J’en viens à ceux qui, par une apparente pratique de continence, impies envers la créature et le saint Créateur, envers le seul Dieu tout-puissant, enseignent qu’il ne faut point admettre le mariage, ni la procréation des enfants, ni introduire à sa place dans le monde d’autres êtres destinés au malheur, ni fournir des aliments à la mort. Je commence par les paroles de Jean :
« Maintenant aussi il y a plusieurs antéchrists ; ce qui nous fait croire que la dernière heure est proche. Ils sont sortis du milieu de nous, mais ils n’étaient pas de nous ; car s’ils eussent été de nous, ils seraient demeurés avec nous. »
Puis, confondons-les et renversons l’échafaudage de leur doctrine. Ainsi, lorsque le Seigneur répond à Salomé qui lui demandait jusques à quand durerait la puissance de la mort ;
« aussi longtemps, dit-il, que vous autres femmes vous enfanterez, »
ce n’est pas que la vie et la créature soient chose mauvaise. Le Sauveur nous faisant toucher au doigt une conséquence naturelle, nous enseignait que la mort est la suite inévitable de la naissance. Que veut la loi ? nous éloigner des voluptés et de l’opprobre. La fin qu’elle se propose, c’est de nous amener de l’injustice à la justice, en nous prescrivant de pudiques mariages, l’honnête procréation des enfants, et une conduite pleine de sagesse.
« Car, le Seigneur n’est pas venu détruire la loi, mais l’accomplir. »
L’accomplir ! non pas qu’il lui manquât quelque chose, mais parce que les prophéties de la loi ont reçu leur accomplissement par l’avènement de Jésus-Christ. En effet, c’était le Verbe qui prêchait la pureté et la sagesse à ceux même qui vécurent dans la justice avant la loi. La plupart des hommes, ne connaissant donc pas la continence, vivent de la vie du corps et non de la vie de l’esprit. Mais sans l’esprit, qu’est-ce que le corps? rien que terre et que cendre. Il y a plus ; le Seigneur déclare adultère la pensée elle-même. Car enfin, ne vous est-il pas permis d’user du mariage avec tempérance, sans chercher à séparer ce que Dieu a joint ?
Voilà ce qu’enseignent ceux qui brisent les liens du mariage, donnant par là aux gentils l’occasion de blasphémer le nom Chrétien. Mais, puisque la copulation charnelle est chose infâme, a leur avis, nés qu’ils sont de la copulation charnelle, comment ne seraient-ils pas eux-mêmes des infâmes ? Il me semble. au contraire, que pour ceux qui ont été sanctifiés, le germe d’où ils sont sortis est saint. Chez les Chrétiens, en effet, non-seulement l’esprit, mais les mœurs, la vie et le corps doivent être sanctifiés. Pour quelle raison l’apôtre Paul dirait-il
« que la femme est sanctifiée par le mari et le mari par la femme ? »
Que signifierait encore la réponse du Seigneur à ceux qui, l’interrogeant sur le divorce, lui demandaient
« est-il permis de renvoyer sa femme, suivant la faculté qu’en laisse Moïse ? »
— « C’est à cause de la dureté de votre cœur, que Moïse a écrit ces choses ; mais n’avez-vous point lu que Dieu dit au premier homme : Vous serez deux dans une seule chair ? C’est pourquoi celui qui renvoie sa femme, si ce n’est pour cause de fornication, la rend adultère. Mais après la résurrection, ajoute le Seigneur, les hommes n’auront point de femmes, ni les femmes de maris. »
En effet, il a été dit de l’estomac et de la nourriture :
« Les aliments sont pour l’estomac, et l’estomac pour les aliments ; mais Dieu les détruira l’un et l’autre. »
L’apôtre, s’élevant ici contre ceux qui préconisent la vie du pourceau et du bouc, ne veut pas qu’ils puissent se plonger tranquillement et sans remords dans les plaisirs de la table et les voluptés de la chair. La résurrection s’est déjà opérée en eux, nous répètent-ils, et ils s’en autorisent pour abolir te mariage. Dès lors, qu’ils cessent donc de manger et de boire ; car l’apôtre l’a dit :
« L’estomac et les aliments sont détruits dans la résurrection. »
À quel titre ont-ils encore faim, ont-ils encore soif, souffrent-ils encore de l’aiguillon de la chair et des autres nécessités que n’endurera plus le fidèle qui a reçu par Jésus-Christ la résurrection parfaite, objet de notre espérance ? Que dis-je ? Les idolâtres eux-mêmes s’abstiennent de certains actes de la chair.
« Car, le royaume de Dieu, dit l’apôtre, ne consiste pas dans le boire et dans le manger. »
L’histoire atteste que les mages qui adorent les anges et les démons, s’interdisent le vin, les viandes et les rapprochements charnels. Or, de même que l’humilité réside dans la mansuétude et non dans les macérations du corps, ainsi la continence est une vertu de l’âme qui se trahit moins au dehors qu’elle ne séjourne dans le for intime. D’autres hérétiques déclarent positivement que le mariage est une fornication dont le démon est l’inventeur. Ils prétendent, ces hommes pleins de jactance, qu’ils imitent ainsi le Seigneur, qui ne se maria point, et ne posséda rien sur la terre; et ils se vantent d’avoir, mieux que personne, compris l’Évangile. L’Écriture leur répond :
« Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles. »
Ensuite, Ils ignorent pourquoi le Seigneur ne s’est pas marié. D’abord, sa fiancée véritable fut l’Église; puis, il n’était pas un homme comme les autres, pour avoir besoin d’une aide selon la chair. D’ailleurs, il ne lui était pas nécessaire d’engendrer des enfants, lui qui demeure éternellement ; lui, le fils unique de Dieu. Or, c’est lui-même qui dit :
« Que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a joint. »
Et encore :
« Mais comme il est arrivé dans les jours de Noé, les hommes épousaient des femmes et mariaient leurs filles ; ils bâtissaient et plantaient ; et comme il est arrivé dans les jours de Loth, ainsi sera l’avènement du Fils de l’homme. »
Et pour montrer qu’il ne s’adresse pas aux Gentils, il ajoute :
« Quand le Fils de l’homme viendra, pensez-vous qu’il trouve de la foi sur la terre ? »
Et encore :
« Malheur aux femmes qui seront enceintes, ou qui allaiteront en ces jours-là ! »
Toutefois, ces choses sont dites dans un sens allégorique. C’est pourquoi il n’a pas marqué le moment que le Père garde en ses décrets, afin que le monde continuât de subsister par les générations. Quant à cette réponse du Seigneur :
« Tous n’entendent pas cette parole ; car il y a des eunuques sortis tels du sein de leur mère ; il y en a que les hommes ont faits eunuques ; et il y en a qui se sont faits eunuques eux-mêmes, à cause du royaume des Cieux ; que celui qui peut entendre, entende. »
Les hérétiques ne savent pas qu’après que le Seigneur eut parlé du divorce, plusieurs lui demandant :
« Si telle est la conduite de l’homme avec la femme, il n’est donc pas bon de se marier ? »
Il dit alors :
« Tous n’entendent pas cette parole, mais ceux à qui il est donné. »
Ceux qui l’interrogeaient ainsi voulaient savoir de lui s’il permettait qu’on épousât une autre femme, après que la première avait été condamnée et chassée pour cause de fornication.
On dit que beaucoup d’athlètes s’abstiennent des plaisirs charnels, pratiquant ainsi la continence à cause des exercices du gymnase. De ce nombre furent Astyle de Crotone, et Crison d’Himère. Aménée, le joueur de flûte, ne s’approcha point de la jeune femme qu’il menait d’épouser. Aristote, le cyrénaïque, fut le seul qui dédaigna la passion de Laïs. Il s’était engagé par serment, avec cette courtisane, à l’emmener dans la patrie, si elle consentait à lui prêter quelque assistance contre ses rivaux. Elle ne l’eut pas plutôt fait, qu’imaginant une ruse ingénieuse pour acquitter sa parole, Aristote fit peindre cette femme avec le plus de vérité qu’il lui fut possible, et transporta son image à Cyrène, ainsi que le raconte Ister dans son ouvrage intitulé : Nature des combats gymniques. Ainsi la chasteté ne prend place parmi les vertus, qu’à la condition d’être inspirée par l’amour de Dieu. Le bienheureux Paul ne dit-il pas de ceux qui ont le mariage en horreur :
« Dans la suite des temps, plusieurs abandonneront la foi pour suivre des esprits d’erreur, et des doctrines de démons, qui « Interdiront le mariage et l’usage des viandes ? »
Il dit encore :
« Que nul ne vous séduise, en affectant de paraître humble, et en ne ménageant point le corps. »
Le même dit aussi :
« Êtes-vous lié avec une femme ? ne cherchez point à vous délier. N’avez-vous point de femme ? ne cherchez pas à vous marier. »
Et encore :
« Que chaque homme vive avec sa femme, de peur que Satan ne vous tente. »
Mais quoi ? les anciens justes aussi, ne prenaient-ils pas avec reconnaissance leur part des choses créées ? Les uns engendrèrent des enfants dans un mariage pudique et continent. Les corbeaux apportaient à Élie sa nourriture, des pains et de la chair. Le prophète Samuel, prenant une épaule qui restait de ce qu’il avait mangé, la donna à Saul pour qu’il en mangeât. Or, les superbes qui, par la conduite et le plan de la vie, prétendent l’emporter sur ces justes, ne pourront même pas leur être comparés du côté des actions. C’est pourquoi :
« Que celui qui n’ose manger de tout ne méprise point celui qui mange, et que celui qui mange ne condamne pas celui qui ne mange pas, puisque Dieu l’a reçu. »
Il y a plus : le Seigneur, parlant de lui-même, dit :
« Jean est venu, ne mangeant ni ne buvant, et ils disent : Il est possédé du démon. Le Fils de l’homme est venu, mangeant et buvant, et ils disent : C’est un homme insatiable et adonné au vin, ami des publicains, et pécheur. »
Condamneront-ils aussi les apôtres ? Pierre et Philippe eurent des enfants. Philippe, en outre, maria ses filles. Paul lui-même ne craint pas, dans une de ses épîtres, d’adresser la parole à sa femme, qu’il ne conduisait pas partout avec lui, à cause de la promptitude et de la liberté que réclamait son ministère. Aussi dit-il, dans une de ses épîtres :
« N’avons-nous pas le pouvoir de mener partout avec nous une femme qui soit notre sœur en Jésus-Christ, comme font les autres apôtres ? »
Ceux-ci, en effet, attachés aux devoirs de la prédication, conformément à leur ministère, et ne devant pas en être distraits, menaient partout avec eux des femmes, non pas en qualité d’épouses, mais avec le titre de sœurs, pour leur servir d’interprètes auprès des femmes que leurs devoirs retenaient à la maison, et afin que, par ces intermédiaires, la doctrine du Seigneur pénétrât dans les gynécées, sans que la malveillance pût les blâmer ou élever d’injustes soupçons. Nous savons tout ce qu’enseigne sur les diaconesses le très-illustre Paul, dans la seconde épître à Timothée. Au reste, il s’écrie lui-même :
« Le royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire et dans le manger, pas plus que dans le vin et les viandes que l’on s’interdit ; mais dans la justice, dans la paix et dans la joie que donne le Saint-Esprit. »
Lequel de ces hérétiques a marché çà et là, comme Élie, couvert d’une peau de brebis et avec une ceinture de cuir ? Qui d’entre eux a revêtu un cilice, nu dans tout le reste du corps et sans chaussure, comme Isaïe ? Qui porte seulement une ceinture de lin, comme Jérémie ? Qui embrassera, sur les pas de Jean, le plan de vie digne d’un gnostique ? Tout en macérant ainsi leur corps, les bienheureux prophètes rendaient grâces au Créateur. Mais la prétendue justice de Carpocrate et de ceux qui, au même droit que lui, aspirent à la communauté du libertinage, est confondue par les paroles suivantes. Car, en même temps que le Seigneur nous dit :
« Donnez à celui qui vous demande, »
il ajoute :
« Ne repoussez pas celui qui veut emprunter de vous ; »
désignant ainsi le devoir de l’aumône, et non la communauté charnelle. Or, comment y aura-t-il quelqu’un qui demande, qui reçoive et qui emprunte, s’il ne se trouve personne qui possède, qui donne, ni qui prête ? Mais quoi ! Lorsque le Seigneur dit :
« J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger, et vous m’avez recueilli ; j’étais nu, et vous m’avez revêtu ; »
et qu’il ajoute :
« Autant de fois vous l’avez fait pour un de ces petits, vous l’avez fait pour moi ; »
n’a-t-il pas porté les mêmes lois dans l’ancien Testament ?
« Celui qui donne au pauvre prête à Dieu. »
Et :
« Ne t’abstiens pas de faire du bien à celui qui a besoin. »
Il dit encore :
« Que la miséricorde et la foi ne t’abandonnent pas. La pauvreté rabaisse l’homme, et la main des forts enrichit. »
Et il ajoute :
« Celui qui ne donne point son argent à usure est digne d’être admis. La santé de l’âme, voilà la véritable opulence de l’homme. »
Ne nous indique-t-il pas, avec la dernière évidence, qu’à l’exemple du monde physique, qui se compose des contraires, du chaud et du froid, de l’humide et du sec, le monde moral se compose aussi de gens qui donnent et de gens qui reçoivent ? Et lorsqu’il dit encore :
« Si vous voulez être parfaits, allez, vendez ce que vous possédez, et donnez-le aux pauvres, »
il confond celui qui se glorifie d’avoir gardé tous les commandements depuis sa jeunesse ; car il n’a pas accompli celui-ci :
« Vous aimerez votre prochain comme vous-même ; »
c’est-à-dire que le Seigneur, pour le former à la perfection, lui apprenait à donner dans un esprit de charité. Le Seigneur ne défend donc pas les richesses qu’accompagne la vertu ; ce qu’il défend, ce sont l’injustice et l’insatiabilité dans les richesses; car, la fortune qui se grossit par l’iniquité, décroit et dépérit. Il en est qui, en semant, accroissent leurs trésors ; d’autres qui, en récoltant, les diminuent. C’est à eux qu’il a été dit :
« Il a répandu ses biens sur le pauvre ; sa justice subsistera dans tous les siècles. »
L’homme qui, en semant, recueille davantage, est celui qui échange, par l’aumône, les biens de la terre et du temps contre les biens du ciel et de l’éternité. L’autre, au contraire, est celui dont les mains ne s’ouvrent jamais en faveur du pauvre, sans profit pour lui toutefois, et qui enfouit ses trésors dans la terre, où la rouille et les vers les dévorent. Cette parole s’adresse à lui :
« Celui qui amasse de l’argent dépose dans une ceinture percée. »
Le Seigneur dit dans l’Évangile, que le champ de cet homme avait rapporté une grande abondance de fruits ; que voulant ensuite les renfermer, et prêt à rebâtir de plus grands greniers, il s’était dit à lui-même, en forme de prosopopée :
« Tu as beaucoup de biens rassemblés pour de longues années ; mange, bois, réjouis-toi. Insensé ! lui dit Dieu, cette nuit même on te redemandera ton âme ; et les choses que tu as, à qui seront-elles ? »