La plus belle des sciences est donc de se connaître soi-même, puisque cette connaissance entraîne nécessairement la connaissance de Dieu. L’homme qui connaît Dieu lui ressemblera, non point certes en se couvrant de bijoux précieux et de vêtements magnifiques, mais en faisant le bien et en rétrécissant chaque jour davantage le cercle élastique et capricieux de ses besoins. Comme Dieu seul n’en a aucun, il voit avec une extrême complaisance ceux qui s’efforcent d’en avoir le moins possible, dont l’esprit est simple et le corps revêtu de tempérance comme d’un chaste vêtement. Des trois puissances de notre âme, la première est l’intelligence ou la faculté de raisonner. C’est l’homme invisible commandant à l’homme visible, et le faisant agir sous la direction immédiate de Dieu. La seconde est la colère, passion sauvage et furieuse, qui va jusqu’à la folie. La troisième est la cupidité, ardent désir des voluptés, prenant plus de formes que le démon changeant de la mer, se montrant ici sous une figure, là sous une autre ; nous excitant à tous les désordres et nous poussant des premières débauches jusqu’à l’adultère et l’inceste. « L’homme que la cupidité domine devient d’abord, dit le poète, comme un lion farouche que sa crinière ondoyante fait reconnaître pour le roi des animaux ; c’est dire assez que dans les commencements il conserve encore quelque chose de la noble figure humaine. Bientôt il devient semblable à un dragon qui rampe sur la terre, à un sanglier qui se roule dans la fange. » Cette ressemblance de l’homme avec l’homme s’efface peu à peu ; les excès et l’intempérance la font enfin disparaître entièrement. Cet homme n’est plus même une bête forte et courageuse, c’est une eau courante ; un arbre qui ne sent pas. La source impure de ses émotions s’épuise et tarit, ses plaisirs coulent comme l’onde sans qu’il puisse les arrêter. Un calme affreux, qui annonce la mort, succède dans son cœur aux folles tempêtes de l’amour. Sa beauté se flétrit et tombe plus vite encore que les feuilles de l’arbre insensible auquel le poète l’a comparé. Elle tombe, elle sèche, elle expire avant que son automne soit venue.
La cupidité enveloppe l’homme d’un voile de mensonge et de dissimulation, au travers duquel on ne l’aperçoit plus. Elle lui fait prendre à son gré les mille formes différentes qu’elle prend elle-même pour se l’asservir. Mais l’homme qui lui résiste, et en qui habitent la raison et le Verbe, ne change jamais. Sa forme est celle de la raison, forme simple et invariable. Il ressemble à Dieu, il est beau ; mais, pour le paraître, il ne se couvre point d’ornements frivoles ; car il sait trop bien que Dieu seul est la véritable beauté. Cet homme, enfin, devient Dieu lui-même, parce que Dieu veut qu’il le devienne.
Héraclite a dit avec raison : « Les hommes sont des dieux, et les dieux des hommes. » La double nature du Verbe nous explique ce mystère. Il est Dieu et homme, il est homme et Dieu ; et par ses intercessions en notre faveur, il accomplit la volonté de son père. La Raison ou le Verbe, qui est commun à la nature divine et à la nature humaine, est médiateur entre l’homme et Dieu. Le Verbe est le fils de Dieu, mais il est le Sauveur des hommes ; il est le ministre de Dieu, mais il est le précepteur des hommes. « La chair est esclave, dit l’apôtre saint Paul ; pourquoi donc parer une vile esclave ? » La chair est le signe et la forme de notre esclavage. « Le Seigneur, dit le même apôtre, s’est lui-même anéanti en prenant la forme de l’esclave ; » il appelle esclave l’homme extérieur, avant que le Seigneur, descendant jusqu’à lui, se fût comme lui revêtu de chair. Car maintenant, par ce grand acte de miséricorde, il a fait libre la chair même ; il l’a délivrée de la mort, d’un esclavage honteux et mortel ; il l’a rendue incorruptible, et lui a donné pour ornement la durée sans fin de l’éternité.
Il est encore pour les hommes une autre beauté, je veux dire la charité. « La charité, dit l’apôtre, est patiente ; elle est douce et bienfaisante. La charité n’est point envieuse ; elle n’est point téméraire et précipitée ; elle ne s’enfle point d’orgueil. » Elle n’est point téméraire et précipitée, c’est-à-dire qu’elle rejette les parures vaines et superflues. « Elle n’agit point contre la bienséance, » ajoute l’apôtre ; c’est dire assez que, satisfaite de sa beauté naturelle, elle ne cherche point, par des ornements empruntés et menteurs, à s’en créer une autre qui lui soit étrangère. « Elle ne cherche point ce qui est en elle, dit l’apôtre ; » c’est-à-dire la vérité. La vérité, en effet, lui appartenant, pourquoi la chercherait-elle ? Non, elle cherche ce qui lui est étranger, un trop grand amour de la parure, pour le blâmer et le reprendre avec douceur, parce que cet amour des superfluités est contraire à Dieu, à la raison et à elle-même. Notre Seigneur dédaigna les beautés frivoles qui frappent les yeux. Voyez plutôt le portrait que nous en fait le prophète Isaïe : « Nous l’avons vu, il n’avait ni éclat ni beauté ; son corps ni son visage n’avait rien de beau qui attirât les regards des hommes. » La beauté du Seigneur est cependant sans égale. Mais que lui importait la beauté visible de la chair ? C’était la beauté mystérieuse de l’âme et du corps, qu’il voulait nous montrer. La beauté de l’âme, c’est d’être vertueuse ; la beauté de la chair, c’est d’être immortelle.