Les versions protestantes de la Bible ont eu, elles aussi, leurs altérations, quoique dans une mesure plus restreinte que les versions catholiques. Voici celles qu’a relevées M. Douen. Les unes se trouvent dans la révision de la Bible d’Olivétan de 1560, faite par Calvin ou par ses soins (en tous cas les altérations de cette Bible, dit M. Stapfer, dans la Revue chrétienne de 1900, se retrouvent dans ses commentaires) ; les autres dans celle de 1588, faite surtout par Théodore de Bèze ; d’autres dans les deux.
M. le pasteur A. Rambaud nous a écrit, au sujet de Luc 1.28 : « Nos traductions rendent habituellement le passage Luc 1, 28, par : Je te salue, toi qui es reçue en grâce. Cette traduction, visiblement inspirée par des préoccupations de controverse, nous est souvent reprochée par nos frères catholiques comme inexacte. En quoi j’estime qu’ils ont parfaitement raison. Il y a là une réaction excessive, comme toutes les réactions, contre le rôle attribué à Marie par l’Église catholique. En réalité le mot Kecharitôménè (κεχαριτωμένη) ne veut pas plus dire reçue en grâce — expression qui met en relief l’idée, vraie au fond, mais étrangère au texte en question, de la présence du péché en Marie, — qu’il ne veut dire pleine de grâce, comme traduisent depuis saint Jérôme les docteurs catholiques. Le verbe χαριτόω veut dire : « accorder une grâce, une faveur à quelqu’un ». Au passif : « être l’objet d’une grâce, d’une faveur ». Il me paraît donc que l’ange dit à Marie : « Salut, toi qui as été l’objet d’une grâce (et la grâce dont il s’agit est clairement indiquée dans la suite du passage). La plupart de nos traductions récentes abandonnent le terme reçue en grâce …, mais elles ne sont pas suffisamment hardies, si j’ose ainsi dire. Je n’aime pas beaucoup comblée de grâces de notre excellente Révision synodale, qui reproduit sur ce point Rilliet, car si le pluriel grâces écarte l’idée antiévangélique que vous savez, d’autre part il a l’inconvénient de faire penser à l’acception quelque peu mondaine de l’expression « les grâces de la femme ». Je ne connais que deux traductions parfaitement exactes du passage : 1° Oltramare, qui traduit : Tu est l’objet d’une grande grâce ; 2° Stapfer, qui traduit mieux encore, selon moi : Dieu t’a fait une grâce ».
- Matthieu 1.25. Elle enfanta son premier-né, au lieu de : son fils premier-né. Fils est supprimé (1588). On répugnait à appeler le Fils de Dieu Fils de Marie.
- Matthieu 12.40. Le Fils de l’homme sera dedans la terre, au lieu de : dans le sein (grec : καρδίᾳ τῆς γῆς, dans le cœur) de la terre (1560, 1588). On ne voulait pas faire descendre Jésus-Christ jusqu’aux enfers, censés au centre de la terre. C’était l’idée catholique.
- Luc 15.7… Pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas faute de repentance (c’est-à-dire qui se sont suffisamment repentis), au lieu de : qui n’ont pas besoin (1588). Altération introduite par opposition à la doctrine catholique, pour laquelle il y a des saints qui n’ont pas besoin de repentance, n’ayant pas commis de péché mortel.
- Luc 22.15. J’ai fort désiré de manger cet agneau de Pâque (1560, 1588). Cet agneau est ajouté pour indiquer que Jésus n’a pas mangé une Pâque qui était son propre corps, comme le disaient les catholiques.
- Jean 1.12. Il leur a donné le droit, au lieu de pouvoir. Pouvoir heurtait le dogme de l’incapacité de l’homme pour tout bien.
- Jean 6.50. Le Fils de l’homme qui est descendu du ciel, au lieu de : qui descend (1560, 1588). On a accentué le texte dans le sens de l’opposition à l’Église catholique, d’après laquelle le pain du ciel descend d’une manière continue dans le saint Sacrement.
- Actes 3.21… lequel il faut que le ciel contienne, au lieu de : reçoive (1560). Afin que nous le cherchions autre part qu’au ciel, dit une note de l’édition de 1560. Il est donc clair qu’on en voulait à la doctrine de la transsubstantiation.
- Actes 5.41… heureux de ce qu’ils avaient eu cet honneur de souffrir (1560), ou de ce qu’ils avaient été rendus dignes (1580), au lieu de : de ce qu’ils avaient été jugés dignes. Ce jugés dignes semblait trop favoriser la doctrine du mérite des œuvres.
- Actes 14.23. Après que par l’avis des assemblées ils eurent établi des anciens, au lieu de : après qu’ils leur eurent choisi des anciens (1560, 1588).
La traduction de 1560 et de 1588 est strictement possible. Le terme original signifie étymologiquement : choisir par suffrage, élire, et, quoique le texte dise, si on s’en tient à ce sens : leur ayant élu, il ne serait pas impossible de traduire : leur ayant fait élire. Ainsi l’on dit : Napoléon perça le Simplon, pour : fit percer (voir pour ce sens : Actes 12.3,4,6). Mais ce mot peut perdre sa signification étymologique (comme la plupart des mots), pour signifier établir, choisir, et c’est dans ce sens que l’emploie Luc lui-même (sans parler d’autres auteurs) dans ce même livre des Actes, quatre chapitres plus haut, Actes 10.41 : aux témoins choisis d’avance par Dieu. N’est-ce pas en expliquant Luc par Luc qu’on risque le moins de se tromper ? « Le terme employé Actes 10.41, nous écrit M. le pasteur Babut, est en effet décisif. Ce mot n’implique pas un suffrage plural. Je traduis donc comme vous, et comme vous je conclus à une erreur de nos traducteurs protestants. Seulement, je pense qu’ils étaient de bonne foi, que l’étymologie les a trompés, et qu’il serait injuste de faire entendre qu’ils ont cédé d’une manière plus ou moins consciente à une prévention dogmatique ou ecclésiastique. Actes 6.3, a pu les induire en erreur ».
Puis il faut tenir compte du leur ayant choisi. « Je me range à la même traduction que vous, nous écrit M. le professeur Porret. à cause du à eux. Ils choisirent pour eux, ils établirent sur eux, ou chez eux. Après tout, dans de toutes jeunes communautés, on comprend que Paul et Barnabas aient eux-mêmes pourvu aux besoins immédiats de l’Église ».
On peut donc conclure, croyons-nous, que nous avons ici une traduction inconsciemment, mais réellement, influencée par l’esprit protestant, qui veut que les anciens soient établis par le suffrage du peuple. La grande majorité des versions protestantes ont d’ailleurs rejeté la traduction de 1560 et 1588. Ainsi les versions de Luther, de Luther révisée, anglaise autorisée, anglaise révisée, de Wette, Lausanne, Rilliet, Arnaud, Oltramare, Oltramare révisée, Bonnet, Stapfer, Delitzsch (Nouveau Testament hébreu), et la version darbyste.
- Romains 1.18. La colère de Dieu se déclare… contre toute injustice des hommes,d’autant qu’ils détiennent la vérité, au lieu de : des hommes détenant… (1588). On partait de cette idée vraie que tous les hommes sont perdus, que tous les hommes détiennent la vérité, pour solliciter, doucement ou non, un texte qui semble parler de l’injustice, non de tous les hommes, mais de ceux-là seulement qui détiennent. Cette faute n’a disparu qu’avec Martin.
- Romains 2.27. Et si la circoncision de nature garde la loi. Le si est ajouté pour indiquer que l’homme naturel ne peut pas garder les commandements de Dieu (1588).
- Romains 5.18. De même par une seule justice nous justifiant. Nous justifiant est ajouté pour souligner la doctrine de la justification par la foi.
- Galates 2.16… mais seulement par la foi en Jésus-Christ. Seulement est ajouté (Luther l’a ajouté aussi).
- Éphésiens 4.9. Il est descendu dans les parties basses, au lieu de : les plus basses (1560). On a voulu atténuer un passage qui semble affirmer la descente de Jésus-Christ aux enfers, à laquelle tenaient les catholiques.
- Colossiens 1.24. J’achève ce qui reste des souffrances de Christ, au lieu de : ce qui manque (1560, 1588). Calvin, dans son commentaire, dit : le surplus. Ce qui manque paraissait bien hardi. Cette expression n’ouvrait-elle pas une porte au mérite des saints ? On l’atténua donc, ou plutôt on la remplaça par l’expression contraire[a].
- 1 Timothée.2.1. Pour ceux qui sont constitués, au lieu de : pour tous ceux qui sont constitués (1558). Le mot tous a été rétabli dans la Bible de 1560. Mais la même faute se retrouve dans la traduction latine du Nouveau Testament de Th. de Bèze. Ce qui empêche de voir là une inadvertance ou une faute d’impression, c’est qu’on retrouve dans les psaumes de Marot et de Th. de Bèze (1566) la même altération Psaumes 20.10 :
Seigneur, plaise-toy nous défendre
Et faire que le roy
Puisse nos requetes entendreAu même passage, on lit dans la Bible de 1588 : Délivre (accorde) que le roi nous exauce, au lieu de : Sauve le roi et nous exauce, sens limpide et indiscutable. « Il y eut bien un moment, dit M. Douen, où le roi de France fut considéré comme un Antechrist, pour lequel on ne devait plus prier ».
- 1 Timothée 2.4… qui veut que toutes gens soient sauvés (et en note : de tous états et conditions), au lieu de : tous les hommes. Tous les hommes était trop antiprédestinatien. Cette erreur a duré jusque dans la Bible de Martin de 1707. Elle disparut en 1736.
- 1 Timothée 3.11 … leurs femmes doivent être honnêtes, au lieu de : les femmes (1560, 1588). Par ce leurs, on a voulu bien accentuer, par opposition à la doctrine du célibat des prêtres, que les évêques et diacres étaient mariés. Il semble évident d’ailleurs qu’il s’agit des femmes des diacres, mais leurs n’en est pas moins une addition.
- 1 Timothée 4.10… qui est le conserateur de tous les hommes, au lieu de le Sauveur (1588). Sauveur de tous les hommes n’était pas conforme au dogme régnant de la prédestination.
- 2 Timothée 3.16. Toute l’Écriture est inspirée, au lieu de : toute Écriture (1560, 1588). L’article, qui semble appuyer la notion de l’inspiration de toute la Bible, n’est pas dans le grec. « Cela revient au même, pour le fond, nous écrit M. le professeur Porret. Toute l’Écriture désignerait l’ensemble. Toute Écriture indiquerait chaque partie à part, mais sans exception. Le dernier terme est donc encore plus fort, et même beaucoup plus fort, étant donné l’usage de Paul pour le mot Écriture ».
- Tite 3.5. Lavement et renouvellement, au lieu de : lavement de régénération (1588). La traduction exacte semblait favoriser la doctrine de la régénération baptismale.
- Hébreux 2.10… qu’il consacrât par les souffrances, au lieu de : qu’il perfectionnât (1560, 1588). Ceci rendait le Sauveur trop humain.
- Hébreux 5.7… exaucé de ce qu’il craignait, au lieu de : à cause de sa piété (1588). Pour le calvinisme strict, la piété ne revêt l’homme d’aucun mérite. On chercha donc un autre sens.
- Hébreux 13.4. Le mariage est honorable entre tous, au lieu de : chez tous (1560, 1588) (Traduction réelle : que le mariage soit honoré de tous). Entre tous condamnait explicitement le célibat des prêtres.
- 1 Pierre 4.19. Que ceux qui souffrent… lui recommandent leurs âmes comme au fidèle créateur (1560). On a retranché les derniers mots : en bien faisant. Retranchement dicté par l’horreur qu’inspirait la doctrine du mérite des œuvres.
- Jude 1.7. Ayant reçu jugement, au lieu de : souffrant la peine d’un feu éternel (1560, 1588). On estimait que les damnés ne devaient souffrir leur peine qu’après le jugement.
[a] « Le mot original, nous écrit M. le professeur Porret, ne peut en aucun cas être traduit par le reste. C'est ce qui manque à quelqu’un, le déficit. »
De ces vingt-six inexactitudes, deux seulement (Romains 2.27 et Hébreux 13.4) se trouvent dans Olivétan, et neuf seulement subsistent dans Ostervald. De ces neuf, quatre (Actes 14.23 ; Colossiens 1.24 ; 1 Timothée 3.11 ; 2 Timothée 3.16) lui ont survécu. Toutes ces inexactitudes, excepté Matthieu 1.25, ont été relevées et reprochées avec virulence aux protestants par les catholiques.
Rappelons une inexactitude qu’Ostervald a conservée dans son texte : à Matthieu 28.17 : Ils l’adorèrent, même ceux qui avaient douté, alors que le texte porte : mais quelques-uns doutèrent. Ostervald donne la vraie traduction en note en la faisant précéder du mot ou. C’était un premier pas, mais bien timide, dans le retour à la vérité.
Conclusion. — Les inexactitudes protestantes, au moins d’après ce relevé, sont moins nombreuses que les inexactitudes catholiques. En second lieu, elles ont duré moins longtemps.
Cela dit, il faut savoir répéter, avec un proverbe anglais : « Le mieux de l’homme n’est encore que l’homme au mieux ». Accuser nos traducteurs de mauvaise foi, c’est impossible. Toute leur vie répond de leur amour pour la vérité. Mais — sans parler de l’influence de l’éducation, du milieu : que de fois il y a un élément impersonnel dans l’erreur, comme dans le péché ! — lorsqu’on regarde les choses à travers une forte conviction, elles se colorent toutes de cette conviction. Un jour, un antiprédestinatien, après avoir lu Romains ix au culte de famille, disait dans sa prière :
« Seigneur, nous te bénissons de ce qu’il ne faut pas prendre cela au pied de la lettre ». Cette constatation doit nous rendre défiants vis-à-vis de nous-mêmes et nous inspirer de la réserve dans nos jugements sur les traducteurs catholiques. Il faut prendre garde, avant de s’écrier : « Il a falsifié volontairement ! » On ne peut pas avoir deux poids et deux mesures. Des deux côtés, d’ailleurs, il y a progrès marqué. Ici aussi « la vérité est en marche, et rien ne l’arrêtera. »
❦