Personne aujourd’hui ne doute qu’il ait existé en Judée au temps des premiers empereurs romains un homme appelé Jésus, qui s’est distingué par sa sainteté, par ses enseignements et par une foule d’actes tenus pour miraculeux par ceux qui en étaient témoins et par lui-même ; on admet encore que cet homme, condamné comme blasphémateur et crucifié sur les instances des chefs de son peuple, a néanmoins réussi à rassembler autour de lui une troupe de croyants qui sont devenus le noyau de la chrétienté actuelle.
Ces faits ne reposent pas seulement sur le récit de nos évangiles, mais aussi sur les rapports d’écrivains juifs ou païens (Josèphe, Tacite, Suétone) ; ils ne sont plus guère contestés aujourd’hui. Mais ce que l’on nie, c’est la vérité de certains traits qui caractérisent cette histoire et qui dépassent absolument le cours de la vie ordinaire ; ce sont les miracles dont elle est remplie. Comme presque toutes les objections particulières que l’on élève contre la vérité du récit évangélique se rattachent à cette objection principale, c’est de la question du miracle que je m’occuperai en premier lieu. Il va sans dire que je ne prétends pas présenter ici une discussion complète sur ce sujet. Je désire considérer ici avant tout deux faits :
- celui qui est le fondement de toute l’histoire, la création ;
- celui qui en est le point culminant, l’apparition, au sein de notre humanité déchue, d’un être saint et sans péché.
1°) Le fait de la création ne saurait être nié que par ceux qui nient l’existence de Dieu. Il faut dans ce cas affirmer l’éternité du monde ; mais le monde est en progrès journalier et la notion d’un progrès éternel se contredit elle-même ; car un progrès éternellement commencé serait aussi éternellement achevé. Or, si l’univers a eu, aussi bien que le temps lui-même, un commencement, ce ne peut être que par un acte de la volonté divine, et c’est là le miracle des miracles, celui qui dépasse et comprend à l’avance tous les miracles particuliers. Ou dira-t-on peut-être que dans ce miracle initial le Créateur a épuisé d’un coup toute la plénitude de sa puissance et abdiqué dès lors en faveur des lois qu’il a données à la nature ? Non ; car, pour que l’univers ne retombe pas dans le néant d’où il a été tiré, il faut une continuation incessante de la volonté créatrice. Puis, la création n’est pas un fait achevé et définitif ; elle progresse incessamment par l’apparition d’êtres nouveaux. Elle n’a atteint que graduellement son état actuel et son terme voulu, l’apparition de l’être libre. Et précisément en face de cette créature privilégiée, qui pouvait devenir pour Dieu, d’un moment à l’autre, en vertu de sa liberté, un adversaire, en se faisant l’ennemie du bien, Dieu doit s’être réservé les moyens de maintenir sa souveraineté et de faire en tout état de cause rentrer l’homme dans la voie qui doit le conduire au but pour lequel il l’a tiré du néant. C’est sur le trésor inépuisable de la puissance divine que repose la possibilité du miracle.
Qu’est-ce qu’un miracle ? Ce n’est pas, comme on le disait autrefois, une suspension de la loi que Dieu a établie dans la nature ; ce n’est pas non plus, comme plusieurs le supposent aujourd’hui, une combinaison de la puissance divine avec cette loi, ou la mise en activité d’une force naturelle encore inconnue de la science. Le miracle, sens biblique du mot, a été exactement défini par Scherer comme « le produit d’une force diverse de celles dont l’ensemble constitue le système de la nature ; c’est acte direct et créateur de Dieu. » (Article sur l’Apologétique en Angleterre). Il va sans dire que c’est là pour lui une simple définition logique, qui n’implique aucunement réalité du fait ainsi défini. Je ne la cite que parce que, comme pure notion, elle me paraît très exactement formulée. C’est bien ainsi que Jésus lui-même envisageait le miracle, quand il disait, pour expliquer la guérison de l’impotent (Jean 5.17) : « Mon Père agit jusqu’à cette heure et moi aussi j’agis. » Dieu n’est pas vis-à-vis du monde qu’il a créé comme le fabricant d’une boîte à musique, se tenant inactif en face de la rotation du rouleau agencé par lui et jouissant passivement de son harmonie. Il ressemble plutôt, si l’on ose faire une telle comparaison, à un organiste dont la pensée pénètre toutes les parties de son instrument et les fait vibrer de l’émotion dont il est pénétré lui-même, de manière à la communiquer à ceux qui l’écoutent, et, afin d’atteindre plus sûrement ce but, usant du moyen de renforcer le son qu’a ménagé d’avance le fabricant de l’instrument. « C’est en Dieu, dit saint Paul, que nous avons la vie, le mouvement et l’être. » Et Jésus déclare : « Il ne tombe pas un oiseau en terre sans la volonté de votre Père. » Il n’y a rien là qui porte atteinte à la régularité des lois de la nature. Dieu a établi ces lois comme la condition indispensable du travail libre et réfléchi de l’homme ; mais il n’a point entendu s’en faire à lui-même une chaîne. La nature n’est pas une roue destinée à tourner uniformément sur elle-même ; c’est un sol préparé en vue d’un but supérieur, en quelque sorte un terrain à bâtir, sur lequel doit s’accomplir une seconde œuvre d’ordre moral et entièrement différent, l’éducation de l’être libre pour sa haute et éternelle destination : la réalisation du règne de Dieu. Or, les miracles appartiennent à cette nouvelle œuvre qui est supérieure à la nature et qui pourtant s’accomplit sur le terrain de la nature, et elle peut par conséquent exiger l’emploi de moyens qui, tout en agissant dans la nature, résultent d’autres forces que celles qui sont inhérentes à la nature.
C’est avec le sentiment distinct de sa participation à l’action divine en vue du but suprême dont nous parlons, que Jésus a accompli les œuvres qui portent le nom de miracles et que lui-même appelle des signes, les signes de la puissance de Dieu agissant par lui et destinés à le qualifier lui-même comme étant réellement ce qu’il prétend être. « J’ai un meilleur témoignage que celui de Jean (Baptiste). Les œuvres que mon Père m’a donné le pouvoir de faire, ces œuvres que je fais, témoignent de moi que le Père m’a envoyé. » Dans ces mots se révèle la conscience intime qu’avait Jésus de la force divine par laquelle il accomplissait ses miracles. D’un côté, c’est Dieu qui lui donne le pouvoir de les faire, et de l’autre, il les accomplit lui-même, le pouvoir du Père passant par sa volonté d’homme : « Père, je te rends grâces de ce que tu m’as exaucé ; je sais bien que tu m’exauces toujours » (Jean 11.41). C’est Dieu qui ressuscite Lazare ; mais, d’autre part, Jésus explique ce miracle en se nommant presque dans le même moment : « la résurrection et la vie. » C’est donc lui aussi qui ressuscite. Le sentiment, de la puissance divine s’exerçant par lui pourrait-il s’exprimer plus clairementa ?
a – Et c’est en face de ces paroles et de tant d’autres semblables que M. Sabatier prétend que « l’explication qui rapporte les miracles directement à Dieu, n’est point dans le sens des récits évangéliques et n’est qu’un expédient de la théologie moderne » Encynl. d. Sc. relig., Art. Jésus-Christ, t. VII. p. 368).
On a prétendu souvent que Jésus ne donnait nullement ses miracles comme des moyens de produire la foi. Il est très vrai qu’il en a appelé quelquefois à un moyen d’un ordre plus élevé, du moins pour ceux qui possèdent un sens spirituel plus cultivé. Mais ce sens n’existe pas chez tous ; il fait défaut parfois même à ses apôtres ; Jean 14.11, Jésus leur dit : « Croyez-moi, que je suis dans le Père et que le Père est en moi ; sinon, croyez à cause de ces œuvres-ci ; » c’est-à-dire : Si vous ne me croyez pas (sur parole), croyez-moi à cause de ces œuvres que mon Père me donne le pouvoir de faire. Le vrai chemin, suivant lui, serait donc de croire en sa personne sur parole, mais ceux qui ne savent pas discerner immédiatement le caractère divin de cette révélation en parole, ceux-là devraient du moins avoir des yeux et suppléer par la vue au manque de sens moral. Les miracles étaient donc bien aux yeux de Jésus un moyen de croire, quoique non le plus élevé. Ils pouvaient disposer le cœur à la foi. La même conclusion ressort de la parole Jean 10.37-38 : « Si je ne fais pas les œuvres de mon Père, ne me croyez pas ; mais si je les fais, lors même que vous ne me croiriez pas, croyez à ces œuvres. » Le lendemain de la multiplication des pains, Jésus dit aux troupes qui l’avaient suivi (Jean 6.36) : « Vous m’avez vu (multipliant les pains) et (pourtant) vous ne croyez point ! » Selon lui, la foi, une certaine foi, du moins, aurait dû résulter de cette vue. La même pensée résulte aussi de cette menace de Jésus (Matthieu 11.20 et suiv.) : Chorazin et Bethsaïda seront traitées plus rigoureusement que Tyr et Sidon, parce que, malgré les miracles dont elles ont été les témoins, elles ne se sont point converties, comme l’eussent fait les habitants de ces villes païennes ; et Capernaüm, que la présence de Jésus et la vue de ses miracles avaient élevée jusqu’au ciel, descendra jusque dans l’Hadès, parce que Sodome aurait mieux profité de pareilles grâces et qu’elle existerait encore aujourd’hui, si elle en eût été l’objet.
Jésus ne saurait affirmer plus clairement tout ensemble la causalité divine de ses miracles et l’influence qu’ils devaient exercer pour amener à la foi ceux qui en étaient les témoins. Le sentiment intime de Jésus, en accomplissant ces œuvres extraordinaires, était que le Père demeurant en lui (Jean 14.10 : ἐν ἐμοὶ μένω) était celui qui les accomplissait par lui. Nier le caractère surnaturel de ses œuvres, c’est donc prétendre donner une leçon à la conscience religieuse de Jésus. Nous avons vu plus haut comment quelques théologiens de nos jours traitent sa conscience morale ; nous voyons ici qu’ils ne respectent pas davantage sa conscience religieuse. C’est nous, nous chrétiens du XIXme siècle, qui avons mission d’apprendre à Jésus ce qu’étaient ses propres œuvres !
Sans doute, l’action toute-puissante de Dieu s’enveloppe habituellement dans l’enchaînement naturel des causes et des effets ; mais quand, par la faute de l’homme, le char de l’histoire vient à s’embourber, il faut bien qu’il reste en Dieu la force et le moyen de le remettre en marche. Ce moyen, c’est le miracle.
2°) Le second fait sur lequel il importe d’insister ici, puisqu’il est en quelque mesure parallèle à celui de la création, c’est la sainteté parfaite de Jésus. Si ce fait est réel, il surpasse tous les miracles particuliers que Jésus a pu opérer. Or ce miracle est en relation étroite avec un autre, la naissance exceptionnelle de Celui qui l’a accompli. Nous possédons deux récits de la naissance de Jésus ; il est bien évident qu’ils n’appartiennent, ni l’un ni l’autre, au grand courant de la tradition apostolique, c’est ce que prouve leur omission chez Marc, l’évangile qui paraît être la rédaction de cette tradition sous sa forme plus simple et la plus primitive. Ces deux récits proviennent donc de renseignements privés, et les différences que l’on remarque entre eux et qui semblent aller jusqu’à la contradiction, prouvent qu’ils procèdent de deux sources différentes. Ce qui est surtout mis en relief dans Matthieu, ce sont les impressions de Joseph, sa lutte intime, ses anxiétés et l’apparition de l’ange qui y met fin. Dans le récit de Luc ressortent surtout les impressions de Marie, son abandon à la volonté de Dieu et son sentiment d’adoration. Il est même fait expressément allusion par deux fois à ses expériences intimes (2.19,51), et cela en des termes qui trahissent un souvenir absolument personnel. On peut donc assez naturellement supposer que le récit du premier évangile est parvenu à son auteur du côté de Joseph, et cela sans doute par l’intermédiaire de Jacques, qui fut, après Jésus, le chef de la famille ; et que les détails si frappants du récit de Luc lui sont parvenus du côté de Marie, peut-être par l’intermédiaire de Jean, avec l’évangile duquel celui de Luc présente des affinités si remarquables.
Si donc ces récits n’offrent pas la même garantie que ceux qui appartiennent à la tradition apostolique générale, ils n’en sont pas moins dignes de créance. Les différences qui existent entre eux attestent leur indépendance réciproque et confirment la réalité du fait qui en est le fond et qui seul explique cette condition essentielle du salut chrétien : la sainteté parfaite de Jésus. Mais cette sainteté parfaite est-elle réelle ? Il me semble au premier coup d’œil qu’il soit impossible de s’en assurer ; car il s’agit ici de ce qu’il y a de plus intime dans la personne d’un homme qui a vécu il y a vingt siècles et d’un fait sur lequel ses propres contemporains n’auraient pu porter un jugement certain. Pouvons-nous, nous, aujourd’hui pénétrer dans la profondeur du cœur de Jésus pour constater la pureté parfaite de ses sentiments les plus secrets ? Nous le pouvons, je pense ; et voici comment :
La délicatesse morale dont il était en tout cas doué, ne nous permet pas de douter de la vigilance qu’il exerçait sur lui-même. Or il n’a jamais parlé du péché comme devant s’en accuser lui-même, mais uniquement comme ayant autorité pour le pardonner sur la terre (ἐπὶ τῆς γῆς), ainsi que Dieu le pardonne dans le ciel (Matthieu 9.6). De tous les vrais sentiments humains, le seul dont nous ne trouvions pas en lui la trace, est celui de la repentance. Il établit formellement une opposition morale entre lui et ses auditeurs quand il leur dit : « Si vous, qui êtes mauvais, savez donner de bonnes choses à vos enfants… » Si Jésus eût voulu par là les opposer à Dieu et non à lui-même, il aurait certainement dit, comme nous le ferions tous : Si nous qui sommes mauvais… Il en est de même de sa parole adressée à Nicodème : « Il faut que vous naissiez de nouveau. » On ne découvre nulle part dans sa vie l’indication d’une crise semblable à celle que nous nommons la conversion. Quand il adresse à ses adversaires ce défi : « Qui de vous me convaincra de péché ? » s’il n’avait pas eu, selon l’expression de Keim, « une conscience sans cicatrice, » il eût dû rougir de la réticence honteuse qu’impliquerait une telle question. Comment, enfin, s’il se sentait sous le poids de quelque faute, pourrait-il croire qu’il est venu pour se donner lui-même en rançon pour les péchés des autres (Matthieu 20.28 ; Marc 10.45) ? Cette conscience de son innocence n’implique pas seulement l’absence de toute connaissance d’un péché extérieur. Jésus se sent pur au dedans comme au dehors. Lui qui taxe d’adultère un regard de convoitise, de meurtre une parole inspirée par la colère ou par la haine, s’il avait mais observé en lui de pareils sentiments, eût-il pu, sans baisser les yeux, adresser de telles paroles à ses auditeurs, en disant, comme du haut d’un tribunal : « Mais moi je vous dis. »
On ne nie pas que la conscience de Jésus fût pure de toute tache ; mais on prétend que cela ne prouve pas encore sa sainteté réelle et absolue. M. Sabatier dit (Encyc. d. sc. rel., art. Jésus-Christ, VII, p. 368) : « Il ne peut être question de la sainteté objective du Christ, mais seulement d’une sainteté subjective, conçue comme un état intègre de conscience » (c’est moi qui souligne ces mots). Je crois, quant à moi, qu’il est possible de remonter de la conscience subjective, que Jésus avait de sa sainteté, à l’objectivité absolue de cet état moral. Il est une expérience que les faits constatent chaque jour, c’est que plus un homme progresse dans la sainteté, plus il est prompt à surprendre le moindre symptôme de péché, le moindre sentiment impur qui vient à souiller son cœur, plus il est humilié et douloureusement affecté d’un pareil fait. La glace la plus pure est aussi celle qui se trouble le plus vite au contact de la vapeur ; plus l’odorat est délicat, plus il est sûrement choqué par l’odeur d’un objet gâté. Si Jésus n’eût pas été objectivement saint, il eût été le plus humilié et le plus repentant des hommes. Autrement il faudrait lui refuser non seulement la sainteté subjective qu’on lui accorde, mais le simple degré de perspicacité morale ou de sincérité qui se trouve chez les saints qui s’efforcent de marcher sur ses traces. Si donc Jésus a été non seulement subjectivement, mais aussi, et en raison de ce fait même, absolument saint, on doit reconnaître en cela le phénomène le plus extraordinaire de l’histoire de l’humanité et accorder qu’un fait aussi absolument exceptionnel doit avoir eu une cause également exceptionnelle. C’est à ce postulat que répond le récit évangélique de la naissance miraculeuse. On dira peut-être que c’est là en faire une légende explicative, dérivée du fait même dont nous parlons. Soit ! Mais dans ce cas, la naissance de cette légende est elle-même la preuve de la réalité du fait auquel elle doit son origine.
Le philosophe Charles Secrétan a écrit, dans La Raison et le Christianisme, les lignes suivantes : « S’il est certain que l’humanité est corrompue dans ses premiers organes et dans ses premiers actes, que l’impulsion au mal est devenue l’un des éléments de notre nature, il est clair que l’apparition d’un homme sans péché est absolument contraire à l’ordre accidentel introduit par la chute, et qu’elle forme le commencement d’un ordre nouveau. Entre l’idée d’un homme excellent, du premier génie religieux, du meilleur des hommes, et celle d’un homme pur, de l’idée vivante, il y a l’infini. Reconnaître la pureté de Jésus-Christ, c’est faire le pas décisif, c’est admettre la réalité de l’économie divine, c’est tout accorder. Après cela, la conception immaculée du Sauveur ne nous étonnera plus… Jésus est le second Adam, le commencement d’une nouvelle humanité qui se greffe sur la première pour la transformer. Jésus est une nouvelle création de Dieu. Une nouvelle création de Dieu n’est pas plus incroyable que la première qui est le miracle des miracles, le miracle universel, le miracle absolu… Pourquoi les évangiles assurent-ils que Jésus est né de femme sans avoir eu d’homme pour père ? Assurément nous ne l’aurions pas imaginé, pas plus que le reste. Mais le fait étant donné, il me semble que nous pouvons le comprendre. L’homme ne représente-il pas dans la société humaine l’initiative individuelle, le progrès, la particularité ; et la femme, la tradition, la continuité, la généralité, l’espèce ? Le Sauveur ne pouvait pas être fils de tel ou tel homme en particulier, il devait être le fils de l’humanité. »
Et n’est-ce pas là, demanderai-je en passant, et malgré les hypothèses récemment avancées, la vraie explication de ce nom de Fils de l’homme que Jésus s’est donné lui-même avec une sorte de prédilection ? non le fils de tel individu particulier, mais le fils de la race elle-même, son fruit définitif, parfait, éternellement prévu et voulu. Mais on objecte que, même dans la supposition d’une conception surnaturelle, l’hérédité du péché par l’intermédiaire de la mère n’en subsiste pas moins. La réponse cette objection ressort d’une parole bien remarquable de l’apôtre Paul, Romains 8.3 : « Dieu, ayant envoyé son fils dans une chair semblable à la chair de péché (ἐν ὁμοιώματι σαρκὸς ἁμαρτίας), a condamné le péché dans la chair. » La chair, dans le sens scripturaire du mot, désigne proprement l’organe de la sensibilité pour la jouissance et pour la douleur. De ce sens purement physique, le terme de chair passe souvent au sens moral et désigne le désir actif de la jouissance et la crainte qui fait chercher à échapper à la douleur. Jusque-là point de péché dans ce qui s’appelle la chair. Le péché ne commence qu’au moment où l’attrait du plaisir et l’effroi de la souffrance s’emparent la volonté et l’entraînent à obéir à la satisfaction personnelle, en foulant aux pieds le sens du bien, la conscience du devoir, la loi de l’esprit. Jésus n’a pas péché en ayant faim et soif et en remerciant Dieu pour la satisfaction de ces besoins ; il n’a pas péché en cédant au besoin de repos et de sommeil après la fatigue. Il n’a pas même péché en sentant à l’avance, aussi douloureusement que nous le ferions nous-mêmes, les coups de verge lacérant son dos, les clous transperçant ses chairs, la soif ardente et les autres tortures qui forment le cortège du supplice de la croix. Il n’a pas péché en éprouvant à Gethsémané une terreur mortelle à la pensée de ce drame sanglant qu’il voyait s’approcher de lui. Cette angoisse était le fait de la chair, mais non de la chair de péché ; celle-ci n’aurait commencé qu’avec le murmure contre la coupe que Dieu lui donnait à boire et le refus de la porter à ses lèvres ou de la vider jusqu’au fond. La chair en elle-même ne mérite aucune qualification morale ; elle ne prend le caractère de bonne ou de mauvaise que par sa relation avec l’esprit, soit qu’elle le domine ou qu’il la subjugue. Maîtresse, elle peut conduire aux plus grands crimes, comme cela se voit tous les jours. Servante, elle devient l’occasion des plus touchants et des plus héroïques sacrifices, comme on le voit à Gethsémané. Le moyen de briser son empire ne sera donc pas de l’affaiblir elle-même, de la changer ou de la détruire ; ce sera bien plutôt de fortifier l’esprit à tel point qu’il puisse recouvrer sa domination sur elle.
Ainsi donc la chair a bien pu être transmise à Jésus par sa mère sans qu’elle fût accompagnée du péché, celui-ci ne consistant que dans la relation anormale entre la chair et l’esprit. Or en Jésus l’empire de l’esprit sur la volonté a été librement et constamment maintenu, en dépit de toutes les sollicitations et les réclamations de la chair. Mais d’où vient qu’il en a été ainsi chez lui et lui seul ? « Ce qui est né de la chair, dit-il lui-même, est chair » (Jean 3.6). C’est là l’état de chose créé dans l’humanité par le fait de la chute ; tout ce qui naît est issu du penchant charnel et emporte avec soi dans la vie ce trait de la prépondérance de la chair sur l’esprit. L’alliance illicite que la volonté humaine a contractée avec la chair par l’acte libre de la chute, s’est communiquée à toute la race par l’hérédité de la naissance. Le moi égoïste, avide de puissance personnelle, ennemi du sacrifice de soi-même, a gagné au sein de l’humanité et l’a entraînée au rebours de sa réelle destination. Il fallait rompre, la chaîne et poser un commencement nouveau, comme. Jésus lui-même le déclare dans cette antithèse qui complète la parole que je viens de rappeler : « Ce qui est né de l’Esprit, est esprit. » voilà le remède : l’Esprit rompant en Jésus l’alliance contractée par la chute entre le penchant charnel et la volonté humaine, et rendant à celle-ci sa liberté première pour subjuguer la chair et la traîner même, si la volonté divine vient à l’exiger, sur l’autel sanglant du sacrifice ! Ce moyen était certes plus digne de Dieu et de l’homme que celui qui eût consisté à faire descendre Jésus directement ciel à Capernaüm sans l’incarner dans le sein d’une mère où il pût prendre possession de la nature humaine. Ce n’eût pas été là une victoire sur l’ennemi, mais une fuite. Dieu a fait naître le restaurateur de l’humanité déchue dans la chair, mais non de la chair ; dans la chair, pour qu’il pût vaincre le péché dans le domaine même d’où le péché avait tiré sa victoire, mais non de la chair ; car il n’y a rien eu de charnel dans l’action du souffle d’En-haut, qui a déterminé le développement du germe prédestiné dans le sein de Marie, et fait naître le nouvel Adam prototypique, duquel doit procéder la nouvelle humanité répondant au but divin. Il a fallu pour cela cet Esprit créateur qui a fait au commencement surgir du chaos un monde de lumière et enfin une personnalité libre et souveraine. Lui seul pouvait replacer Jésus dans cette liberté que l’homme avait volontairement aliénée et, par cette liberté restaurée en lui, l’offrir et la communiquer à tous ceux qui s’attacheraient librement à lui. Ce sont aussi ceux-là, les régénérés, que Jésus comprend dans l’expression : « Tout ce qui est né de l’Esprit, est esprit. » C’est même à eux que, d’après le contexte, s’applique avant tout cette parole. Mais si Jésus y décrit proprement la régénération des croyants, le mode exceptionnel de sa propre naissance n’en est pas moins affirmé implicitement par le principe renfermé dans cette déclaration. Si dans le cours de sa propre vie une nouvelle naissance n’a pas trouvé place, c’est que sa naissance proprement dite ne comportait aucun renouvellement pareil ; car c’était elle qui devait servir de point de départ et de principe à tout fait de régénération subséquent.
Nous terminons ces observations sur la naissance miraculeuse par ce mot frappant de Ch. Secrétan : « D’où vient qu’un saint nous soit né ? Ce n’est pas un hasard, un heureux accident de la nature ; il y en aurait au moins deux, j’imagine. Non, c’est un miracle. »
Il nous reste à parler de quelques faits particulièrement attaqués :
Et d’abord, celui de la tentation. – La croyance de Jésus à l’existence de Satan, cette soi-disant superstition du moyen-âge, n’est pas douteuse ; elle ressort surtout de l’exposé didactique et prosaïque qu’il donne sur ce sujet, Jean 8.44 ; et la preuve que sa victoire initiale sur l’ancien prince de ce monde était à ses yeux un fait réel, se trouve dans la parole si frappante que nous ont conservée Matthieu (12.29) et Luc (11.21-22), où Jésus se représente sous l’image d’un chef qui, avant de pénétrer dans le château-fort d’un chef ennemi et de livrer sa demeure au pillage, doit l’avoir vaincu en combat singulier ; après cela seulement il peut s’emparer de ses biens, expression qui comprend ses trésors, ses esclaves et ses captifs. Telle est la comparaison par laquelle Jésus explique ses guérisons de possédés, que ses adversaires attribuaient à une complicité avec Satan. Bien au contraire, c’est en raison de ce qu’il a commencé par le vaincre dans un combat moral personnel qu’il peut maintenant lui arracher ses victimes. Que peuvent être cette lutte et cette victoire initiales, sinon le fait de la tentation, placé par nos trois synoptiques au seuil du ministère de Jésus ? Keim a pleinement reconnu cette application (I, p. 570).
La multiplication des pains. – Après ce qui a été dit sur le miracle en général, je n’ai qu’un mot à ajouter sur celui-ci : En créant le grain de blé et en lui accordant la force de se multiplier chaque année, Dieu ne s’est pas dépouillé en sa faveur du pouvoir de décupler et de centupler la matière, ni du droit d’user lui-même de ce pouvoir, s’il trouve bon de le faire un jour. On peut dire la même chose du changement de l’eau en vin. En créant le cep de vigne et en lui attribuant le pouvoir de transformer chaque année en vin l’eau du ciel, Dieu n’a pas abdiqué lui-même ce pouvoir, ni le droit de l’exercer au besoin.
Le récit de la seconde multiplication des pains (Matthieu 5.12 et suiv ; Marc 8.1 et suiv.) mérite d’attirer un peu plus longtemps notre attention. Il est aujourd’hui d’usage en critique d’envisager ce récit comme un double de celui de la première multiplication. Jülicher l’appelle eine Vergröberung (comment traduire ce mot : épaississement ? matérialisation ?) de la première et déclare toute autre supposition indigne d’être discutée (p. 288). Mais quoi ! les quatre, mille hommes de la seconde multiplication, une exagération des cinq mille de la première ! Le rassasiement opéré au moyen de sept pains dans la seconde, une amplification du miracle accompli au moyen de cinq dans la première ! Les sept corbeilles de morceaux restant après la seconde, un grossissement des douze recueillies après la première ! Sur tous les points il y a diminution, non accroissement ; ce serait donc une gradation a majori ad minus ! Je demande ensuite, puisque l’invention du second fait n’a évidemment pas eu pour but de renforcer le premier, à quoi elle aurait dû servir ? Serait-ce peut-être à motiver mieux le reproche si sévère et si humiliant que Jésus adresse aux apôtres un peu plus tard : « Quand je distribuai les cinq pains aux cinq mille hommes, combien remportâtes-vous de paniers pleins de morceaux ? Quand je distribuai les sept pains aux quatre mille, combien remportâtes-vous de corbeilles pleines de morceaux ?
N’entendez-vous pas et ne comprenez-vous pas ? Avez-vous le cœur endurci ? Ayant des yeux, ne voyez-vous pas ? des oreilles, n’entendez-vous pas ? Et ne vous souvenez-vous pas ? » Seraient-ce les apôtres eux-mêmes qui auraient inventé une seconde multiplication dans le but de pouvoir mettre dans la bouche de leur Maître une réprimande telle qu’à notre su il ne leur en a jamais adressé de pareille ! Mais trêve à une supposition si absurde ! Et c’est pourtant là ce qu’on serait forcé d’admettre. Il est plus simple, me semble-t-il, de croire que Jésus a trouvé bon de faire une seconde fois ce qu’il avait fait une première, si le même cas se reproduisant exigeait le recours au même procédé.
La marche sur les eaux. – Ce miracle rappelle le mot de Charles Secrétan : « La volonté, c’est la substance. » A ce miracle ont sans doute coopéré et la puissance que la volonté de l’homme possède sur son propre corps et celle que la volonté divine exerce sur l’ensemble de la nature.
La pêche du statère. – C’est ici l’un des récits les plus généralement traités de légendaires. Le fait en lui-même n’est pourtant pas sans exemple ; on connaît l’histoire du tyran de Samos. S’il y a miracle, il se trouve dans la coïncidence entre la trouvaille et le besoin qu’en avait Jésus, pareilles coïncidences se rencontrent ailleurs que dans romans, et la parole si originale et si élevée que Jésus prononcée à cette occasion et que nul autre n’aurait inventée (Matthieu 17.26-27), est la garantie de la réalité du fait qui y a donné lieu.
Les circonstances extraordinaires qui ont signalé le moment de la mort de Jésus. – L’obscurcissement du soleil au milieu du jour, rapporté dans les trois récits, est un fait qui n’est pas sans exemple (voir mon Comment, sur Luc, éd., t. III, p. 535). Quant au tremblement de terre (dans Matthieu), ce phénomène est fréquent en Orient. Le miracle est donc, non dans ces faits, mais dans leur coïncidence avec la mort du Christ ; et celui qui ne comprendrait pas que la nature elle-même ait pu jeter une note d’effroi dans le cours de cet événement, centre de l’histoire, risquerait bien de n’en avoir pas saisi la portée suprême. – Le déchirement du voile du temple, raconté par les trois synoptiques, est un acte divin symbolique, qui partage au plus haut point avec tous les miracles le caractère de signe, car il proclame l’abolition de la consécration spéciale du Lieu très-saint comme résidence de l’Eternel, et par conséquent aussi celle de la sainteté du Lieu saint, du parvis et du temple tout entier. En tuant son Messie, Israël a abattu son propre temple, comme Jésus l’avait prédit (Jean 2.19). Ce fait correspond en quelque sorte à celui du souverain sacrificateur déchirant son vêtement sacerdotal à l’ouïe d’une parole blasphématoire ; c’est l’abolition du culte lévitique profané, qui cède la place au sacrifice unique et permanent. L’évangile des Hébreux parlait de la rupture de la poutre « d’une grandeur immense, » à laquelle le voile du Lieu très-saint était suspendu. Cet écrit judéo-chrétien essayait par là sans doute de faire de la déchirure du voile un fait purement matériel, conséquence du tremblement de terre, et de lui ôter ainsi son caractère humiliant et tragiquement symbolique.
La résurrection de plusieurs saints au moment de la mort de Jésus et leur apparition à certains habitants de Jérusalem après la Résurrection, ne sont racontées que dans le premier évangile et n’ont pas fait partie de la tradition générale. Mais, si la mort de Jésus, en enlevant la condamnation du péché, a sapé le fondement du règne de la mort, un signe de cette victoire de la vie n’a-t-il pas pu être donné par une commotion sensible dans le domaine des morts ? Sans doute l’apparition des fidèles revenus à la vie, comme cortège du premier ressuscité et gage de l’action universelle de cette victoire, est un fait dont l’objectivité échappe à toute appréciation ; mais tout l’événement auquel il se rattache appartient à un ordre de choses qui dépasse les limites de notre conception rationnelle ; enfin n’oublions pas que c’est ici le récit d’un disciple apostolique et non celui de l’apôtre lui-même.
La résurrection de Jésus. – Ce fait appartient à une catégorie qui diffère entièrement de celle des résurrections rapportées par les évangiles et opérées par Jésus. C’est ici un miracle accompli non par lui, mais sur lui, et par conséquent, s’il est réel, directement par Dieu lui-même. « Dieu a ressuscité Jésus, » dit Pierre (Actes 2.24). De plus, ce n’est pas seulement ici un corps que vient de nouveau habiter l’esprit qui l’a animé précédemment et qui doit bientôt le quitter de nouveau. Il s’agit d’une transformation du corps lui-même, destiné à servir de demeure à un être personnel élevé à un mode d’existence supérieur à celui de la terre. Du corps de chair qui a succombé, se dégage mystérieusement un corps d’une nature supérieure, demeure encore en relation organique avec le premier. Car ce corps nouveau procède d’un principe de vie inhérent au corps ancien, comme l’on voit dans l’organisme végétal le germe imperceptible de vie renfermé dans le grain de semence s’épanouir en l’organisme nouveau destiné à remplacer l’ancien. En Jésus aussi, le développement de ce corps nouveau s’opère par degrés, et cela d’autant plus qu’il ne doit pas être une simple répétition l’ancien, mais l’apparition d’un organe approprié à une vie nouvelle. C’est là ce qui explique les caractères en apparence opposés que présente le corps de Jésus ressuscité. D’une part, il mange, il boit, non parce qu’il en sent le besoin, comme on s’est plus d’une fois plu à le dire, mais pour convaincre les disciples de la pleine réalité de ce corps, et en les invitant même à le toucher ; et d’autre part, il apparaît et disparaît subitement, comme s’il obéissait maintenant à la seule loi de la volonté. On comprend par là l’expression étrange qu’emploie Jésus, quand, entouré des disciples, il leur dit (Luc 24.44) : « C’est là ce que je vous disais lorsque j’étais encore avec vous. » Il est au milieu d’eux, il leur parle, et déjà il n’est plus avec eux ! Dans son corps qui se transforme, il habite une autre sphère que celle où il se meut visiblement. Serait-il permis de comparer cet état transitoire à celui du papillon dont le corps nouveau se dégage par degrés de l’ancien dans le tombeau de soie où celui-ci s’est enfermé ? L’Ascension marque pour Jésus le terme et l’achèvement de la transformation du corps terrestre en corps spirituel (1 Corinthiens 15.4-6). Ce terme employé par Paul est en apparence contradictoire, mais il désigne, non un corps de nature spirituelle, mais un corps destiné à servir d’organe à un esprit (vivifiant), et non plus seulement à une âme (vivante), comme dit l’apôtre.
Le premier évangile ne parle pas des diverses apparitions par lesquelles les apôtres ont été amenés personnellement à croire à la résurrection. Sa tenue est plus objective que celle du troisième. La manière dont les apôtres ont été amenés subjectivement à leur foi personnelle, n’appartenait pas à l’exposé de la dignité messianique de Jésus En échange, le premier évangile nous a conservé le souvenir de l’apparition solennelle de Jésus ressuscité, dans laquelle il a proclamé lui-même, en face de toute son Eglise d’alors, son élévation à la souveraineté universelle, dès longtemps assurée au Messie dans le Psaume 2 : « Je te donnerai pour héritage les nations, pour ta possession les bouts de la terre » (comparez aussi Psaumes 110.1-2). C’est là le fait qui importait à son sujet et qui formait le vrai couronnement de ce récit essentiellement messianique.
On peut alléguer encore contre la vérité du récit de notre évangile quelques erreurs historiques, qui ne touchent point à la question du surnaturel. Il y en a surtout deux auxquelles il importe de nous arrêter. Ce sont l’omission des voyages à Jérusalem, racontés par le IVe évangile ; puis l’indication du jour de la mort du Christ, dans laquelle notre récit diffère de celui de cet écrit.
Le premier de ces deux faits est certainement la difficulté la plus grande et la plus importante que présente la narration de Matthieu, aussi bien que celle des deux autres synoptiques. Mais cette circonstance même qu’elle se trouve chez tous les trois, prouve qu’il n’y a pas ici une lacune due à une cause purement individuelle et que l’omission dont nous parlons doit remonter jusqu’à la source commune d’où sont provenus les trois récits.
Avant tout, constatons que ces voyages à Jérusalem, au nombre de quatre et même de cinq (comparez Jean 2.13 ; 5.1 ; 7.10 ; 10.22 ; 11.17 [Béthanie]), ne sont pas des compositions libres du quatrième évangéliste, mais qu’ils ont occupé une place réelle dans le ministère de Jésus, depuis l’âge de douze ans où il avait fait son premier pèlerinage à Jérusalem, Jésus avait sans doute reparu souvent ans cette ville ; et pendant les trois ans de son ministère, en particulier, comment n’aurait-il fait aucune tentative pour y accomplir ou du moins y préparer son œuvre ? Il aurait suffi de cette absence prolongée pour rendre sa personne suspecte (Jean 7.2-4). On considérait comme un devoir sacré pour chaque Israélite de célébrer au moins une fois par année l’une des trois grandes fêtes à Jérusalem, et la preuve que Jésus n’avait pas manqué à ce devoir se trouve dans une parole de Jésus lui-même conservée par Matthieu 23.37 et par Luc 13.34 : « Jérusalem, Jérusalem, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous ne l’avez pas voulu ! » Ces séjours, auxquels Jésus fait ici allusion, font comprendre les relations assez nombreuses avec divers habitants de la capitale ou du voisinage, constatées pendant son dernier séjour à la fête de Pâques ; avant tout sa relation intime avec la famille de Béthanie (Matthieu 26.6 et suiv.) ; puis, la liberté avec laquelle il réclame d’un habitant de Bethphagé la monture dont il a besoin (21.2 et suiv.), ou celle avec laquelle il fait dire à un habitant de Jérusalem (26.18) : « Mon temps est proche ; que je fasse la Pâque chez toi avec mes disciples. » Jésus avait donc en Judée tout un cercle de connaissances intimes dans lequel on l’appelait communément « le Maître » ou « le Seigneur » (Matthieu 21.3 ; 26.18, 49 ; Jean 11.28 ; 13.13 ; Luc 12.13 ; 21.7, etc., etc.).
Comment l’omission de ces voyages, dont nous constatons ainsi diverses traces chez les synoptiques eux-mêmes, peut-elle s’expliquer dans leurs trois récits ? Il me paraît que, puisque cette omission leur est commune à tous trois, il faut en chercher la cause ailleurs que dans la négligence ou l’ignorance de l’un d’eux en particulier, qui l’aurait occasionnée chez les deux autres ; car il faudrait avant tout expliquer cette étrange lacune chez le premier ; puis, il faudrait faire comprendre comment l’un au moins des deux autres, au moyen de ses informations particulières, Marc, auditeur des récits de Pierre, Luc, en possession de sources si abondantes et si exactes, à lui complètement propres, n’aurait pas réparé cette omission. – On est donc forcé, pour expliquer cette commune lacune, si grave, de remonter à l’origine des trois narrations, à la tradition apostolique, le tronc d’où sont sortis, comme trois branches, nos synoptiques. Peut-être, en remontant jusque-là, trouverons-nous plus aisément l’explication du mystère.
Trois raisons me paraissent avoir empêché la tradition primitive de retracer les séjours de Jésus à Jérusalem : une raison de prudence, une raison tirée de la difficulté du sujet, et une troisième de son manque d’utilité au moment où la tradition se formait :
1°) La tradition orale, formulée à Jérusalem sous les yeux et avec la participation des apôtres, avait des égards à observer envers les personnes encore vivantes, qui avaient joué un rôle, et surtout un rôle favorable à Jésus, durant ses séjours dans cette ville. Le Sanhédrin régnait encore en despote, et cela bien longtemps après la Pentecôte. Jean raconte (12.10) que ce corps délibérait, non seulement de faire mourir Jésus, mais aussi de se débarrasser de Lazare, parce que plusieurs croyaient en Jésus à cause de lui. On comprend donc combien il importait à la sécurité de Marthe et Marie, qui, à Béthanie, étaient immédiatement sous la main des chefs, d’être, autant que possible, laissées dans l’ombre par la tradition orale. Aussi ne sont-elles point nommées dans le récit de l’onction de Béthanie (Matthieu 26.6-13 et Marc 14.3-9), où les deux récits ne mentionnent que la maison de Simon le lépreux ; et quand Luc parle d’elles (10.38 et suiv.), il les nomme, sans doute, mais en taisant le nom de l’endroit où elles habitaient et en disant vaguement : « dans un certain hameau (εἰς κώμην τινά), » sans qu’on puisse deviner d’après son récit s’il se trouve en Judée ou en Galilée. Il en est de même du nom du disciple qui avait frappé de l’épée à Gethsémané. S’il est omis dans les trois récits synoptiques, ; c’est sans doute qu’on avait soin de ne pas nommer Pierre dans la tradition orale, pour ne pas exposer cet apôtre à une recherche juridique. Mais lorsque Jean, écrivant beaucoup plus tard, après la ruine de Jérusalem et loin de la Palestine, composa son récit, il put, parler plus ouvertement que ne l’avait fait la narration primitive et raconter en détail tout ce qui concernait la famille de Béthanie, l’intervention armée de l’apôtre et bien d’autres faits encore qui s’étaient passés à Jérusalem, comme les guérisons de l’impotent de Béthesda et de l’aveugle-né. Ainsi l’s’explique en particulier l’omission la plus étonnante, celle de la résurrection de Lazare, sur laquelle il importait surtout de garder le silence, aussi longtemps que l’omnipotence du Sanhédrin menaçait les personnes que concernait directement ce miracle et qui pouvaient en rendre témoignage de la manière la plus convaincante.
2°) Une autre raison devait concourir encore à l’omission des séjours à Jérusalem dans la tradition : c’était la grande difficulté qu’il y avait à reproduire des discours aussi élevés que ceux que Jésus avait tenus en face des docteurs, à Jérusalem, par exemple celui qui est rapporté au ch. 5 Jean, ou des discussions aussi animées que celles racontées aux ch. 7 et 8, 10 et 12 du même évangile. Il n’y avait peut-être qu’un seul apôtre, et certainement pas un seul évangéliste, qui eût pu consciencieusement essayer de reproduire devant le peuple de pareilles luttes et de pareils discours. Cette remarque s’applique même à de simples récits historiques, comme la scène palpitante de la comparution de l’aveugle-né devant le Sanhédrin ou les entretiens avec les deux sœurs de Lazare avant la résurrection de celui-ci. Quelle difficulté de faire entrer ces choses, sans les altérer, dans une narration publique destinée à être cent fois répétée ! Mais surtout, comment entreprendre une semblable tâche quand il s’agissait des entretiens intimes de Jésus avec les disciples dans la dernière soirée de sa vie (Jean ch. 14 à 17) !
3°) Enfin, à supposer qu’on eût tenté de le faire, malgré le sentiment d’insuffisance qui devait arrêter chacun, se représente-t-on comment des récits pareils eussent pu être compris et appréciés par des croyants sortant à peine d’un judaïsme légal ou d’un paganisme grossier ? Le contenu du IVe évangile suppose des chrétiens déjà arrivés à un certain degré de maturité personnelle et participant en quelque mesure de l’état auquel se trouvaient élevés les apôtres après les deux ou trois années qu’ils avaient passées dans l’intimité de Jésus. Jeter des paroles comme celles des ch. 14 et 15 de Jean, ou la prière du ch. 17, dans la tradition orale des premiers temps, eût été non seulement inutile, mais dangereux. Au lieu d’attirer les foules, on les eût par là fatiguées et ennuyées. Nous en avons, me semble-t-il, la preuve dans le fait que les synoptiques, après avoir raconté tous trois la multiplication des pains, passent, tous trois aussi, sous silence le grand discours rapporté Jean ch. 6, que Jésus a tenu le lendemain à Capernaüm. La vue du miracle précédent et la présence personnelle de Jésus pouvaient seules donner à ce discours une autorité suffisante auprès de cette foule ; et encore plusieurs mêmes d’entre les auditeurs ordinaires de Jésus ne purent l’écouter jusqu’au bout. Qu’en aurait-il été de ceux auxquels s’adressait la première évangélisation ! Pour peu qu’on y réfléchisse, on comprend sans peine que l’évangélisation populaire des premiers temps de l’Eglise devait plutôt, s’alimenter des scènes variées, touchantes, intéressantes, faciles à saisir de la vie galiléenne qui remplissent les synoptiques, que des scènes de luttes ardentes et des discussions violentes qui avaient rempli les séjours à Jérusalem. – Il y a dans cette omission commune, me paraît-il, un fait de la plus haute importance pour l’explication de l’origine des synoptiques.
La seconde erreur non moins grave que l’on reproche à notre évangile, c’est la contradiction qui doit exister entre son récit et celui de Jean à l’égard du jour de la mort de Christ. D’après Jean, en effet (comparez 13.1,29 ; 18.28 ; 19.31), Jésus a été crucifié le 14 nisan, jour où l’on immolait dans l’après-midi l’agneau et où l’on célébrait le soir le repas pascal. D’après Matthieu et les deux autres synoptiques, comme nous l’avons dit déjà, on est au contraire porté à admettre que la mort de Jésus n’eut lieu que le lendemain, dans l’après-midi du 15 nisan, le grand jour sabbatique qui ouvrait la semaine pascale.
J’ai exposé brièvement ce qui me paraît avoir été le cours réel des choses quant au dernier repas de Jésus ; je crois pouvoir renvoyer pour plus de détails à mes Commentaires sur Jean et sur Luc (Jean, 8e éd., t. III, p. 605-613 ; Luc, 3e éd., t. Il, p. 547-551), où sont développés les motifs qui, s’il y avait réellement conflit, décideraient la question en faveur du récit de Jean. Ce qu’il me reste à expliquer ici, c’est le manque-de netteté qui frappe dans les récits synoptiques. Ces récits n’affirment nullement, comme on le croit d’ordinaire, que l’entretien de Jésus avec les disciples sur le local où il fallait préparer le repas, ait eu lieu seulement au matin du 14 nisan, ce qui rendrait, il est vrai, notre explication impossible. Et, d’autre part, ils n’affirment pas non plus expressément, je le reconnais, que cet entretien et le repas qui l’a suivi aient eu lieu la veille au soir, ce qui ferait tomber le désaccord avec Jean. Mais les circonstances du temps exigent, cette supposition. Car Clément d’Alexandrie nous apprend, dans un morceau conservé par le Chronicon paschale, que chacun prenait ses mesures pour s’assurer un local dès le 13, jour qui avait reçu pour cette raison le nom de προετοιμασία, c’est-à-dire d’avant-préparation (le jour de la préparation proprement dite étant le 14, où avait lieu l’enlèvement du levain). Quand donc les trois écrivains disent : « au premier jour des pains sans levain », ou, comme dit Luc : « arriva le jour des pains sans levain », rien n’empêche d’appliquer ces expressions au soir du 13, et même, quand Luc ajoute : « où il fallait immoler la Pâque », le sens est forcé, car, s’il eût voulu parler du soir du 14, il eût du dire : « où l’on mangeait l’agneau (immolé dans l’après-midi). » Ce qu’on peut reprocher au récit synoptique, c’est de ne pas s’être exprimé assez positivement sur ce point. Peut-être faut-il même reconnaître qu’une certaine confusion a eu lieu dans la tradition et a pu influer sur ce récit. Comme, en célébrant son dernier repas le 13 au soir, Jésus s’était conformé à plusieurs rites du repas pascal que le peuple célébrait le soir du 14 et auquel il voulait substituer le repas nouveau de la Sainte-Cène, peut-être s’était-il introduit une confusion entre ces deux repas si semblables, et cela d’autant plus aisément que de l’un et de l’autre on pouvait dire qu’ils avaient eu lieu le soir du 14, c’est-à-dire le soir du 13-14 d’après le langage juif (quant au repas de Jésus) et le soir du 14-15 d’après notre langage occidental (quant au repas national de la Pâque)a. De là a pu résulter une confusion d’idées qui a influé sur la forme de la tradition consignée dans nos synoptiques.
a – Les expressions érev hasschabbath, soir du sabbat, et érev happésach, soir de la Pâque, signifient en hébreu le soir veille du sabbat ou de la Pâque, mais dans notre langage occidental, le soir du jour même du sabbat ou de la Pâque.
Restent certains détails contenus dans le récit de l’ensevelissement et de la résurrection de Jésus, et que l’on tourne parfois en ridicule ; ainsi la garde placée au tombeau par les Juifs, qui, au soir du supplice, avaient laissé déposer le corps dans le tombeau de Joseph et qui, le lendemain seulement, s’aperçoivent du danger auquel ils se sont exposés et demandent à Pilate de faire garder le tombeau. Celui-ci y consent en leur disant, avec une pointe d’ironie : « Allez, gardez-le sûrement, comme vous savez faire. » Quant à moi, je ne vois rien dans tout cela que de très naturel. Au moment de la mort, tout enivrés de leur triomphe, ils n’avaient pas songé à une précaution à prendre ; ils n’y pensent que le lendemain. « Nous nous sommes souvenus (ἐμνήσθημεν), » disent-ils eux-mêmes pour expliquer cette demande tardive. De son côté, Pilate, qui avait accompli pour eux un si grand acte de complaisance, quant à l’essentiel, ne pouvait pas leur refuser ce service insignifiant qu’ils venaient encore lui demander. Quant à l’essai de corruption des gardiens, une fois la résurrection survenue et la précaution prise tournant à l’effet contraire, il est certain que les Juifs ont dû chercher à tout prix à neutraliser les conséquences de ce résultat écrasant ; et plus le moyen qu’ils emploient pour cela, le sommeil prétendu des gardiens, est absurde, puisque, s’il était réel, il ne ferait qu’aggraver leur faute, d’autant mieux il prouve l’état désespéré où la cause juive se trouvait réduite par le cours imprévu des choses. Voilà tout ce que l’auteur a voulu dire, et il n’y a rien là que de fort sensé. La promesse faite aux soldats de les faire échapper au supplice en gagnant Pilate, n’est point incompatible avec ce que nous savons du caractère de son administration. Le récit de l’apparition de l’ange descendant du ciel pour rouler la pierre, puis s’asseyant sur elle comme sur un trône, a quelque chose d’un peu théâtral et diffère de la simplicité des apparitions angéliques dans les autres évangiles. Meyer appelle ce trait légendaire : l’épithète de poétique eût pu suffire. C’est ici l’un des points où l’on reconnaît peut-être la main du disciple de l’apôtre.
Somme toute, si j’en excepte ce trait et peut-être quelques inexactitudes de détail, que j’ai signalées, dans le cours de ce récit évangélique, et si l’on fait abstraction des faits qui ne sont attaqués qu’en raison de leur caractère surnaturel, je ne pense pas qu’on rencontre dans cet évangile quoi que ce soit qui puisse faire mettre en doute la vérité de son récit. Le style est dans l’ensemble sans l’ombre d’emphase, absolument simple et précis, d’une dignité constamment soutenue, soit pour le fond, soit pour la forme ; et quant aux paroles mises dans la bouche du Seigneur, leur sainteté reste, sans la moindre défaillance, à la hauteur de Celui qui doit les avoir prononcées.
Ce que l’on doit surtout admirer, c’est l’absence de toute ingérence de la personnalité de l’auteur dans son récit, son anéantissement complet, si je puis ainsi dire, en présence de Celui dont il retrace l’activité. Ce sont là des traits de sincérité, que la science peut parfois méconnaître, mais auxquels le sens commun tout simple s’attachera et se confiera toujours sans réserve. C’est par l’effet de cette droiture de la simple conscience naturelle que l’Evangile a été cru dans le monde, non par l’effet des démonstrations scientifiques. L’apologétique de l’apôtre Philippe : Viens et vois ! restera la bonne jusqu’à la fin, et en face de tableau évangélique chaque lecteur sérieux se sentira toujours forcé de souscrire à ce mot fameux : « C’est là une histoire dont l’inventeur serait plus grand que le héros. »