I) Aux premiers siècles
1°) Saint Patrick, Sainte Brigide, Saint Finian, Saint Colomba
Dans les premiers efforts missionnaires dont la Grande-Bretagne fut l’objet, la diffusion des Écritures eut sa grande place.
Saint Patrick a été, comme on sait, au cinquième siècle, l’apôtre de l’Irlande, et en est resté le patron. Les catholiques irlandais se doutent peu, sans doute, de l’usage que leur patron faisait de la Bible. Partout où il allait, il s’efforçait de laisser un exemplaire des « Sept livres de la loi » (le Pentateuque, Josué, les Juges), ou des « Quatre livres de l’Évangile ». « Il lisait la Bible aux gens, dit Joceline, son historien catholique, et la leur expliquait pendant des jours et des nuits sans discontinuer ». Dans les deux écrits que l’on possède de lui, « La Confession » et « l’Épître à Coroticus », qui comptent à eux deux moins de sept cents lignes, on ne trouve pas moins de cent quarante-six citations bibliques proprement dites, sans compter les allusions. On conserve au collège de la Trinité, à Dublin, le Nouveau Testament dont se servait saint Patrick.
Sainte Brigide, au sixième siècle, répandait au milieu de tous, dit son historien, Cogitosus, la très saine semence de la Parole de Dieu.
Saint Finian, un autre apôtre de l’Irlande, qui vécut au sixième siècle, fonda l’abbaye de Clonard, et y établit une école, où il enseignait les Écritures. Les enseigner, les copier, les répandre, c’était sa vie. Le nombre des étudiants, à Clonard, s’élevait à trois mille. Un historien dit que les savants sortaient de Clonard aussi nombreux que les soldats grecs des flancs du cheval de Troie. Parmi les élèves de saint Finian il y eut des abbés, des évêques, des missionnaires fameux, par exemple saint Kiéran, saint Comgall, saint Colomba. De là son surnom de « Précepteur des douze apôtres de l’Irlande ».
C’est Saint Colomba, le fondateur du couvent d’Iona, sur les rivages de l’Écosse, qui, au sixième siècle, apporta l’Évangile en Angleterre. Au septième siècle, le paganisme avait disparu de la grande île. Le premier effort pour traduire en anglo-saxon les Écritures, que l’on n’avait eues jusque-là qu’en latin, date de la fin du septième siècle. Cette traduction fut entourée de circonstances extraordinaires, comme si Dieu avait voulu clairement montrer que sa volonté était de faire donner sa parole au peuple en langue vulgaire.
2°) Le vacher-poète
Certain soir, il y a plus de douze cents ans, vers la fin du septième siècle, à l’abbaye de Whitby (Yorkshire), un jeune vacher saxon sortait tout triste de la salle ou s’égayaient ses maîtres et ses compagnons. Ceux-ci, la harpe à la main, s’exerçaient à tour de rôle à chanter sur divers sujets en quelques vers d’un rythme simple, qu’ils improvisaient. Mais Cædmon — c’était le nom du jeune pâtre — ne savait pas faire des vers, et quand la harpe lui fut présentée, découragé, il se leva, et rentra chez lui, c’est-à-dire à l’étable de l’abbaye. Il se jeta sur sa couche, l’amertume au cœur, et s’endormit. Soudain, pendant son sommeil, il lui sembla voir son étable illuminée d’une lumière céleste, au milieu de laquelle se tenait Celui, qui six cents ans auparavant, était né dans une étable.
« Chante, Cædmon, lui dit-il, chante-moi un chant.
— Je ne peux pas chanter, répondit tristement l’enfant, et c’est parce que je ne puis pas chanter que je suis ici.
— Et pourtant, tu me chanteras quelque chose !
— Que chanterai-je donc ?
- Le commencement des choses créées. »
Et tandis que Cædmon écoutait, une puissance divine descendait sur lui, et des paroles qu’il n’avait jamais entendues surgissaient devant son esprit. Et la vision disparut. Mais la puissance reçue demeura, et, au matin, quand le Saxon sortit d’auprès de ses vaches, il était poète.
Voici ces paroles :
Il faut maintenant célébrer la parole du royaume des cieux, la puissance du Créateur et les pensées de son esprit, les œuvres du Père glorieux, et dire comment lui, le Seigneur éternel appela à l’être chaque merveille. Il créa d’abord le ciel comme un toit pour les enfants des hommes, lui le saint Créateur ; puis il fit surgir la terre pour les hommes, la demeure terrestre de la race humaine, lui le Dieu éternel, le Seigneur, le Tout-Puissant.
Voici, jusqu’aux mots « le Saint Créateur », le morceau en anglo-saxon :
Nu scylun hergan hefaenricaes uard,
Metudaes maecti and his modgidanc
Uerc uudurfadur, sue he uundra gihuaes
Seci dryctin or astelidae.
He aerist scop aelda barnum
Heben til hrofe halec scepen.
Hilda, l’abbesse, entendit raconter cette histoire extraordinaire. Elle prit un manuscrit latin de la Bible et traduisit pour le jeune garçon une des histoires sacrées. Le jour suivant, Cædmon l’avait reproduite en un beau poème, qui fut suivi d’un autre, puis d’un autre, car l’esprit de la poésie se développait au dedans de lui. Ravis, l’abbesse et les frères l’écoutaient. Reconnaissant la grâce que le Seigneur lui avait faite, ils l’invitèrent à renoncer à son occupation séculière et à entrer dans la vie monastique. Depuis ce jour, le vacher de Whitby se voua avec enthousiasme à la tâche qui lui avait été dévolue dans la vision[a]. « D’autres frères, dit l’historien qui rapporte ces faits, Bède, essayèrent de composer des poèmes religieux, mais nul ne pouvait lutter avec lui, car il n’avait pas appris l’art de la poésie des hommes, mais de Dieu ». En paroles solennelles, enflammées, qui ont été conservées, il a chanté pour le commun peuple la création du monde, l’origine de l’homme, toute l’histoire d’Israël, l’incarnation, la passion, la résurrection de Jésus-Christ et son ascension, les terreurs du jugement, l’horreur de l’enfer et la félicité du royaume du ciel ».
[a] La Realencyclopädie d’Herzog, dans sa dernière édition, considère ces faits comme historiques. « Comme Bède, dit ce savant ouvrage, est né avant la mort de Cædmon et vivait non loin de l’abbaye de celui-ci, on peut considérer comme digne de créance ce qu’il nous raconte du poète. »
Ces chants n’étaient pas des traductions, mais des paraphrases. Ces paraphrases avaient au moins cet avantage que les gens du peuple pouvaient les apprendre par cœur et s’en entretenir dans leurs demeures. Elles ont une place d’honneur dans l’histoire de la Bible, car c’est par elles que, pour la première fois, les Écritures ont été données au peuple anglais dans sa propre langue.
La première moitié du siècle suivant vit paraître les premières traductions en anglo-saxon des Écritures.
3°) La mort de Bède le vénérable
Par une belle et calme soirée du mois de mai de l’an 735, au couvent de Jarrow, sur la Tyne, un vieux moine, couché dans sa cellule, se mourait. Auprès de lui étaient trois jeunes gens. L’un le soutenait, un autre lisait, le troisième écrivait.
Ce vieillard se nommait Bède. La postérité l’a surnommé Bède le Vénérable. C’était un grand savant. Il avait traité de toutes les matières : physique, astronomie, histoire, médecine. Des centaines d’étudiants se groupaient autour de lui. Pour l’histoire primitive de l’Angleterre, il est encore aujourd’hui une autorité. Mais l’étude qui le passionnait par dessus toute autre, c’était celle de la Bible. Et au moment où il allait exhaler son dernier souffle, il travaillait encore à la traduction de l’Évangile selon saint Jean. Un de ces jeunes gens lui lisait le texte latin, et l’autre écrivait sous sa dictée la traduction en anglo-saxon. « Je ne veux pas, disait-il, quand je serai parti, que mes enfants lisent des mensonges, ou qu’ils travaillent en vain ».
« Notre père et maître, que Dieu aimait, raconte un de ses disciples, avait traduit l’Évangile selon saint Jean jusqu’à ces mots « Qu’est-ce que cela pour tant de gens ? » lorsqu’arriva la veille de l’Ascension. Il commença alors à être très oppressé, et ses pieds enflaient, mais il dictait toujours. « Hâte-toi, disait-il à son scribe. Je ne sais pas combien de temps je tiendrai — ou combien tôt mon maître va m’appeler d’ici ». Toute la nuit, il demeura éveillé, ne cessant de rendre grâces. Dès que le matin de l’Ascension parut, il nous pria de continuer avec toute la hâte possible le travail commencé. »
L’auteur de cette lettre continue à décrire les alternatives de travail et de repos qui se succédèrent pendant toute la journée. Quand vint le soir, comme le soleil couchant dorait les vitres de sa cellule, le vieillard, de son lit, dictait d’une voix faible la fin de l’Évangile.
« Il n’y a plus qu’un chapitre, maître, dit le scribe, non sans anxiété. Mais cela devient bien pénible pour vous de parler ? — Non, dit Bède, c’est facile ! Prends ta plume et écris vite ». Malgré les larmes qui l’aveuglaient, le jeune homme écrivait toujours. « Et maintenant, père, dit-il au bout d’un moment, il ne reste plus qu’une phrase ! »
Bède dictait toujours.
— « C’est fini, maître ! s’écria le jeune homme, levant la tête, tandis qu’il écrivait le dernier mot.
— Ah ! c’est fini, répéta le mourant. Eh bien, aide-moi à me placer près de cette fenêtre, où j’ai si souvent prié ». Lorsqu’il y fut : « Maintenant, dit-il, gloire soit au Père, au Fils, au Saint Esprit ! » Et, avec ces paroles, sa belle âme entra dans l’éternité.
Y eut-il jamais, sur aucun champ de bataille, une mort plus belle, plus héroïque, que celle-là ? Une auréole divine n’enveloppe-t-elle pas les traductions de Bède, comme les paraphrases de Cædmon ?
4°) Alfred le grand, Aldred, Alfric, Orme
Au neuvième siècle, paraît un nouveau traducteur, c’est un roi, Alfred le Grand (849-901), le seul roi d’Angleterre auquel la postérité ait décerné le titre de grand. Il traduisit en anglo-saxon le Décalogue, les psaumes et la prière dominicale.
Au dixième siècle paraissent deux traducteurs, Aldred, qui traduisit les Évangiles, et Alfric, qui traduisit le Pentateuque, Josué, les Juges, Esther, Job, et une partie des Rois. Un moine, Orme, mit les Évangiles en vers. Puis, au quatorzième siècle, paraît Wiclef.
II) La Version de Wiclef
C’était un jour du mois de mai de l’année 1378. Une auguste assemblée de moines, d’abbés, d’évêques, était réunie au couvent de Blackfriars, à Londres, pour prononcer le jugement de John Wiclef, le curé de la paroisse de Lutterworth. On attendait la sentence, quand soudain retentit un cri de terreur : un grondement étrange s’est fait entendre, les murs du couvent sont ébranlés. C’est un tremblement de terre. Tous pâlissent. Les éléments se liguent-ils avec cet ennemi de l’Église ? Faut-il interrompre le procès ? « Non ! s’écrie d’une voix de tonnerre l’archevêque Courtenay. Ce cataclysme ne fait que présager la purification du royaume. Il y a dans les entrailles de la terre des vapeurs funestes qui ne s’échappent que par les tremblements de terre. Ainsi nos maux ont pour cause des hommes comme celui-ci. Il faut un tremblement de terre pour nous en débarrasser ! »
Qu’avait donc fait cet homme ? Il avait osé s’attaquer à la corruption de l’Église, il avait dénoncé les messes, les indulgences, comme une fraude gigantesque. Mais surtout, il avait traduit l’Écriture en langue vulgaire, « la rendant accessible, dit un chroniqueur contemporain, aux laïques et aux femmes comme elle l’était aux clercs, si bien que la perle de l’Évangile est foulée aux pieds par les pourceaux. »
L’enseignement de Wiclef fut condamné, et lui-même excommunié. Il retourna dans sa cure de Lutterworth, et reprit son travail, aidé, pour l’Ancien Testament, par son élève et ami Nicolas Hereford, jusqu’à ce que la Bible entière fût traduite, pour la première fois, dans la langue vulgaire de l’Angleterre (1382).
Le pape Grégoire XI ne lança pas moins de cinq bulles contre Wiclef. Mais son œuvre n’en fut pas entravée. Non seulement Wiclef traduisit la Bible, mais il chargea des hommes pieux et zélés de parcourir l’Angleterre avec des exemplaires de sa traduction. Partout où ils le pouvaient, à la ville et à la campagne, dans la rue, sur les grandes routes, dans les marchés, dans les maisons, ces prédicateurs-colporteurs lisaient et expliquaient l’Écriture. Un grand nombre furent ainsi gagnés à l’Évangile, dont, sous le sobriquet de Lollards, ils furent les témoins, préparant ainsi les temps nouveaux. Wiclef, on le voit, a bien mérité d’être appelé « l’étoile du matin de la Réformation ».
Wiclef s’attendait à mourir de mort violente, de la main de ses ennemis, mais Dieu en disposa autrement. Le dernier dimanche de l’année 1384, il était agenouillé devant l’autel, quand il tomba frappé de paralysie. Il mourut le dernier jour de l’année, sans avoir recouvré l’usage de la parole, « Dieu montrant clairement par là, dit un écrivain catholique, que la malédiction prononcée contre Caïn tombait sur lui. »
Quelque temps après sa mort, une pétition fut adressée au pape Urbain VI pour demander que le corps de Wiclef fût exhumé de la terre bénite et enterré dans un fumier. Le pape, pour son honneur, refusa. Mais quarante ans plus tard, par ordre du concile de Constance, les os du réformateur furent déterrés, brûlés, et ses cendres jetées dans un cours d’eau voisin.
« Le ruisseau, dit un historien, Thomas Fuller, les porta dans l’Avon, l’Avon dans la Severn, la Severn dans la mer d’Irlande, et celle-ci dans l’Océan. Ainsi les cendres de Wiclef sont un emblème de sa doctrine, qui est maintenant répandue dans le monde entier ».
La version de Wiclef est faite sur la Vulgate. C’est sa faiblesse. Néanmoins elle est remarquable, et plusieurs de ses expressions se retrouvent dans la version anglaise actuelle. Elle fut extrêmement répandue, malgré son prix formidable. On payait très cher quelques pages seulement. On donnait une charge de foin pour avoir le droit de la lire pendant un certain temps une heure par jour.
Et il en coûta souvent de la lire. Plus d’un de ses lecteurs fut brûlé avec deux exemplaires de cette Bible interdite suspendus à son cou, un par devant et un par derrière. Ses possesseurs furent traqués comme des bêtes sauvages. Des hommes et des femmes furent exécutés pour avoir appris à leurs enfants la prière dominicale en langue vulgaire.
Quatre ans après la mort de Wiclef parut une édition révisée de son œuvre. Cette révision est due à Richard Purvey, élève de Wiclef, un « homme tout simple », comme il se désigne lui-même, mais qui s’assura le concours « d’hommes sérieux et avisés ». 170 exemplaires de la Bible de Wiclef ont survécu à la persécution et aux années. On voit par là avec quelle abondance elle fut répandue.
III) La Version de Tyndale
En 1483, la même année que Luther, naissait, dans le Gloucestershire, William Tyndale. Il fit à Oxford de brillantes études. Il connaissait sept langues, l’hébreu, le grec, le latin, l’anglais, l’italien. l’espagnol, le français, et parlait, dit-on, chacune de ces langues de telle façon qu’on aurait pu croire que c’était sa langue maternelle. A l’université, il rencontra Érasme, qui avait depuis peu achevé la publication du Nouveau Testament grec. Tyndale devint promptement familier avec ce livre merveilleux. Sans doute, il l’étudia tout d’abord en savant. Mais il y trouva bientôt un intérêt supérieur. Comme Luther, et presque en même temps que lui, il lut et relut la Parole divine, et en fut remué jusque dans le fond de son être. Incapable de garder pour lui le trésor qu’il avait découvert, il exhorta les prêtres qu’il rencontrait à faire une étude personnelle de l’Écriture. Un jour, dans la chaleur d’une discussion, il fit sursauter tous ceux qui l’entendirent par une déclaration mémorable, à l’accomplissement de laquelle il consacra dès lors sa vie. « Il vaudrait mieux, disait son adversaire, nous passer des lois de Dieu que de celles du pape ». Sur quoi Tyndale se leva, et s’écria, indigné : « Je défie le pape, et toutes ses lois, et si Dieu me prête vie, je ferai qu’en Angleterre le jeune garçon qui pousse la charrue connaisse l’Écriture mieux que le pape ! »
Comme l’évêque de Londres, Tunstall, était un ami des lettres, Tyndale lui demanda la permission de travailler dans son palais et sous son patronage à la traduction du Nouveau Testament. Mais l’évêque, plus ami du grec classique que du grec du Nouveau Testament, répondit qu’il n’avait pas de place dans son palais, et qu’il lui conseillait de chercher ailleurs. Un négociant de Londres, Humphrey Monmouth, reçut Tyndale chez lui, et le jeune savant put, une année durant, se consacrer tranquillement à sa tâche.
Les rapports qu’il eut pendant cette année avec les ecclésiastiques de la cité lui montrèrent clairement que quiconque troublerait ces hommes dans leur repos n’aurait aucune pitié à attendre d’eux. Il voyait des gens emprisonnés et mis à mort pour avoir lu ou possédé les écrits de Luther. Il n’ignorait pas qu’une traduction de la Bible en anglais serait considérée comme autrement dangereuse que les livres du réformateur allemand. « Ce n’était pas seulement dans le palais de l’évêque, dit-il, mais encore dans toute l’Angleterre, qu’il n’y avait pas de place pour s’essayer à une traduction des Écritures. »
Mais Tyndale n’était pas homme, après avoir mis la main à la charrue, à regarder en arrière. Il avait résolu que cette nouvelle invention, l’imprimerie, servirait à répandre la Parole de Dieu parmi le peuple, et il avait, sereinement, calculé la dépense. S’il fallait l’exil pour atteindre son but, il l’accepterait joyeusement. En mai 1524, il quitta, pour ne plus le revoir, son pays natal. Il se rendit à Hambourg, et là, souffrant de la pauvreté, constamment en danger, le vaillant exilé travailla à sa traduction, et si diligemment, que l’année suivante nous le trouvons à Cologne, confiant à l’imprimeur les feuilles de son Nouveau Testament in-4.
Une grande déception l’attendait. Il avait bien gardé son secret, et il espérait que dans quelques mois sa traduction serait répandue en Angleterre à des milliers d’exemplaires. Mais au moment même où il était tout entier à l’espoir, un message précipité vint l’arracher de chez lui, et le jeter, à moitié fou, chez son imprimeur. Saisissant toutes les feuilles sur lesquelles il put mettre la main, il s’enfuit de la ville. Des ouvriers imprimeurs trop bavards avaient éveillé les soupçons d’un prêtre du nom de Cochlæus. Celui-ci, en les faisant boire, leur arracha leur secret, et sut ainsi qu’un Nouveau Testament anglais était sous presse. Plein d’horreur devant cette conspiration, « pire, pensait-il, que celle des eunuques contre Assuérus », il informa aussitôt les magistrats, et demanda que les feuilles fussent saisies. En même temps, il envoyait un messager en Angleterre pour avertir les évêques du danger. De là la consternation de Tyndale et sa fuite précipitée.
Avec ses précieuses feuilles, il se réfugia à Worms, où l’enthousiasme pour Luther et pour la Réformation était alors à son comble. Là, il vint enfin à bout de son dessein, et publia, en un format in-4, à trois mille exemplaires, le premier Nouveau Testament complet imprimé en anglais (1525). Puis il alla s’établir à Anvers et se mit à la traduction de l’Ancien Testament. Ayant achevé le Pentateuque, il mit à la voile pour Hambourg afin de l’y faire imprimer. Mais il fit naufrage et perdit presque tout ce qu’il possédait, en particulier ses manuscrits ! Il put toutefois, sur un autre navire, achever son voyage, et arriva à Hambourg, où, aidé par un M. Coverdale, il refit sa traduction du Pentateuque. Il rencontra Luther à Wittemberg. Puis il revint à Anvers. Ceci se passait en 1529. Nous avons un peu anticipé. Revenons à 1525.
Après la publication de son Nouveau Testament, mis au courant des agissements de Cochlæus, et n’ignorant point que les volumes seraient épiés avec un soin jaloux, il fit imprimer à trois mille exemplaires une seconde édition, plus petite, in-8, plus facile à cacher, et prit aussitôt ses mesures pour expédier en Angleterre sa dangereuse marchandise. Dans des caisses, dans des barils, dans des balles de coton, dans des sacs de farine, les volumes partaient, et, malgré toute la vigilance exercée dans les ports, un grand nombre arrivèrent et furent répandus au près et au loin dans le pays.
Les Nouveaux Testaments de Tyndale causèrent une commotion extraordinaire au sein du clergé. Le Nouveau Testament de Wyclef, quoiqu’il fallût des mois pour le copier et qu’il coutât fort cher, avait déjà causé pas mal de trouble. Et voici que ces volumes imprimés se déversaient dans le pays par centaines, et à un prix accessible à tous !
Des agents spéciaux surveillaient étroitement tous les ports. Souvent ils saisissaient les précieux volumes. Ceux qui les avaient fait pénétrer dans le royaume étaient arrêtés et condamnés à faire pénitence. On les faisait monter à cheval, la figure tournée vers la queue de leur monture, chargés d’exemplaires du livre prohibé, dont on les enveloppait par devant et par derrière, ou qu’on suspendait à leurs vêtements, et on les conduisait ainsi au bûcher où, de leurs propres mains, ils devaient jeter ces volumes.
Ainsi, ou autrement, des milliers d’exemplaires furent brûlés. On en brûla notamment à Londres, devant la cathédrale de Saint Paul, « comme un sacrifice de bonne odeur au Tout-Puissant ». Tyndale ne se laissait pas émouvoir. Il savait qu’avec la machine à imprimer il pouvait défier tous ses ennemis. « Ils brûlent le Livre, écrivait-il : je m’y attendais. Et dussent-ils me brûler moi-même, si la volonté de Dieu est qu’il en soit ainsi, je dirais la même chose. »
Il était de toute évidence qu’on ne pouvait pas empêcher les Nouveaux Testaments de Tyndale de pénétrer dans le pays. Alors l’évêque de Londres eut une idée lumineuse. Il demanda à Augustin Packington, un négociant qui était en relations d’affaires avec la ville d’Anvers :
« Que penseriez-vous d’acheter tous les exemplaires de ce Nouveau Testament qui sont au-delà du détroit ?
— Monseigneur, répondit Packington — qui était un ami secret de Tyndale, si tel est votre bon plaisir, je puis vous aider sans doute plus qu’aucun autre négociant de l’Angleterre. Si seulement votre Seigneurie veut payer les volumes — car j’aurai de l’argent à débourser — je crois pouvoir vous assurer que vous aurez tous ceux qui ne sont pas encore vendus.
— Maître Packington, dit l’évêque — il croyait mener Dieu par le bout du doigt, ainsi que s’exprime un chroniqueur, quand c’était le diable, il le vit bien plus tard, qui le tenait par le poignet — faites hâte, procurez-moi ces livres. Je vous donnerai avec plaisir ce qu’ils coûteront, car ce sont de méchants livres, et je suis résolu à les détruire tous et à les brûler devant l’église Saint-Paul. »
Quelques semaines plus tard, à Anvers, Packington cherchait et trouvait Tyndale, dont il savait que les ressources étaient fort réduites.
« Maître Tyndale, lui dit-il, je vous ai trouvé un bon acquéreur pour vos livres. — Et qui donc ? demanda Tyndale. — L’évêque de Londres. — Mais si l’évêque veut ces livres, ce ne peut être que pour les brûler — Eh bien, qu’importe ? D’une manière ou de l’autre, l’évêque les brûlera. Il vaut mieux qu’ils vous soient payés, pour vous permettre d’en imprimer d’autres à leur place ».
Et l’affaire fut conclue. L’évêque eut les livres, dit le chroniqueur, Packington eut les remerciements… et Tyndale eut l’argent.
[Il y avait là une ruse de guerre. S’explique-t-elle chez ceux qui l’emploient, comme le recours à la contrainte en matière religieuse chez les hommes du seizième siècle, par le fait qu’on ne croyait pas devoir user de ménagements vis-à-vis de l’erreur ! En tous cas, serviteurs de la vérité absolue, nous ne pouvons approuver le procédé de ces hommes jouant au plus fin avec leurs adversaires. Mais nous devons raconter les faits tels qu’ils sont.]
« Ainsi, disait Tyndale, j’aurai double profit. Je pourrai payer mes dettes, tandis que le monde s’indignera de voir brûler la Parole de Dieu, et le surplus me servira à corriger mon Nouveau Testament et à le réimprimer, et j’ai la confiance que le second sera de beaucoup meilleur que le premier ».
En effet, Tyndale corrigea son Nouveau Testament, le fit réimprimer, et les volumes arrivaient dru en Angleterre. L’évêque envoya chercher Packington.
« Comment est-ce, lui demanda-t-il, que les Nouveaux Testaments soient toujours aussi abondants ? — Monseigneur, répliqua le négociant, je crois que vous ferez bien d’acheter aussi les presses avec lesquelles on les imprime ! »
« Qui donc vous aide ? demandait quelques mois plus tard un juge, Sir Thomas Moore, à un hérétique du nom de Constantin. Il y a par là-bas Tyndale, Joye, et beaucoup d’autres. Ils ne peuvent pas écrire sans argent. Qui donc vous aide ? — Monseigneur, je vous le dirai : c’est l’évêque de Londres. Pour brûler les Nouveaux Testaments, il nous a fait avoir tant d’argent qu’il a été notre principal appui. — Par ma foi, dit Moore, je le crois. Je le lui avais bien dit ! »
Tunstall profita de la leçon. Au lieu d’acheter et de brûler le livre, il prêcha contre lui, à Saint-Paul, un sermon resté fameux, où il affirma qu’il avait trouvé dans ce Nouveau Testament deux mille erreurs. A la fin de son sermon, il jeta l’exemplaire qu’il tenait à la main dans un grand feu qui flamboyait devant lui. Moore soutint l’attaque. Tyndale y répondit avec indignation, et les amis de la Réformation, dont le nombre croissait en Angleterre, les réfutaient aussi, généralement avec succès.
Les ennemis de Tyndale étaient nombreux et puissants. Ils avaient juré sa perte. Un envoyé du roi, Vaughan, essaya de le persuader de revenir. Tyndale refusa. « Quelques garanties qu’il me donne, répondit-il, le roi ne pourra jamais me protéger contre les évêques, car ils croient qu’il ne faut pas garder la foi aux hérétiques ». On s’y prit autrement : un ami de Thomas Moore, un clergyman du nom de Phillips, homme aux manières engageantes, travailla traîtreusement à gagner la confiance du trop peu défiant exilé, car « Tyndale était un homme simple, peu expert des finesses et des ruses du monde ». Il accorda sa confiance à Phillips, lui prêta même de l’argent, et se refusa à partager les soupçons de son propriétaire. Un jour Tyndale invita à dîner, chez des amis qui l’attendaient, Phillips, qui était venu le voir. Pour sortir, il fallait suivre un long corridor étroit, où l’on ne pouvait marcher deux de front. Phillips, feignant force politesse, fit passer Tyndale le premier. A la porte étaient assis deux individus qu’il avait postés pour surveiller l’entrée. Par derrière, il leur désigna Tyndale, leur signifiant ainsi de se jeter sur lui et de le saisir. Un instant après, le pauvre Tyndale était empoigné et entraîné dans les donjons du château de Vilvorden. On raconte que ce misérable traître périt victime d’une maladie épouvantable : des vers le dévorèrent tout vivant.
Tyndale, emprisonné, languit dans le froid, dans la misère, dans les haillons. On a de lui une lettre au gouverneur où on lit : « Je prie votre Seigneurie, et cela par le Seigneur Jésus, si je dois rester ici pendant l’hiver, de demander au procureur d’être assez bon pour m’envoyer, parmi les objets qu’il a en ma possession, un bonnet plus chaud, car je souffre extrêmement d’un catarrhe chronique, qui empire beaucoup dans cette cave, et aussi un manteau plus chaud, car celui que j’ai est bien mince, et un peu de drap pour rapiécer mes guêtres. Mes chemises sont complètement usées. »
Sa captivité dura un an et demi. Ses souffrances ne l’empêchèrent pas de rendre témoignage à son Sauveur, au contraire. L’historien Foxe dit qu’il fut le moyen de la conversion de son geôlier, de la femme de celui-ci, et d’une autre personne de sa famille.
Longtemps avant, Tyndale avait dit : « Si on me brûle, je m’y attends ». Ce pressentiment se réalisa. Le vendredi 6 octobre 1536, sur un décret de l’empereur Charles-Quint, on le conduisit au bûcher. Il fut étranglé, puis les flammes réduisirent son corps en cendres. Au moment où le bourreau s’emparait de lui, il s’écria : « Seigneur, ouvre les yeux du roi d’Angleterre ! »
Tyndale ne vécut pas assez pour traduire toute la Bible. Mais il laissa en manuscrit des parties considérables (par exemple de Josué aux Chroniques) dont profitèrent ses successeurs. Dans tout ce qu’il a traduit, son influence, comme traducteur, a été énorme. La version anglaise, dite autorisée, a retenu de lui 80% dans l’Ancien Testament et 90% dans le Nouveau. Mieux encore, la version révisée anglaise a souvent abandonné la version autorisée pour revenir à Tyndale ! Le chapitre 15 de saint Luc, par exemple, et les cinq sixièmes de l’épître aux Éphésiens, sont à peu près identiques dans la version révisée et dans Tyndale.
On a pu à bon droit appeler Tyndale « l’apôtre de l’Angleterre ». Deux exemplaires seulement de son Nouveau Testament subsistent, l’un au collège Baptiste de Bristol, l’autre à la Bibliothèque de Saint-Paul à Londres.
IV) Depuis la Réformation
En 1535, paraît la Bible de Miles Coverdale. C’est la première Bible complète imprimée en anglais. Coverdale ne savait ni l’hébreu, ni le grec, mais il avait un très beau style.
En 1537, paraît par les soins de J. Rogers, un ami de Tyndale, une nouvelle Bible, the Matthew’s Bible, la Bible de Tyndale complétée. Elle fut autorisée par Henri VIII, à la requête de Thomas Cromwell, lord chancelier, auquel elle avait été présentée par Cranmer. Comment Henri VIII, ce roi catholique, put autoriser cette Bible, l’œuvre de l’hérétique Tyndale, est un mystère. Cela rappelle François Ier protégeant le traducteur et l’imprimeur de la Bible, Lefèvre d’Étaples et Robert Estienne, et persécutant les disciples de la Bible. Tyndale, sur le bûcher, s’était écrié : « Seigneur, ouvre les yeux du roi d’Angleterre ! » Un an ne s’était pas écoulé que cette prière était exaucée. Les yeux d’Henri VIII, en effet, s’ouvrirent assez pour qu’il permit à son peuple de lire la Bible en langue vulgaire.
En 1539 parut une nouvelle édition de cette Bible, The Great Bible, sans les notes et la préface de Tyndale, que plusieurs trouvaient trop protestantes. On en plaça, enchaîné à un pilier, un exemplaire dans chaque église. Un lecteur en faisant la lecture à haute voix au peuple assemblé. Souvent, dit-on, les enfants eux-mêmes écoutaient avec tant d’attention que, rentrés chez eux, ils pouvaient réciter une bonne partie de ce qu’ils avaient entendu.
Édouard VI succéda à Henri VIII. A son couronnement, en 1547 (il n’avait que dix ans), lorsqu’on lui présenta, pour prêter serment, les trois épées de l’État, il demanda : « Et la quatrième, où est-elle ? — Quelle est cette épée, votre Majesté ? lui fut-il répondu. — C’est l’épée de l’Esprit, qui est la Parole de Dieu », répondit le jeune roi. Depuis lors les rois d’Angleterre, à leur couronnement, ont prêté serment sur la Bible.
En 1560, plusieurs de ceux qui avaient fui la persécution de Marie la Sanglante firent paraître, à Genève, The Geneva Bible. A l’avènement d’Élisabeth, les exilés revinrent, rapportant cette Bible avec eux. Elle joua un rôle au couronnement de la nouvelle reine. Parmi les figures symboliques qui ornaient le cortège, il y avait le Temps. Le Temps conduisait par la main sa fille, la Vérité. Il la présenta à la Reine avec tout le cérémonial voulu, et la Vérité tendit la Bible à la Reine. Celle-ci la reçut avec reconnaissance, la porta à ses lèvres, puis la serra sur son cœur aux applaudissements des assistants, qui voyaient avec raison, dans cette attitude, le gage d’une ère de liberté.
Mentionnons une traduction due aux évêques, The Bishops’ Bible, qui ne fut jamais populaire, une autre due à un laïque du nom de Taverner, et la Bible de Douai-Reims, faite sur la Vulgate par et pour les catholiques romains, comme réaction contre les Bibles protestantes. Le Nouveau Testament parut à Reims en 1578, et la Bible entière à Douai en 1610.
En 1611 parut, sous les auspices de Jacques Ier, la version dite autorisée, œuvre de quarante-sept savants ecclésiastiques, révision des traductions de Tyndale et de Coverdale. La révision occupa quatre années. Cette version fut loin d’être populaire à son début. On lui préférait la Bible de Genève. Un savant de Cambridge écrivit au roi Jacques qu’il aimerait mieux être écartelé que de consentir à ce que cette Bible fût lue dans les Églises. Néanmoins la nouvelle Bible finit par être généralement adoptée et par devenir une vraie Bible nationale. Son influence sur le développement religieux du peuple, sur la vie et la littérature anglaises, a été extraordinaire.
En 1870, les évêques anglicans, assistés de plusieurs savants, décidèrent de procéder à une révision de la Bible de 1611. Ils avaient pour cela trois raisons. Plusieurs passages pouvaient être mieux traduits. Les traducteurs n’avaient pas eu entre les mains les meilleurs manuscrits, et n’avaient par conséquent pas traduit sur le meilleur texte. Enfin, le sens de certains mots anglais avait changé. Trente-quatre savants, appartenant aux diverses Églises, furent choisis comme réviseurs, dix-neuf pour le Nouveau Testament et quinze pour l’Ancien. Aucun changement ne fut introduit sans avoir rallié au moins les deux tiers des voix. Un comité de révision fut constitué en Amérique, et rendit les plus grands services.
Le Nouveau Testament parut en 1881. Ce fut un événement. A Londres, des gens firent queue toute la nuit pour avoir les premiers exemplaires. A New-York, un journal télégraphia le Nouveau Testament tout entier à Chicago pour être sûr d’être le premier à le publier dans cette ville. L’Ancien Testament parut en 1885. Cette version révisée est extrêmement utile pour l’intelligence du texte, mais elle est loin d’avoir conquis la même popularité que la version de 1611. Il y a de la Bible révisée une édition américaine, où les corrections américaines, qui, dans l’édition anglaise, avaient été indiquées en marge, ont été imprimées dans le texte.
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