En effet, ces hommes ne s’unissent pas assez étroitement à la nature des choses pour comprendre réellement, et avec les lainières de la gnose, que tout ce qui a été créé pour notre usage est bon, le mariage, par exemple, et la procréation des enfants, pourvu que l’on en use avec tempérance ; mais qu’il est encore meilleur de se dégager des passions et de s’établir dans la vertu par sa ressemblance avec Dieu. Parmi les biens ou les maux qui viennent du dehors, ils s’abstiennent des uns, et nullement des autres. Il y a plus : dans les choses dont ils s’éloignent avec horreur, on les voit accuser la créature et le Créateur ; fidèles en apparence, le fond de leurs pensées est impie. Ce commandement :
« Tu ne convoiteras pas, »
n’a besoin ni de la nécessité qui provient de la crainte, et qui impose l’abstinence des choses agréables, ni de la récompense qui, par l’invitation de la promesse, engage à réprimer les désirs criminels. Ce n’est point à cause du précepte en lui-même, mais à cause de la promesse, que choisissent l’obéissance ceux qui obéissent à Dieu, en vue de ses rémunérations, et attirés par elles comme par un appât. Toutefois l’aversion pour les choses sensibles n’a pas pour conséquence de nous unir aux choses qui sont perçues par l’intelligence. Au contraire, l’union aux choses perceptibles uniquement à l’intelligence, détourne naturellement le Gnostique des choses sensibles, comme il convient à un homme qui, par le choix de ce qui est beau, a embrassé le bien avec pleine connaissance, qui bénit la génération et proclame la sainteté du Créateur, mais aussi bénit et sanctifie la ressemblance qui nous rapproche de Dieu. Il dira :
« Cependant je veux me délivrer du désir, Seigneur, afin de m’unir plus étroitement à vous. L’économie de ce monde est belle et les lois qui régissent la création sont pleines de sagesse. Rien n’arrive sans cause. Il faut que je vive, ô Seigneur tout-puissant, parmi les œuvres de vos mains. Mais, tout en demeurant au milieu d’elles, je suis dans vous. Loin de moi la crainte, afin que je puisse approcher de vos grandeurs ! Je veux me contenter ici-bas de peu, tâchant d’imiter la justice de votre élection, qui discerne le bien d’avec ce qui n’en a que les apparences. »
Les saints et mystiques enseignements de l’apôtre nous apprennent quel est le choix vraiment agréable à Dieu. Ce choix consiste, selon lui, moins à répudier certaines choses comme mauvaises, qu’à estimer qu’il y a d’autres biens meilleurs que les biens ordinaires. Voici ses paroles :
« Et ainsi, celui qui marie sa fille, fait bien ; mais celui qui ne la marie point, fait encore mieux, la mettant à même de se porter à ce qui est plus saint, et de prier le Seigneur sans obstacle. »
Or, nous le savons, les choses d’une acquisition difficile ne sont point nécessaires, tandis que les choses nécessaires ont été comme placées sous notre main par la bonté du Créateur. Aussi Démocrite a-t-il eu raison de dire que
« la nature et la doctrine sont choses presque identiques. »
Nous en avons déjà indiqué la cause en peu de mots. En effet, la doctrine règle l’homme comme on accorde un instrument; en le façonnant de la sorte, elle lui crée une nouvelle nature; car il n’importe en rien que l’homme, tel qu’il est, soit l’ouvrage de la nature, ou qu’il ait été ainsi discipliné par le temps et la doctrine. Du Seigneur proviennent l’un et l’autre bien, l’un par la voie de la création, l’autre par la voie de la régénération et de la rénovation qui résultent de la nouvelle alliance. Le choix doit porter surtout sur ce qui est utile à la partie la plus noble de l’homme ; or, la partie la plus noble de toutes est l’intelligence. Avec ces pensées, les choses réellement bonnes paraissent les plus agréables, et donnent d’elles-mêmes les fruits qu’on attend, je veux dire la sérénité de l’âme.
« Celui qui m’écoute reposera en paix avec confiance, et libre de crainte. Aucun mal ne viendra le troubler. Confiez-vous en Dieu de tout votre cœur et de tout votre esprit. »
Par là, le véritable Gnostique est déjà un Dieu.
« Je vous l’ai dit : Vous êtes des dieux et les fils du Très-Haut. »
Empédocle déifie aussi dans les paroles suivantes les âmes des sages :
« Enfin, les devins, les poètes et les médecins sont les premiers des mortels. Viennent-ils à quitter la terre, ils renaissent dieux, et sont environnés des plus grands honneurs. »
L’homme, envisagé dans son abstraction et d’une manière absolue, est conçu selon l’idée de l’esprit qui lui est uni. Il n’est pas créé sans forme dans le laboratoire de la nature où s’accomplit mystérieusement l’œuvre de la génération humaine, puisque l’être et la forme de l’être sont chose commune à tous. Quant à l’homme, pris individuellement, il reproduit dans son caractère le type qu’ont imprimé à son âme les objets de sa prédilection. C’est ce qui nous fait dire qu’Adam a été parfait, dans ce qui concerne l’organisation, puisque rien ne lui manqua de ce qui caractérise l’idée et la forme humaines. Il reçut son perfectionnement en même temps que la vie, et il fut justifié par l’obéissance. Voilà ce qui s’élevait graduellement eu lui à la maturité, je veux dire la faculté dont il était le maître, autrement, son libre arbitre. Que sa volonté ait choisi, et qu’elle ait choisi l’objet défendu, la faute ne doit point en être imputée à Dieu. On distingue deux sortes de génération ; celle des êtres qui sont engendrés, celle des choses qui adviennent.
Le courage de l’homme, puisque l’homme est par sa nature sujet aux passions et aux troubles de l’âme, selon le langage usuel, affranchit de la crainte et rend invincible quiconque participe à ses mâles inspirations. La force du cœur est donc comme le satellite de l’esprit pour le maintenir dans la patience, la résignation et les autres vertus semblables. La tempérance et la prudence, avec ses salutaires effets, se rangent sous le chef du désir. Mais Dieu est impassible, sans colère, sans désirs ; inaccessible à la crainte, sans qu’on puise dire qu’il ait des périls à éviter ; tempérant, sans qu’on puisse dire qu’il ait des désirs à maîtriser. La nature de Dieu, en effet, ne peut tomber dans aucun péril ; aucune crainte ne peut l’assaillir, de même qu’il ne peut avoir aucun désir à réprimer. Cette parole de Pythagore :
« Il faut que l’homme aussi devienne un, »
est donc répétée chez nous avec son sens mystique. Dieu, en effet, étant un, il ne doit y avoir qu’un pontife de Dieu, à l’image de cette immuable essence d’où découlent tous les biens. Le Sauveur, en interdisant jusqu’au désir, a coupé dans sa racine la colère qui n’est au fond que le désir de la vengeance. En général, le désir, quel qu’il soit, renferme un élément de trouble et de passion. Tout homme qui est parvenu à maitriser les mouvements désordonnés de l’âme et participe en vertu de son innocence à la nature divine, s’élève à cette sublime unité. Semblable à ces marins qui ont jeté l’ancre, et qui, en voulant attirer à eux l’ancre tutélaire, se mettent eux-mêmes en mouvement vers elle, le véritable Gnostique, en s’efforçant par une vie parfaite d’attirer Dieu à lui, gravite lui-même à son insu vers la majesté divine. Qui sert Dieu se sert lui-même. Ainsi donc, dans la vie contemplative, c’est veiller à ses plus chers intérêts que d’adorer Dieu, et la plénitude de la purification introduit la sainteté de l’homme dans la contemplation de la sainteté par essence. En effet, la tempérance qui s’observe et se contemple elle-même, sans jamais se démentir, s’assimile à Dieu, autant du moins que l’assimilation est possible.