Au quatorzième siècle, la Bible a été traduite plusieurs fois en langage picard, comme l’attestent divers fragments de manuscrits.
Dans la première moitié de ce siècle paraît une traduction de la Bible en anglo-normand.
Puis vient la traduction de Jean de Sy, faite sous les auspices de Jean le Bon, et qu’interrompit la bataille de Poitiers. C’est grand dommage, car, dit M. Berger, « ce que nous en avons est si remarquable que le moyen âge n’en aurait pas produit qui lui fût comparable, si elle eût été achevée ». Le fragment qui nous en reste est de 1355. Il ne comprend que le Pentateuque, sauf les sept premiers chapitres de la Genèse. Voici deux fragments de cette traduction :
Genèse xxii, 1-10 : Lesquels choses puis que elles sont faites (c’est ces aliances), Diex tempta Abraham et dist a lui : Abraham, Abraham ! Et il repondi : Je sui. Et il li dist : Oste ton enfant un né, que tu aimes, Ysaac, et va en terre de vision et la l’offre en sacrifice sus une des montaingnes que je te arai monstrée. Doncques Abraham, soy levant de nuit, encella son asne menant avec soi II varlés et Ysaac son fil. Et comme il eust trenchie des busches pour le sacrefice, il ala ou lieu ou Dieu li avait commande. Mais au tiers jour, eslevez ses iez, il vit loing I lieu et dist a ces enfans : Attendes ci avec l’asne, je et li enfens jusques la hastans, puis que nous aurons la aoure (adoré), nous retournerons a vous ; et porta les busches du sacrefice, il les mist sur Ysaac son fil, mais il portoit en ses mains le feu et l’espee. Et comme eulx II allassent ensemble, Ysaac dist à son père : Pere mi, et il, respondens, dit Fil, que vueus tu ? Et il dist : Vesci feu et busches, et ou est la victime du sacrefice ? Abraham li dist : Diex porverra a soy la victime du sacrefice, mi fil. Donc ils aloient ensamble, et vindrent au lieu que Diex li avoit monstre, ouquel il edefia I autel et composa et ordena les busches dessus, et comme il eust lie ensamble Ysaac, il le mist sus le moie desbusches et estandi la main et prit le glaive a ce qu’il immolast son fil…
Nombres xvi, 20-34 : Et nostre Sire dit à Moyse commande à tout le pueple quil soit separes des tabernacle Chore Dathan et Abyron. Et Moyse se leva et sen ala a Dathan et Abyron et mile guens le plus mellars disrael et dist a la tourbe : ales vous en des tabernacles des hommes sans pitié, et ne vueilles touchier les choses qui appartiennent a eulx que vous ne soies envelopes en leurs pechïes, et comme ils sen fussent ales de leur tabernacles par le circuil Dathan et Abyron issus hors estoient alentree de leur pavillons avec leur femmes et leur enfans et toute leur frequence c’est leur famille : Et Moyse dist en ce vous sares que notre sire mait envoie que je feisse toutes ces choses que regardes, et que je ne les ai pas de propre cuer pronuncees. Se il seront mors de mort acoustumees des hommes, et plaie les ara visite de laquele et les autres suelent etre visites nostre sire ve mara pas envoie. Mais si nostre Sire ara fait nouvelle chose que la terre ouvrans se bouche les englotisse et toutes les choses qui a euls appartiennent et vivens seront descendus en enfer. vous sares qu’il aront blasme notre Seigneur. Donc tantost comme il cessa a parler la terre est derrompue dessous leur piez, et ouvrans la bouche devora iceuls avec leur tabernacles et toute la substance d’iceuls, et descendirent vivens en enfer couverts de terre et périrent du milieu de la multitude, mais toute Israel qui est par environ senfoui pour la clameur des perissans…
A la fin du quatorzième siècle, en 1377, paraît une nouvelle traduction. Trois traits en font une Bible unique. Elle fut faite sur l’initiative d’un roi, Charles V. Elle fut faite par un laïque, Raoul de Presles, avocat au Parlement de Paris. Et ce qui attira l’attention du roi sur cet avocat et le désigna à son choix, ce fut un traité composé par lui contre le pouvoir temporel des papes ! Ce traité, écrit en latin, plut tellement au roi qu’il pria Raoul de Presles de le traduire en français[a]. Lorsqu’il lui demanda d’entreprendre la traduction de la Bible, Raoul de Presles hésita longtemps avant de se décider. Voici un extrait de sa préface, vraiment exquise. On verra comment il s’excuse d’avoir osé, lui laïque, entreprendre une telle œuvre.
[a] E. Pétavel, Op. cit., p. 44.
Mon très souverain et très redoubté Seigneur, quand vous me commandâtes à translater la Bible en français, je mis en délibération lequel serait plus fort à moi ou du faire ou du refuser. Car je considérais la grandeur de l’œuvre et mon petit engin, d’une part, et, d’autre part je considérais qu’il n’était rien que je vous pusse ni dusse refuser. Je considérais de rechef mon âge et l’adverse fortune de ma maladie… Mais tandis que je débatais ceste question en moi-même, je me recordai que j’avais lu en un livre que nature humaine est comme le fer, lequel, si on ne le met en œuvre, il s’use, et si l’on n’en use point, il s’enrouille et se gate. Et toutefois se dégate il moins quand l’on en use que quand l’on le laisse gésir. Et pour cette cause l’entrepris et aimai mieux à moi user en exercitant que moi consumer en ociosité… Et ne tiens nul à arrogance ce que je l’ai entrepris ; car votre commandement m’en excusera en tout et pour tout. Après je supplie à tous… qu’ils veuillent supporter mes deffautes, et ce qu’ils y trouveront de bien, ils le veuillent attribuer à Notre Seigneur duquel tout bien vient.
Voici quelques extraits de la traduction de Raoul de Presles :
I Samuel iii : Samuel doncques admenistroit a Nostre Seigneur devant Hely, et la parolle de Nostre Seigneur estoit precieuse, ne n’estoit point, en ce temps, de vision manifeste. Or advint que ung jour que Hely se gisoit en son lit, et sa veue estoit troublée, ne povoit voir la lumière de Nostre Seigneur avant qu’elle feust estainte. Et Samuel se dormoit ou temple de Nostre Seigneur ou estoit l’arche, et Nostre Seigneur l’appela… Lors entendi Hely que Nostre Seigneur appelloit l’enfant, si ly dit : Va, dist il, et te dor, et se l’en t’appelle plus, tu diras : Sire, parle, car ton sergent te oit.
Matthieu v, 1-12 : Et quant Ihesuscrit vit les tourbes, il monta en une montaigne, et quant il se fut assis, en ouvrant sa bouche, que par avant l’avait ouverte en la loy par la bouche des Prophetes, selon ce que dit monseigneur saint Augustin sur ce pas, et les ensoignoit en disant : Ceulx qui sont poures d’esprit sont beneures, car le royaume des cieulx est à eulx. Ceulx qui sont debonnaires sont eureux, car ceulx cy possideront la terre. Ceux qui pleurent pour leurs pechies par vraie contriccion sont beneures, pource qu’ils seront confortes.
Ceulx qui desirent justice, aussi comme ceulx qui ont faim et soif desirent a menger, sont beneures, pource qu’ils seront saoules. Ceulx qui sont misericors seront beneures, pource qu’ils oront misericorde. Ceulx qui ont le cuer net seront beneures, pource qu’ils verront Dieu. Ceux qui sont paisibles sont beneures, pource qu’ils seront appellez filz de Dieu. Ceulx qui souffrent persecucion pour justice sont beneures pource que le royaume des cieulx est leur. Vous seres bieneures quant les gens vous maudiront et diront tout mal contre vous en menttant, pour moy. Esleesses vous et vous esjouissez en ce jour, pource que vostre loyer est grand es cieulx. Car ainsi persecuterent ilz les Prophetes qui furent devant vous.
Voici l’Oraison dominicale :
Vous prieres donc par ceste maniere : Nostre Pere qui es es cieulx, ton nom soit sainctifie. Ton royaume adviengne. Ta voulente soit faitte aussi en la terre comme ou ciel. Donne nous aujourd’uy nostre pain supersustanciel, qui seurmonte toute vie corporelle et donne vie pardurable. Et nous laisse noz debtes, si comme nous les laissons à nos debteurs. Et ne nous maine pas en temptacion, mais nous delivre de mal. Ainsi soit il.
[Il y a plusieurs exemplaires de la Bible de Raoul de Presles à la Bibliothèque nationale. En particulier les n- 153, 158, 20065 et 20066 (deux superbes volumes de près d’un demi-mètre de hauteur, le plus bel exemplaire de cette Bible), 22885 et 22886 (Fonds français).]
Chose remarquable, l’œuvre biblique accomplie en France au quatorzième siècle fut invoquée en Angleterre comme une raison de laisser libre cours à la Bible. En 1390, un bill présenté au Parlement proposait d’interdire la Bible de Wiclef. Le duc de Lancaster combattit ce bill en termes énergiques, et dans son discours invoqua l’exemple de la France : « Nous ne voulons pas, dit-il, devenir la lie des nations, car nous voyons d’autres peuples posséder la loi de Dieu dans leur propre langue[b]. »
[b] Introd. de Horne, t. V, p. 82. Cité par E. Pétavel, Op. cit., p. 51.
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