et premièrement, considérez qu’après le don qu’il vous a fait, aucun don ne peut lui coûter. Je parle en imprudent, pardonnez-moi. Je sais bien que la langue des hommes est insuffisante à nommer les choses de Dieu. Est-ce que, dans le sens où nous prenons ce mot, quoi que ce soit peut coûter à Dieu ? Mais enfin, si cette expression était indigne du sujet, que dire de tant d’autres pareilles dont Dieu a permis aux écrivains sacrés de faire usage en parlant de lui? De quelque langage qu’on se serve, il faudra toujours dire qu’on ne peut pas se représenter Dieu dans la même disposition lorsqu’il donne son Fils au monde, et lorsqu’il distribue à ses créatures ses autres grâces, temporelles ou spirituelles. Je ne parle pas de sa puissance, à qui tout est également facile. Je parle de ce qu’on appellerait, s’il était question d’un homme, son esprit ou son caractère. Or, rien, sous ce rapport, n’est plus naturel à Dieu que de créer, que de répandre autour de lui, comme par torrents, la vie et la félicité. Rien ne lui est plus naturel que de conserver ce qu’il a créé, c’est-à-dire de le créer à chaque instant de nouveau. Et s’il en est ainsi des biens temporels, combien plus des grâces spirituelles ! Elles ne sont pas, à la vérité, répandues avec la même profusion ; mais vous ne pensez pas que cette parcimonie apparente tienne à la volonté du Père des esprits, qui a certainement plus de souci des esprits que des corps, et qui sacrifierait plutôt tous les corps à un seul esprit, s’il le fallait, que de ne pas donner aux esprits la sainteté, qui est leur dernier but et leur vrai bien. S’il y a disproportion entre ces deux espèces de grâces, c’est que la volonté humaine, qui ne fait pas obstacle aux premières, ne résiste que trop aux secondes. Mais les secondes, pour revenir à l’expression que nous avons employée, ne coûtent pas plus à Dieu, à la volonté de Dieu, que les premières. Bien loin de là, sa sainteté le presse tellement (pardonnez-moi encore, je parle en imprudent), elle le presse tellement de répandre ces grâces d’un ordre supérieur, que, pour les répandre plus abondamment, pour les faire pénétrer dans le sol de l’humanité, pour ouvrir ce dur sillon à cette semence bénie, il fera la seule chose qui puisse lui coûter : Il n’épargnera point son propre Fils, mais, au contraire, il le livrera pour nous tous.
Si quelque chose peut coûter à Dieu, assurément c’est de ne point épargner son propre Fils. Ce serait déjà beaucoup que le Dieu saint n’épargnât point un homme saint. Mais celui qu’il n’épargne point, est son propre Fils, la splendeur de sa gloire et l’image empreinte de sa personne[b], celui qui jouit de l’éternelle béatitude comme d’un patrimoine inaliénable, celui qui fait les délices et la gloire même de Dieu. Dieu ne l’épargne point ; il ne le refuse point à la détresse de ses créatures ; il fait plus : il le livre ; il laisse les méchants faire de son Fils tout ce qu’ils voudront ; bien loin de le défendre, il ne paraît pas même l’accompagner du regard ; il laisse pour ainsi dire se creuser entre lui et son Fils le même abîme qui sépare un Dieu saint d’un genre humain révolté ; en sorte que, sur son trône sanglant, sur cette croix où tout fut accompli[c], et quelques instants avant de dire avec une pleine et bienheureuse confiance : Mon Père, je remets mon esprit entre tes mains[d], Jésus-Christ prononce ces paroles : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?[e] Il a donc été livré : et pour qui ? pour nous tous. Nulle distinction. Ni entre de plus ou de moins coupables, il n’y a point de différence ; ni entre ceux qui l’ont simplement méconnu et ceux qui l’ont crucifié ; ni entre ceux qui l’ignorent et ceux qui le blasphèment. Si quelqu’un avait réuni en soi toute l’injustice, toute la haine, toute l’impiété dont tous les hommes ensemble peuvent se rendre coupables envers Dieu, Jésus-Christ néanmoins aurait été livré pour cet homme-là. Jugez si le premier don a dû coûter à Dieu ; jugez si, après qu’il s’y est résolu, aucun autre pourra lui coûter.
[b] Hébreux 1.3
[c] Jean 19.30
[d] Luc 23.46
[e] Marc 15.34
Mais ce n’est pas tout, et nous l’avons déjà fait entendre. Ce premier don, si coûteux, serait inutile, illusoire, si le second ne suivait. S’il est certain que, sans la sanctification, aucun de nous ne verra le Seigneur[f], c’est-à-dire ne sera sauvé, il est donc certain que la sanctification est le dernier but, la consommation de l’œuvre de Dieu, qui nous justifie d’abord par son Fils, afin de nous sanctifier ensuite par son Esprit. La sanctification étant le terme de l’œuvre, le triomphe de la grâce, l’accomplissement du salut, on peut donc dire que c’est afin que nous pussions être sanctifiés, que Dieu n’a point épargné son propre Fils, et l’a livré pour nous tous. L’incarnation du Fils de Dieu est le moyen de ce grand but. Par la grandeur du moyen, jugez de celle du but ; par l’énormité du prix, jugez de la ferme volonté avec laquelle le Dieu de sainteté a voulu notre sanctification. Elle a un tel prix à ses yeux, elle est tellement essentielle au salut, le salut en est tellement inséparable, que plus d’une fois dans l’Evangile, le nom d’une des choses est substitué à l’autre ; et n’avez-vous pas remarqué, dans un des versets qui précédent notre texte, ce que dit saint Paul du but final auquel Dieu prédestine ceux qu’il a préconnus ? Il eût pu dire que Dieu les a prédestinés au bonheur éternel ; mais non, il dit cette fois : Dieu les a prédestinés à être conformes à l’image de son Fils[g] : et en quoi conformes, si ce n’est en sainteté ? Mais quoi qu’il en soit, il reste certain que, sans notre sanctification, le sacrifice de Jésus-Christ serait perdu, son sang aurait coulé en vain, la délivrance ne serait pas venue à la suite de la rançon ; la charité divine en serait pour ses frais. Idée horrible ! véritable blasphème ! Mais comment l’écarter, à moins d’être certain que Dieu, qui a livré son Fils, veut avec lui nous donner tout le reste.
[f] Hébreux 12.14
[g] Romains 8.29
Considérez encore qu’il y a eu contrat entre le Père éternel et son divin Fils. Le Fils a dit : Me voici pour faire ta volonté[h] (quelle volonté ? vous le savez), et le Père a répondu : Demande-moi, et je te donnerai pour héritage les nations, et pour possession les bouts de la terre[i]. Qu’est-ce à dire ? Cette promesse peut-elle être vaine ? Ou l’entendrez-vous dans ce sens, que le Roi du ciel veut donner pour apanage à son Fils des provinces, des royaumes, un territoire en un mot, et non pas nos cœurs ? Ces captifs qu’il doit mener en pompe dans les Etats de son Père, est-ce autre chose que les âmes dont il aura réduit les pensées à Json obéissance : N’est-ce pas un royaume spirituel, ne sont-ce pas des sujets spirituels que Dieu lui promet ? Qu’est-ce que les sujets de Jésus-Christ, sinon ses disciples, c’est-à-dire les imitateurs de sa sainteté, les miroirs de ses vertus, les porteurs de sa croix ?
[h] Hébreux 10.7
[i] Psaumes 2.8
Le Père s’est donc engagé envers le Fils ; mais à quoi ? à donner avec lui toutes choses après l’avoir donné lui-même ; toutes choses, c’est-à-dire toutes les grâces dont la réunion porte le nom de sainteté.
Enfin, si une âme qui a reçu Jésus-Christ hésitait à croire qu’avec lui elle recevra toutes choses, nous lui dirions : Le raisonnement de saint Paul est excellent ; mais pour vous il y a plus qu’un raisonnement, il y a déjà un fait ; il y a plus qu’une promesse, il y en a l’accomplissement. Dieu vous a donné des gages. Avec Jésus-Christ, en même temps que vous avez reçu Jésus-Christ, vous avez reçu une partie de toutes ces choses dont vous déplorez l’absence, et que vous n’espérez pas recevoir. Si vous n’en aviez reçu aucune, nous n’hésiterions pas à prononcer que vous n’avez pas reçu Jésus-Christ ; car cet hôte divin n’entre pas chez nous les mains vides ; il donne en même temps qu’il promet ; sa seule présence enrichit. Il est impossible que ce même Esprit qui nous a fait croire en Jésus-Christ, ne nous le fasse pas aimer un peu et ne nous apprenne pas, en l’aimant, à lui obéir un peu. Un peu, ai-je dit ; mais vous-même, en cet heureux matin de votre nouvelle vie, avez-vous trouvé que ce fût peu ? Non, vous avez trouvé que c’était beaucoup, vous avez cru même que c’était tout. Vous vous trompiez ; mais ne vous tromperiez-vous pas bien davantage en disant aujourd’hui que ce n’était rien ? Et parce qu’alors vous fûtes présomptueux, aujourd’hui voulez-vous être ingrats ? Non, vous reçûtes alors les arrhes de l’Esprit ; et si, en comparaison du but que vous voyez devant vous, ces arrhes vous semblent peu de chose, prenez un autre objet de comparaison ; rappelez-vous ce que vous étiez avant de les recevoir, et jugez si, entre cet homme ancien qui ne connaissait pas la charité divine et cet homme nouveau qui la connaît, il n’y a pas la même distance qui sépare l’indigence de la richesse, l’esclavage de la liberté, et la mort même de la vie.
On vous donna donc alors, on vous donna même beaucoup. Que vous ayez négligemment cultivé ces prémices de l’Esprit divin, cela n’est que trop possible ; que ce premier fonds ait dès lors de plus en plus diminué entre vos mains, rien de plus naturel : eh ! qui ne sait qu’on donne à celui qui a, et qu’à celui qui n’a pas, cela même qu’il a lui est retiré[j] ? Mais de quel droit votre infidélité viendrait-elle accuser la fidélité de Dieu ? sur quel fondement diriez-vous qu’il s’est repenti de vous avoir béni, et qu’il ne lui a pas plu d’achever son œuvre ? Ah ! il ne manquerait plus que cela ! Avec une si funeste persuasion, rien ne pourrait plus arrêter votre décadence ; vous y couriez, vous y serez précipité. Si quelque chose est funeste par-dessus tout, c’est de se défier de Dieu. Celui qui ne croit pas au Fils unique de Dieu est déjà condamné[k]. Cette déclaration vous regarde ; car il y a deux manières de ne pas croire en lui : l’une, de ne pas croire à sa venue en chair, et c’est se priver de tous les bénéfices de sa venue ; l’autre, de ne pas croire qu’étant venu, il a distribué ses dons aux hommes et que toute puissance lui a été donnée dans le ciel et sur la terre[l], et c’est une autre manière de nier sa venue ; c’est une autre manière, pour le sarment, de se détacher du cep. Il faut croire qu’il est venu, et il faut croire qu’il demeure avec nous jusqu’à la fin du monde[m] : c’est en cela que consiste la foi. Christ n’est pas divisé[n] ; la foi ne l’est pas davantage : si votre foi, s’arrêtant à l’un de ces objets, n’embrasse pas l’autre, elle n’embrasse pas tout Jésus-Christ, elle n’est pas la foi.
[j] Matthieu 25.29
[k] Jean 3.18
[l] Ephésiens 4.8 ; Matthieu 25.29
[m] Matthieu 28.20
[n] 1 Corinthiens 1.13
Ah ! ce désir des grâces qui vous manquent, ce regret des grâces perdues, cela même est une grâce. Reconnaissez qu’il y a quelque chose de Dieu, là où se trouve cette douleur selon Dieu. Mais que cette douleur ne demeure pas stérile, ou plutôt ne la laissez pas se corrompre comme une eau dormante, en lui refusant le cours qu’elle veut prendre du côté de Dieu. Reconnaissez-vous, reconnaissez la vérité : ce n’est pas une vraie foi que celle qui ne sait pas espérer. Si la foi sauve, c’est parce qu’elle produit l’espérance et la charité ; la foi qui ne les produit pas n’est pas la foi. Or, cette espérance que l’apôtre place entre la foi et la charité pour former avec elles la base de notre édifice spirituel, cette espérance est tout ensemble l’espérance du bonheur et celle de la sainteté ; et même elle ne peut l’être du bonheur que parce qu’elle l’est de la sainteté ; et quand l’apôtre, ailleurs, recommande aux chrétiens d’être joyeux dans l’espérance[o], il faut comprendre dans l’objet de cette espérance, non seulement les félicités à venir, bien dignes assurément d’exciter notre joie, mais les grâces qui, dès ici-bas, préparent le chrétien à ces félicités et les lui font goûter par avance. Et d’ailleurs, serait-il longtemps possible d’espérer le ciel quand on aurait cessé d’espérer et même enfin de désirer les grâces de l’Esprit éternel ? Non, non, la seconde de ces espérances emporterait l’autre avec elle ; et comme un abîme appelle un autre abîme, un désespoir, soyez-en sûrs, appellerait un autre désespoir.
[o] Romains 12.12
Car de se dire : « Je ne compte pas sur Dieu, mais je compte sur moi-même », en vérité, il n’y a pas d’apparence. Celui qui compterait sur lui-même pour être sanctifié pourrait compter sur lui-même pour être sauvé ; et dès lors adieu le christianisme tout entier. Un païen a pu s’écrier, aux applaudissements des païens : « Que les dieux me donnent la vie, je saurai me donner le reste. » Un chrétien qui parlerait de la sorte ne serait chrétien ni entièrement, ni à moitié. Il ne faut donc pas espérer en soi ; mais pourtant il faut espérer. Une des plus funestes illusions, en même temps qu’une des plus mélancoliques, serait de remplacer la continuité du progrès par la perpétuité des regrets, et de croire qu’il suffit, si l’on n’avance pas, de dire tous les jours à Dieu avec une douleur qui, prenez-y garde, s’affaiblit tous les jours : « Mon Dieu, je le confesse ; je suis le même aujourd’hui qu’hier, et je serai demain le même qu’aujourd’hui. » N’est-ce pas à cette douleur que se réduit aujourd’hui le christianisme de beaucoup de personnes ? Or, nous ne craignons pas de leur dire que ces paroles de Malachie ont été écrites pour eux : Vous couvrez l’autel de l’Eternel de larmes, de pleurs et de gémissements ; tellement que je ne regarde plus à l’oblation, et que je ne prends rien à gré de ce qui vient de vos mains[p]. En leur appliquant ces paroles, oublions-nous que, suivant le Psalmiste, les sacrifices de Dieu sont l’esprit froissé[q] ? Vous savez aussi bien que nous, que le Psalmiste et le Prophète sont d’accord ; cette douleur et cette espérance ne s’excluent en aucune manière ; l’une au contraire se nourrit de l’autre ; il faut pleurer beaucoup et beaucoup espérer. La religion chrétienne est une religion de progrès ; mais comment concevoir le progrès sans l’espérance ? C’est cette espérance, cette espérance en Dieu, que nous voudrions ranimer dans les cœurs où elle s’affaiblit ; c’est en inspirant cette espérance que nous voudrions ajouter à la foi de plusieurs ce qui peut lui manquer encore. Avons-nous raison de tenter quelque chose de semblable au milieu de vous ? Mais quel est le chrétien qui ne puisse prendre pour lui et mettre à son usage ces paroles du père de famille dans l’Evangile : Je crois, Seigneur ; viens en aide à mon incrédulité[r] ? Mais avons-nous le droit, nous, de prétendre ajouter quelque chose à votre foi ? Hélas ! non, si, pour exhorter ses frères, il faut être au-dessus de l’exhortation ; mais s’il faut seulement savoir la vérité, nous la savons, et nous vous la disons. Qu’importe ce que nous sommes, et qu’il manque probablement bien plus à notre foi qu’à la vôtre ? Ecoutez-nous toutefois, et oubliant ensuite qui vous a parlé, dites-vous bien que pour croire à l’Evangile d’une foi pleine, entière et sans lacune, il faut serrer dans son cœur et accomplir journellement ce précepte de saint Jacques : Si quelqu’un parmi vous a besoin de sagesse, qu’il la demande à Dieu, qui la donne à tous libéralement et sans la reprocher, et elle lui sera donnée ; mais qu’il la demande avec foi, sans hésiter[s].
[p] Malachie 2.13
[q] Psaumes 51.19
[r] Marc 9.24
[s] Jacques 1.5-6
Sans hésiter et sans s’impatienter ; sans prétendre recevoir toutes les grâces à la fois ; sans mesurer le temps à Dieu, lequel a nos temps en sa main[t] : ce qui nous jetterait dans l’un ou l’autre de ces périls, ou de nous relâcher et de revenir sur nos pas en disant avec amertume : Où est la promesse de son avènement ?[u] ou de nous arrêter à une limite arbitraire, en nous disant de notre propre autorité : nous voilà arrivés. La grâce qui nous est donnée, c’est de marcher sans cesse et d’avancer toujours ; la grâce est d’être de plus en plus enracinés dans la foi, et de sentir toujours plus étroit et plus indissoluble le lien qui nous unit à Dieu ; la grâce est d’être certain que l’œuvre de Dieu en nous ne s’interrompra jamais, et que la lumière grandira dans notre sentier jusqu’à ce que le jour soit dans sa plénitude[v] ; la grâce est d’avoir, de la perfection, une idée toujours plus complète, de nous en faire un but toujours plus cher ; la grâce est de voir toute une éternité ouverte à nos progrès, et de respirer d’avance, comme un parfum du ciel, cette liberté dont nous jouirons dans un monde meilleur, où, tous les obstacles étant enlevés, toutes les tentations écartées, toutes les chaînes brisées, nous serons enfin tout ce que nous désirons devenir et tout ce qu’une créature peut être. Si vous ne consentez pas à attendre jusque-là, comment avez-vous consenti, je vous prie, à attendre même un seul moment ? comment ne demandez-vous pas compte à Dieu du moindre délai ? comment comprenez-vous qu’il ne vous ait pas tout donné dès le premier moment, et pour ainsi dire d’un seul coup ? Ou vous êtes trop impatients, ou vous le fûtes trop peu. C’est dès la première heure qu’il fallait dire : Jusques à quand, Seigneur ![w] Pourquoi donc ne l’avez-vous pas dit ? pourquoi donc avez-vous attendu ? Soyez plus sages ; dites d’une part : Tout est accompli[x], et de l’autre : Je n’estime point avoir atteint le but ; mais ce que je fais, c’est qu’oubliant les choses qui sont derrière moi et m’avançant vers celles qui sont devant moi, je cours vers le but, vers le prix de la vocation céleste de Dieu en Jésus-Christ[y].
[t] Psaume 21.16
[u] 2 Pierre 3.4
[v] Proverbes 4.18
[w] Psaume 90.13
[x] Jean 19.30
[y] Philippiens 3.14