Histoire de la Bible en France

V
La Bible chez les grands

Ce n’est pas seulement chez les rois que nous trouvons la Bible. Pendant le quatorzième et le quinzième siècle, il n’est presque pas un château de grande maison, en France ou dans les pays voisins, où n’ait figuré quelque Bible manuscrite enrichie de miniatures de toute beauté. Toutes ces Bibles portent la signature des nobles qui les ont possédées.

Une Bible porte la signature de Charles d’Albret, connétable de France, mort à Azincourt (1415). Sur une autre on trouve les noms d’un grand nombre de princes de la famille d’Albret, jusqu’à Henri IV. Sur une autre on lit le nom du duc de Berri († 1416), fils du roi Jean le Bon, et le nom du duc de Nemours († 1477). Une autre Bible appartint successivement à Jean Harpedenne, au maréchal de Vieilleville, à un d’Epinay, à un de Villeroy, à des Habert de Montmort, au dernier duc de Bouillon (dix-huitième siècle), à Philippe de la Tour d’Auvergne. Parmi les grands seigneurs qui ont laissé sur leurs Bibles leur signature, ou, plus rarement, leurs armes, on peut citer encore Béraud III de Clermont († 1426), Tanneguy du Chatel († 1449), Guillaume de La Beaume, seigneur d’Illeins, chevalier de la Toison d’or, gouverneur de la Bresse et des deux Bourgognes (seconde moitié du quinzième siècle), Philippe sans terre, duc de Savoie († 1497), Jean, duc de Bourbon († 1488), Pierre, duc de Bourbon, († 1503), Charles de Croy († 1527), qui fut le parrain de Charles-Quint, Philippe de Clèves († 1528), les Luxembourg, les Laval, les Lévis, les Villars, les Crèvecœur, et, dans la petite noblesse, un « honorable homme, Pierre de Costellin, chevalier » (quatorzième siècle), qui donna la Bible à sa mère. Une place d’honneur appartient dans cette énumération aux nobles et aux bourgeois de Metz. Nous avons dit plus haut que l’Évangéliaire et le psautier lorrains nous ont conservé les noms des familles d’Esch, de Barisey et de Gournay, et que le manuscrit où les d’Esch ont inscrit des notes de toute nature constitue en quelque sorte leur livre de famille.

Ce dernier trait n’est pas isolé. Depuis le seizième siècle, parmi les protestants, beaucoup de parents, comme chacun sait, inscrivent dans leur Bible les événements de l’histoire de la famille. Mais en cela les protestants n’ont pas innové. Plus d’une fois, en effet, au moyen âge, on voit la Bible utilisée comme livre de famille. N’est-ce pas là un des traits les plus intéressants de l’histoire de la Bible en France ?

« C’est une étude attrayante, dit M. S. Berger, que celle de tous ces blasons et de ces devises qui, pour celui qui sait les lire, attestent que le propriétaire d’une Bible a tenu à ce que les emblèmes de ses parents fussent joints sur les pages de sa Bible à celui de sa femme et au sien : peut-être plus d’une Bible ainsi ornée est-elle une Bible de mariage donnée par le mari à sa compagne.

Telle est peut-être la grande Bible anglo-normande de notre Bibliothèque nationale, où l’on voit à côté des armes du baron de Welles, très grand seigneur anglais du quatorzième siècle, et de sa femme Maud, fille de lord Ros, celles de leurs parents à l’un et à l’autre. Telles sont également les Bibles des Crèvecœur, des Lévis et des Derval. A la fin du moyen âge, nous voyons la famille de Pompadour marquer sur les pages blanches de la Bible, à partir de 1490 et jusqu’en 1582, toutes les naissances qui la réjouissent. Les noms des enfants y figurent toujours accompagnés de ceux de leurs parrains.

Mais on peut remonter beaucoup plus haut. En 1341, une châtelaine bretonne, Marguerite d’Auvajour, femme de Hervé de Léon, inscrit sur sa Bible la naissance d’un fils. C’est un véritable acte de naissance, plus détaillé que nos actes modernes. Il se termine par ces mots, qui sont une prière : « Qu’il vive aussi longtemps que Mathusalem, qu’il soit sage comme Salomon, robuste comme Samson, sauvé comme saint Pierre ! Amen. Amen ». Cette mère, évidemment, connaissait et aimait la Bible[a]. »

[a] S. Berger, la Bible française au moyen âge, p. 303, 304 (chapitre : Propriétaires, auquel sont empruntés les éléments du présent chapitre de cet ouvrage).

Mais, comme Bible de famille manuscrite, aucune n’est plus intéressante et plus belle qu’une Bible franc-comtoise qui date environ de l’an 1500. Elle est en deux magnifiques in-folio (environ notre format A3). Les feuilles sont d’un beau parchemin. Le texte est en trois colonnes par page. En tête du volume I, il y a les armes de Simon de Rye, en tête du volume II, les mêmes armes, avec celles des de La Baume. En feuilletant la Bible, on remarque souvent, au bas des pages, de gracieuses banderoles, avec les noms des deux époux en belles majuscules gothiques : Simon de Rye, Jehanne de La Baume. Parfois il s’y ajoute : Jhesus Maria, et parfois la devise : A Dieu te fie, il faut morir. De temps en temps il y a dans les marges, à droite ou à gauche, de belles enluminures, au milieu desquelles on remarque les initiales S et J, unies par des lacs d’amour. Quel admirable monument d’une vie conjugale, d’une vie de famille idéale !

Mariés en 1497 au château de Marbos en Bresse, Simon de Rye et Jeanne de La Baume moururent, elle en 1517 et lui en 1518. Mais dans ces vingt ans ils eurent dix-huit enfants ! On le sait d’après l’épitaphe de la mère, ainsi conçue :

Elle connut douze fois les douleurs de l’enfantement, et six fois donna le jour à des jumeaux, et répandit dans tout le monde, avec ses dix-huit enfants, un nombre infini de petits-enfants.

Simon et Jeanne reposent tous deux, depuis bientôt quatre siècles, dans le chœur de l’Église des cordeliers à Dôle. Jeanne de La Baume était d’une famille où la Bible était en honneur. Son père était ce Guillaume de La Baume, gouverneur de la Bresse et des deux Bourgognes, que nous avons mentionné plus haut comme possesseur d’une Bible. Qui sait si ce n’est pas elle qui eut l’idée de faire copier, en vue de l’éducation de ses nombreux enfants, la Bible dont nous parlons ? En tous cas, l’étude attentive de cette Bible ne permet guère de douter qu’elle ait été destinée à être un instrument d’éducation.

Ainsi, on trouve la zoologie enfantine du moyen âge exposée sous forme d’un commentaire des derniers chapitres de Job. On lit à propos de Job 40.10, ce passage naïf :

Unicorne, que par un autre nom se nomme rhinocéros, est une bête à quatre pieds et ait une seule corne au front, et quelque chose qu’il en attent (atteint), ou il le balance à terre, ou il le tresparce (transperce) et est ennemi des éliphants, car il le perce au ventre et le fait acheoir (choir) et est de si grant force que ne peut être pris par nul art de veneurs. Ceux qui ont écrit des natures des bêtes disent que quand on le veut prendre, on fait orner une pucelle et s’en vient aux lieux où il est accoutumé de converser et estent son giron (ses genoux) et quand le unicorne le sent, il s’en vient et met jus (bas) toute sa cruauté, et met son chef sur le giron de la vierge, et puis s’endort et ainsi le prend-on.

On trouve aussi dans cette Bible, après la litanie qui suit le psautier, un catéchisme. C’est le seul exemple d’un catéchisme imprimé avec la Bible, et ce catéchisme ne se retrouve pas ailleurs. La première partie développe trois points : « La loi écrite contient trois choses, les commandements, sacrements et promesses ». Puis vient la morale, qui débute ainsi :

Les Douze abusion du siècle. La première est le sage sans œuvre, le vieillard sans religion, le jeune homme sans obéissance, le riche sans aumône, la femme sans chasteté, seigneur sans vertu, chrétien contentieux, le pauvre orgueilleux, roi félon, évêque négligent, peuple sans discipline et peuple sans lois : par ceux est suffoquée justice.

Citons, de la litanie, cette belle prière :

Sire Dieu, piteux et oyable, nous requérons suppliant ta débonnaireté que tu par les mérites et intercessions de la benoite Vierge Marie… il te plaise de donner débonnaireté à nous ici et en tous lieux ton saint ange, garde et défense, charité mutuelle à ceux qui sont en désaccord, aux féalx (fidèles) vraie foi, et aux féalx trépassés vie et repos perdurable, tu qui règnes avec Dieu le Père et le Fils et le Saint-Esprit aux siècles des siècles. Amen.

Toute cette Bible est enrichie de commentaires qui ne se lisent pas ailleurs et sont souvent excellents. Voici le curieux commentaire sur Psaumes 102.7. Je suis comme le pélican du désert, comme la chevotte au haut de la maison.

Notez que ici est la voix de Jésus-Christ. Le pélican est un oysel qui habite aux lieux déserts où nul homme n’habite, lequel comme les physiciens disait occit ses poussins après ce que ils sont nés. Mais au tiers jours il se sert de son bec ou costel et aussi par son sang les ressuscite et nourrit. Semblablement Jésus-Christ pour la réparation de l’humain lignage prit chair et habitait au désert de ce monde. Semblablement pour la réparation il fut fait comme une chevotte (chouette) c’est-à-dire qu’il aima la mort. La chevotte est un oiseau qui aime la nuit et vole toujours la nuit et non mie de jour et habite en haut des maisons. Pourquoi Jésus-Christ dit mêmement : J’habite en haut de la maison, c’est-à-dire entre les pharisiens… et suis fait comme la chevotte, c’est-à-dire haineux à tous, car on dit que quand cet oiseau chante par la nuit que il signifie la mort d’aucun et pour ce il est haineux à tous. Pareillement Jésus-Christ fut en la haine des Juifs et tenaient toutes ses paroles pour excommuniées et malédictes.

Ce morceau, d’une exégèse fantastique (dont ni le moyen âge ni les catholiques n’ont eu le monopole), est intéressant parce que nous y voyons le commentateur inconnu donner la place centrale à Jésus-Christ et à sa mort sanglante. Puissions-nous, avec notre sens historique plus développé, lire la Bible avec la même préoccupation d’y entendre la voix de Jésus-Christ !

Cette Bible est ornée d’images soignées qui attestent la piété naïve du temps. Tous les détails du volume montrent qu’il a été fait con amore. C’est une des plus belles et des plus curieuses Bibles qui existent. Elle nous apparaît comme un monument magnifique et touchant de l’amour que, dans tous les siècles, la Parole de Dieu a inspiré aux fidèles, et de la place qu’elle s’est faite dans leur vie et à leur foyer[b].

[b] Ces deux volumes se trouvent à la Bibliothèque nationale, aux manuscrits (fonds français), sous les n° 15370 et 15371. Nul ami de la Bible ne peut les feuilleter sans émotion. — Voir, pour plus de détails : Une Bible franc-comtoise en l’an 1500, de S. Berger.

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