Stromates

LIVRE SIXIÈME

CHAPITRE VIII

La philosophie, quoique l’apôtre la rabaisse en comparaison de la lumière plus parfaite de l’Évangile, ne laisse pas d’être une connaissance donnée par Dieu.

Paul aussi, dans ses épîtres, paraît faire grâce à la philosophie ; mais il ne veut pas que le fidèle, élevé jusqu’au faite de la gnose, redescende de ces hauteurs vers la philosophie de la Grèce, qu’il désigne allégoriquement par les éléments de la science de ce monde, science élémentaire, en effet, doctrine préparatoire à celle de la vérité. Écoutons-le parlant aux Hébreux qui abandonnaient la foi pour incliner aux prescriptions de Moïse :

« Est-il encore besoin de vous apprendre quels sont les premiers éléments de la parole de Dieu ? Êtes-vous dégénérés à ce point, qu’il ne faille vous donner que du lait et non une nourriture solide ? »

Il écrit également aux Colossiens, qui se détournaient des Grecs :

« Prenez garde que quelqu’un ne vous séduise par la philosophie, et par de vaines subtilités, selon les traditions des hommes, selon les éléments de la science de ce monde, et non selon le Christ. »

Qu’est-ce à dire ? prenez garde que la séduction de quelque docteur ne vous précipite de nouveau dans la philosophie, qui n’est qu’une science élémentaire.

— La philosophie, inventée par les Grecs, est fille de l’intelligence humaine, me dit-on ! Je réponds avec les Écritures sacrées que l’intelligence est un don de Dieu. Le Psalmiste, en effet, la regarde comme le présent le plus précieux et l’implore en ces termes :

« Je suis votre serviteur : donnez-moi l’intelligence. »

David ne sollicite-t-il pas ailleurs les attributs multiples de la connaissance ?

« Enseignez-moi, dit-il, le bien, la discipline, et la connaissance, parce que j’ai cru à votre parole ! »

N’est-ce pas confesser à haute voix que les deux Testaments sont investis de la plus décisive autorité, et que Dieu ne les accorde qu’à ses enfants les plus chers ? Ailleurs le Psalmiste s’écrie encore :

« Vous n’avez point agi ainsi, Seigneur, pour toutes les nations ; vous ne leur avez pas manifesté vos décrets. »

Ces mots, vous n’avez point agi ainsi, annoncent que le Seigneur a agi, mais non de cette manière. Cet adverbe, ainsi, n’est donc placé là que pour établir une comparaison d’infériorité par rapport à l’auguste prérogative dont nous avons été honorés. Le prophète, en effet, pouvait bien exprimer la même pensée sans y ajouter le mot ainsi. Pierre dit dans les Actes des Apôtres :

« En vérité, je crois que le Seigneur ne fait point acception des personnes, mais qu’en toute nation, quiconque le craint et pratique la justice, lui est agréable. »

Ça n’est pas dans un temps restreint que Dieu ne fait point acception des personnes, c’est de toute éternité, puisque sa bienfaisance, éternelle comme lui, ne se concentre ni dans certains lieux, ni sur la tête de quelques personnes seulement ; ni partielle, ni exclusive.

« Ouvrez-moi les portes de la justice, dit encore le Psalmiste, j’entrerai par elles et je célébrerai le Seigneur. Voilà la porte du Seigneur ; c’est là que les justes entreront. »

Barnabé va nous expliquer les paroles du prophète :

« Parmi les nombreuses portes qui s’ouvrent devant nous, celle qui conduit à la justice conduit en même temps à Jésus-Christ : bienheureux ceux qui entreront par cette porte ! »

La même pensée se retrouve dans les paroles suivantes du Psalmiste :

« Le Seigneur est sur une grande abondance d’eaux ; »

d’où il résulte non-seulement que les Testaments diffèrent, mais aussi qu’il y a diversité dans les doctrines qui conduisent à la justice, soit parmi les Grecs, soit parmi les Barbares. Mais voilà que le roi-prophète, rendant témoignage à la vérité, s’écrie avec indignation :

« Pécheurs, tombez dans l’enfer, et vous aussi nations qui oubliez Dieu ! »

Oui, elles oublient le Dieu dont elles gardaient la mémoire auparavant ; et ce Dieu qu’elles connaissaient, avant de l’oublier, aujourd’hui elles le négligent.

Les Gentils possédaient donc sur Dieu quelques notions confuses et obscures : le fait nous semble établi.

Il faut toutefois que le Gnostique ait recueilli une ample provision de connaissances. Et puisque les Grecs répètent, d’après l’opinion de Protagoras, que la dialectique doit toujours avoir un argument à opposer à un autre argument, il convient de savoir répliquer.

« Celui qui parle tant, dit l’Écriture, n’écoutera-t-il pas à son tour ? »
— « Or, qui donc comprendra les paraboles du Seigneur, sinon le sage qui possède la science et qui chérit le Seigneur ? Que tel se montre le fidèle. À lui d’expliquer les mystères de la connaissance ; à lui de séparer habilement la vérité d’avec le mensonge ; à lui d’être admirable dans ses œuvres, et chaste dans son corps et dans son esprit ! Car il doit être d’autant plus humble qu’il paraît plus grand, dit Clément dans son épître aux Corinthiens. »

Il doit enfin se mettre à même de pouvoir obéir à ce précepte :

« Arrachez-les uns du milieu des flammes, et reprenez les autres avec discernement. »

La destination spéciale de la serpe est sans doute de tailler la vigne ; mais elle nous sert aussi à élaguer les sarments qui s’embarrassent, et à couper les ronces qui, croissant autour du ceps, forment une barrière impénétrable. Ces diverses opérations se rapportent au but principal. Appliquons à l’homme cette comparaison. Quoique sa fin dernière soit de parvenir à la connaissance de Dieu, il ne laisse pas néanmoins de s’adonner à l’agriculture, à la géométrie, à la philosophie. De ces trois sciences, l’une lui est nécessaire pour vivre, l’autre lui apprend à bien vivre ; la troisième lui explique ce qui appartient au domaine de la démonstration.

— Mais la philosophie nous est venue du démon, s’écrient ici quelques uns !

« Eh bien ! l’Écriture leur répond que Satan même se transforme quelquefois en ange de lumière. » Pourquoi cette transformation ? Évidemment dans le but de prophétiser. S’il prophétise comme un ange de lumière, la vérité sort donc de sa bouche. Si ses prophéties portent le caractère de l’ange et de la lumière, elles sont donc utiles, puisqu’il revêt la ressemblance du bien, quoique au fond il ne soit qu’un apostat et qu’un rebelle. Par quel artifice réussirait-il à nous tromper, s’il n’attirait d’abord à lui, par l’éclat de la vérité, l’homme désireux d’apprendre, pour l’entrainer ensuite furtivement au mensonge ? D’ailleurs le démon connaît la vérité. Impuissant à la saisir dans toute son intégrité peut-être, toujours est-il qu’elle ne lui est pas étrangère. La philosophie n’est donc pas un mensonge, quoique le voleur et le fourbe ne disent la vérité qu’en mentant à eux-mêmes et sous les dehors du bien. Il ne faut donc pas condamner aveuglément et d’avance, en haine de celui qui parle, les discours qu’il profère, mais il convient, et la précaution est nécessaire vis-à-vis de ceux que l’on nous donne aujourd’hui pour prophètes, il convient d’examiner si c’est là le langage de la vérité.

Affirmer avec l’opinion commune que tout ce qui est indispensable et utile à la vie nom vient de Dieu, assurément ce n’est pas risquer de nous tromper ; ou plutôt nous serons vrais quand nous dirons que la philosophie fut accordée aux Grecs comme un Testament qui leur était propre : fondement préparatoire sur lequel devait s’élever l’édifice de la philosophie chrétienne, quoique les philosophes ferment volontairement les yeux à la lumière, soit par dédain pour les doctrines des Barbares, soit par crainte de la mort que les lois civiles tiennent toujours suspendue sur la tête des fidèles. Mais la main, accoutumée à répandre l’ivraie, en a semé dans la philosophie grecque comme dans la philosophie barbare. De là, les hérésies qui ont surgi parmi nous concurremment avec le bon grain. De là, les doctrines impies d’Épicure, la volupté devenue le souverain bien, et les mille extravagances que les sophistes mettent en circulation sous le nom de la philosophie grecque, fruits adultères de cette divine agriculture que Dieu donna aux Grecs. Les voilà, ces doctrines sensuelles et orgueilleuses que l’apôtre appelle la sagesse du siècle, parce qu’elles n’enseignent que les frivolités de ce monde, bornant à lui toutes leurs pensées, dépendantes par-là même et soumises à l’empire des princes de ce monde. C’est ce qui rabaisse la philosophie grecque au rang d’une science partielle et incomplète. Elle n’est qu’un premier échelon vers la science consommée qui vit loin de cette terre, dans le monde perceptible à la seule intelligence, et s’occupe de ces choses plus spirituelles encore, « que l’œil n’a point vues, que l’oreille n’a point entendues, dont le cœur de l’homme n’a jamais conçu la pensée, » avant que le maître ne les eût expliquées, et n’eut dévoilé aux légitimes héritiers de l’adoption divine d’abord le Saint des saints, puis progressivement des mystères plus vénérables encore.

Nous osons même avancer, car la foi qui s’appuie sur la connaissance s’élève jusque-là, que le véritable Gnostique n’ignore rien, et qu’il embrasse dans sa ferme et inébranlable compréhension tout ce qui demeure inexplicable à notre intelligence et appartient à la science surnaturelle. Tels furent Jacques, Pierre, Jean, Paul, et tous les autres apôtres. Les prophéties, en effet, contiennent tous les mystères de la Gnose, puisque le Seigneur, après les avoir placées sur les lèvres des prophètes, les expliqua lui-même aux apôtres. La connaissance n’est-elle donc pas une faculté de l’âme raisonnable, à l’aide de laquelle nous inscrivons notre nom dans le livre de l’immortalité ? L’âme prend son essor sur deux ailes, la connaissance et le désir. Le désir est une impulsion qui suit l’acquiescement. Considérez, en effet, celui qui se porte vers une action quelconque : la connaissance a précédé l’acte ; puis est venu le désir. Il y a quelque chose encore à envisager. Puisqu’on apprend ayant d’agir, car il est nécessaire à l’être qui agit librement d’apprendre ce qu’il veut faire, avant de se déterminer ; puisque la connaissance succède à l’étude, le désir à la connaissance, et l’action au désir, il résulte de là que le principe et le moteur de toute action raisonnable, c’est la connaissance. Nous avons donc raison de nommer la connaissance, la faculté dominante de l’âme, celle qui la caractérise essentiellement, puisque, en réalité, le désir et la connaissance sont des mouvements vers ce qui est. Il résulte de là que la connaissance, proprement dite, est une manière d’être dans laquelle l’âme contemple soit un objet, soit quelques objets, ou même si elle est parfaite, l’ensemble de tout ce qui existe. Je sais bien qu’au dire de quelques-uns le sage est convaincu qu’il y a des choses incompréhensibles, et que tout ce qu’on en peut comprendre, c’est qu’elles sont incompréhensibles. Intelligence vulgaire ! Étroit horizon des paupières débiles ! Ce sage à vue courte confesse de la sorte qu’il y a des choses incompréhensibles. Mais le véritable Gnostique, le Gnostique dont je parle, comprend là où l’intelligence des autres est en défaut, bien persuadé qu’il n’y a rien d’incompréhensible pour le fils de Dieu, conséquemment qu’il n’est rien qu’on ne puisse apprendre. Comment s’imaginer que celui qui endura la Passion par amour pour l’humanité, lui ait dérobé un seul point de ce qui constitue l’enseignement de la connaissance ? La foi elle même devient donc une ferme et invincible démonstration, puisque la vérité est inséparable d’une doctrine que Dieu nous a transmise. Désirez-vous de plus l’expérience et les lumières ? Le disciple de la sagesse « connaît le passé, conjecture l’avenir, déjoue les subtilités de la parole, comprend les discours énigmatiques, prévoit les signes, les prodiges, les événements. »

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