Stromates

LIVRE SIXIÈME

CHAPITRE XII

Les hommes peuvent tous indistinctement arriver à la perfection. Le vrai Gnostique est le seul qui atteigne le but.

De ce principe tombe l’objection suivante que nous adresse l’hérésie : « Adam fut-il créé parfait ou imparfait ? S’il fut créé imparfait, comment l’œuvre d’un Dieu parfait est-elle imparfaite, surtout quand il s’agit de l’homme ? Si on dit qu’il fut créé parfait, comment a-t-il violé les commandements ? » Non, répondons-nous à l’hérésie, Adam n’a pas été créé parfait dans ses facultés ; il a reçu seulement l’aptitude à la vertu ; car autre chose est la possession de la vertu, autre chose la possibilité de l’acquérir. Dieu a voulu que nous fussions personnellement les artisans de notre salut. Notre âme a le privilège de se mouvoir par elle-même. Puis, comme nous avons reçu la raison en partage, et que la philosophie s’appuie sur la raison, nous avons avec la philosophie une sorte de parenté. Cependant ne nous y trompons pas, l’aptitude est un mouvement vers la vertu, mais non la vertu. Tous les hommes, je le répète, naissent avec des dispositions propres à l’acquérir ; mais ils approchent de la doctrine et de la justice à des degrés bien différents. De là pour les uns la plus haute vertu, pour les autres quelques vertus seulement. Ceux-ci avaient reçu la nature la plus heureuse ; mais, négligents d’eux-mêmes, l’incurie les égara dans des routes contraires. À plus forte raison, la connaissance, qui l’emporte sur toutes les autres sciences en grandeur et en vérité, sera-t-elle plus difficile à conquérir et demandera-t-elle de longs et rudes labeurs.

« Mais ils n’ont pas connu, ce semble, les secrets de Dieu ; ils n’ont pas su que Dieu a créé l’homme dans l’innocence, et l’a fait à l’image de sa propre essence. »

Au moyen de cette conformité avec celui qui sait tout, le fidèle, investi de la connaissance, de la justice et de la sainteté, s’efforce avec sagesse d’atteindre à l’âge de l’homme parfait. Actions, pensées, discours, tout est pur dans le véritable Gnostique, comme l’atteste cet oracle du Psalmiste :

« Vous avez éprouvé mon cœur, dit-il, et vous m’avez visité pendant la nuit ; vous m’avez fait passer par le feu de la tribulation, et l’iniquité ne s’est pas trouvée en moi. Que ma bouche ne serve pas d’interprète aux « œuvres des hommes ! »

Mais que dis-je, les œuvres des hommes ? Le Gnostique connaît le péché lui-même, non point par la voie du repentir, c’est là le propre des Chrétiens vulgaires ; mais il connaît l’essence elle-même du péché et il condamne non pas tel ou tel péché, mais le péché en général. Quel est le péché commis par tel ou tel individu ? Il l’ignore ; il ne fallait pas le commettre ; voilà ce qu’il sait. Il y a donc deux espèces de repentir, le repentir ordinaire, qui vient à h suite du péché ; l’autre plus relevé qui, connaissant une fois la nature du péché, fait que nous renonçons d’abord au péché, d’où il suit que nous ne péchons plus.

Qu’on ne vienne pas nous dire que l’homme, souillé d’injustices et de péchés, tombe par le fait du démon. Avec un pareil raisonnement, il ne serait pas coupable. Mais le pécheur, choisissant par la transgression ce qu’ont choisi les démons, inconstant comme eux, frivole dans ses désirs comme eux, se transforme en une espèce de démon. Ainsi le méchant, devenu pécheur par sa méchanceté naturelle, s’est rendu lui-même vicieux par la possession de ce qu’il a librement choisi. Intérieurement enclin au mal, le mal passe de son âme dans ses actions, tandis que l’homme de bien agit toujours avec droiture.

C’est ce qui fait que nous appelons du nom de biens non seulement les vertus, mais encore les bonnes œuvres. Or, nous distinguons deux sortes de biens ; les uns sont désirables par eux-mêmes, tels que la connaissance, par exemple. En effet, aussitôt que nous la possédons, que demandons-nous, sinon de la posséder à tout jamais, de la prendre pour but et pour cause de nos efforts, et enfin de demeurer établis dans une éternelle contemplation ? Les autres biens sollicitent nos désirs par les conséquences qu’ils amènent avec eux. Ainsi de la foi, par exemple, parce qu’elle nous dérobe an supplice et nous mérite la récompense. La crainte, en effet, est un frein qui arrête beaucoup d’hommes sur la pente du péché, et la promesse détermine l’obéissance qui amène le salut. Le bien le plus parfait, c’est donc la connaissance, puisqu’elle est désirable en elle-même, et conséquemment les œuvres accomplies par elle sont aussi les plus parfaites. Le châtiment infligé au pécheur le redresse et le corrige ; mais pour les hommes dont l’œil voit de pins loin, le châtiment est un exemple qui leur crie : Gardez-vous de tomber dans les mêmes fautes.

Travaillons donc à l’acquisition de la connaissance, en l’embrassant non pas dans l’espoir des biens qu’elle procure, mais dans le but unique de la posséder. Le premier de ses fruits, c’est une manière d’être gnostique, d’où naissent les voluptés les plus pures, et l’allégresse dans le présent comme dans l’avenir. Or, on définit l’allégresse une joie qu’engendré la méditation de la vertu véritable, et dans les transports de laquelle l’âme s’épanouit et se dilate. Les œuvres qui participent de la connaissance sont les bonnes et les belles actions ; car la véritable opulence consiste dans l’abondance des actions vertueuses, de même que la pauvreté réelle est l’indigence des désirs honnêtes, puisque la possession et l’usage des choses nécessaires, innocents par leur qualité, ne commencent à nuire que par leur quantité, dès lors qu’ils excèdent la mesure. Voilà pourquoi le Gnostique, attentif à circonscrire ses désirs dans la possession et dans l’usage, ne dépasse jamais la limite du besoin. Regardant la vie comme nécessaire pour accroitre ses lumières et monter au faite de la connaissance, il attache un grand prix, non pas à vivre, mais à bien vivre. Ses enfants, son hymen, ses parents, il ne les préfère donc ni à Dieu, ni à la justice de cette vie. Lorsque sa femme lui a donné des enfants, elle n’est plus à ses yeux qu’une sœur, issue du même père, et ne se rappelant son mari qu’à l’aspect de ses enfants. Car elle sera véritablement un jour sa sœur, quand elle aura dépouillé ce vêtement de chair qui les distingue l’un de l’autre par le sexe et les empêche de se confondre par la connaissance. Les âmes, envisagées en elles-mêmes, se ressemblent toutes : elles ne sont ni mâles ni femelles, puisqu’elles n’épousent ni ne sont épousées. Je le demande, une femme qui n’a plus rien de son sexe, virile et parfaite comme l’homme, n’est-elle pas transformée en homme ? Tel fut le rire de Sara lorsque la naissance d’un fils lui fut annoncée. Ce n’était pas, j’imagine, qu’elle fût incrédule aux promesses de l’ange ; mais elle rougissait des nouvelles relations conjugales qui devaient la rendre mère d’un fils. Et plus tard, quand Abraham est appelé en justice devant le roi d’Égypte à cause de la beauté de Sara, ne la nomme-t-il pas sa sœur, comme née sinon de la même mère au moins du même père ?

Ceux qui se repentent de leurs péchés et n’ont pas cru fermement, sont obligés de prier pour obtenir de Dieu ce qu’ils demandent ; mais ceux qui vivent sans transgresser la loi et dans les intuitions de la connaissance, n’ont qu’à former un vœu pour qu’il soit aussitôt accompli. Voyez Anne ! Elle désire un fils ; soudain il lui est donné de concevoir Samuel.

« Demande, dit l’Écriture, je ferai : forme un vœu dans ton esprit, je l’accomplirai. »

Nos traditions nous disent, en effet, que

« Dieu connaît le fond des cœurs » ;

mais il n’a pas besoin, comme les hommes, d’un mouvement de l’âme, pour surprendre ces secrets, ni d’un événement qui les lui manifeste ; il serait ridicule de le penser. Quand Dieu, après avoir créé la lumière, la contemple et dit qu’elle est bonne, il ne ressemble pas non plus à un architecte qui approuve un ouvrage achevé. Avant de faire jaillir la lumière du néant, sachant bien ce qu’elle devait être un jour, il l’approuva telle qu’elle fut plus tard, sa puissance créant ainsi, dans l’éternité de ses conseils, un bien qu’il devait réaliser ; c’est ainsi que, cachant la vérité sons la figure que nous appelons hyperbate, il loue par anticipation la bonté d’un bien à venir.

Le véritable Gnostique prie donc, même en pensée, à toute heure du jour, puisque la charité l’unit intimement à Dieu. Ce qu’il demande avant tout, c’est d’obtenir la rémission de ses péchés, puis de ne plus pécher ; en troisième lieu, de faire le bien, et enfin de comprendre la création divine avec les lois qui la gouvernent, afin que, pur de cœur par la connaissance qui vient du fils de Dieu, il soit admis à contempler face à face le mystère de la bienheureuse vision, pour avoir observé ce précepte de l’Écriture :

« Le jeûne est bon avec la prière. »

Or, jeûner n’est autre chose que s’abstenir généralement de tout mal, soit en action, soit en parole, soit même eu pensée. La justice est donc un ensemble complet dont toutes les parties, semblables à elles-mêmes, se correspondent exactement : paroles, actions, abstinence du mal, bonnes œuvres, connaissance parfaite, rien qui boite en elle ; rien qui blesse l’égalité, ni la droiture. De ce qu’un homme est juste, il est nécessairement fidèle ; mais de ce qu’il est fidèle, il n’est pas à dire qu’il soit juste. Je parle ici de cette justice progressive et consommée par laquelle le nom de Gnostique se confond avec celui de Juste.

« C’est ainsi que la foi d’Abraham lui fut imputée à justice, »

parce qu’il s’était élevé à quelque chose de plus grand et de plus parfait que la foi. Car on n’est pas juste pour s’abstenir uniquement du mal. Il faut de plus faire le bien et connaître pourquoi il est nécessaire de s’interdire telle chose, pourquoi il est nécessaire d’accomplir telle autre. Le juste, selon le langage de l’apôtre,

« acquiert l’héritage par les armes de la justice, par celles de droite, comme par celles de gauche ; »

il se défend avec celles-ci, il frappe avec celles-là ; car les armes défensives et l’abstinence de tout péché sont insuffisantes pour la perfection, si l’on n’y joint les œuvres de la justice et l’énergie du bien. C’est alors que, protégé de toutes parts et monté au faite de la connaissance, le juste se révèle et que le visage de son âme s’illumine de la même gloire que celui de Moïse, propriété qui, nous l’avons dit précédemment, caractérise l’âme du juste. De même que les couleurs de la teinture, en s’imprégnant dans la laine, l’affectent d’une certaine manière pour toujours, et la distinguent des autres laines, ainsi les traces du labeur moral disparaissent promptement de l’âme pour n’y laisser place qu’au bien et à la vertu : d’un autre côté, la volupté qui accompagne une action honteuse passe, et l’ignominie s’imbibe. Telles sont les marques visibles attachées à l’une et à l’autre âmes, sceau de glorification pour celle du juste, de condamnation pour celle du méchant. Il n’en faut point douter. Une vie dont tous les moments étaient consacrés à la justice, et d’augustes familiarités avec le Dieu qui lui parlait face à face, répandaient sur le visage de Moïse une splendeur étincelante qui s’échappait en forme de gloire : de même, par suite de la contemplation, dans la pratique de la prophétie et des bonnes œuvres, je ne sais quelle divine puissance de bonté s’attache à l’âme du juste, et imprime sur sa figure comme un sceau brillant de justice, espèce de rayonnement intellectuel que je comparerais volontiers à la chaleur du soleil, lumière unie à l’âme par la charité indéfectible, qui lui vient de Dieu, et lui apporte quelque chose de Dieu. Ainsi devient semblable au Dieu sauveur le Gnostique véritable, qui s’est élevé, dans la mesure que comporte la faiblesse humaine, jusqu’à la perfection « du Père qui est dans les cieux. » C’est ce Père de miséricorde qui a dit :

« Mes petits enfants, encore un peu de temps, et je suis avec vous. »

La bonté que Dieu possède par nature n’est pas la raison pour laquelle il « demeure éternellement heureux et incorruptible, sans souci d’aucune affaire, sans susciter aucun embarras à qui que ce soit » mais bienfaisant par une propriété de son essence ; Dieu véritable, père tendre, incessamment occupé à faire du bien, tels sont les motifs pour lesquels il demeure éternellement dans le même état de bonté. À quoi servirait une bonté oisive, qui ne se manifesterait point par des actes de bonté ?

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