Histoire de la Théologie Protestante

2.1. Prédominance exclusive de l’objectivisme ou la vieille orthodoxie luthérienne

2.1.1. Littérature et méthode théologique

C’est au sein des universités que nous retrouvons les docteurs les plus illustres et les défenseurs les plus autorisés de la scolastique luthérienne, si nous en exceptons quelques villes importantes, telles que Hambourg, Lubeck, Magdebourg, centre des travaux d’histoire ecclésiastique, Dantzig, Stettin, Gotha, Nuremberg et Stuttgart.

A) L’école orthodoxe

Wittemberg devint, après l’exclusion des disciples de Mélanchthon, la capitale de l’orthodoxie rigide, dans le sens de la Formule de concorde. Nous voyons, au dix-septième siècle, marcher, dans le sens de cette université, les facultés de Tubingue, Strasbourg et Greifswald, et, pendant quelques années, Giessen et les écoles de Dantzig, Hambourg et Lubeck. Après le triomphe définitif de la Formule de concorde, à la rédaction de laquelle les Wurtembergeois prirent une part si importante, Wittemberg vit ses chaires occupées, pour la plupart, par les théologiens les plus éminents de la Souabe. C’est de cette province que sont originaires Polyc Leyser l’ancien (1552-1610), continuateur de l’Harmonie des quatre Évangiles, commencée par Chemnitz, et terminée par Jean Gerhard ; George Mylius, Ægidius Hunn, mort en 1603, professeur à Marbourg, de 1576 à 1592, père de Nicolas Hunn, né à Lubeck, mort en 1643, l’un des principaux rédacteurs de la formule luthérienne du dogme de la prédestination[a] ; Léonard Hütter (1563-1616). Nous pouvons citer, parmi les autres théologiens éminents qui ont professé à Wittemberg : Balthasar Meisner (1587 jusqu’en 1626)[b], Jean Huelsemann (1629-1646)[c], plus tard professeur à Leipzig, controversiste acharné[d], esprit profond, mort en 1661 ; de 1650 à 1686, Abr. Calov, antérieurement professeur à Kœnigsberg, Rostock et Dantzig[e] ; son beau-père Quenstedt (1617-1688), et son gendre Deutschmann ; enfin, Balduin et Weller, prédicateur de la cour de Saxe.

[a] ÆHunnii Libelli IV de persona Christi, 1585. Articulus de providentia Dei, et æterna prædestinatione sive electione, 1605. Contre Huber. Epitome biblica, 1603.
[b] B. Meisner, Philosophie sobria, 1611.
[c] Breviarium theologise exhibens præcipuas fidei controversias, 1640.
[d] Calvinismus irreconciliabilis. Calixtinischer Gewissenswurm, 1654.
[e] Calov’s Biblia illustrata, 4 vol. in-fol., dirigée surtout contre les Annotationes in Veteris Testamenti et in libros evangeliorum de Hugo Grotius.

Tubingue rivalisa, au début, de talent et de réputation avec Wittemberg, grâce à Jacques Andréæ (Schmidlin) (1562-1590), Heerbrand, mort en 1600[f] ; Hafenreffer (1592-1619)[g], Etienne Gerlach, mort en 1612 ; Jean-George Sigwart (1587-1618)[h], André Osiander (1607-1627). — Les défenseurs de la κρύψις, Théod. Thumm (1618-1630), et M. Nicolai (1618-1650) ; Luc Osiander, le bourreau de Arndt, l’un de ces théologiens auxquels le Saint-Esprit semblait être apparu plus sous la forme d’un corbeau que sous celle d’une colombe, a dit Tholuck. Dans la seconde moitié du dix-septième siècle, Jean-Adam Osiander (1660-1697), auteur d’une Harmonie évangélique. Mentionnons simplement, en passant, Tob. Wagner, mort en 1680, théologien peu délicat. Les derniers orthodoxes rigides sont : Foertsch (1695-1705), Christophe Pfaff l’ancien (1685-1700), et Jœger (1702-1720). Christophe Reuchlin, mort en 1707, Hochstetter, mort en 1720, l’historien Weismann, tous trois partisans des idées de Spener, et le savant humaniste Christophe-Matthieu Pfaff le jeune, entraînèrent l’université de Tubingue dans une voie nouvelle.

[f] Jac. Heerbrand, Compendium theologiæ, 1575.
[g] Matthias Hafenreffer, Loci theologici, 1. III, 1600.
[h] Auteur d’un Compendium théologique, estimé dans le Wurtemberg.

Strasbourg, après avoir subi, au seizième siècle, l’influence des grands théologiens réformés Calvin, Bucer, Capito, Hédion, Pierre Martyr et Zanchi, s’était énergiquement prononcée pour les idées luthériennes, à la suite des controverses engagées entre Zanchi et Marbach. Toutefois, les opinions qui y étaient professées encore, dans les premières années du dix-septième siècle, n’avaient rien d’exagéré et de sectaire, et se rapprochaient des opinions de Spener, ami et protecteur du théologien strasbourgeois Jean Schmid (1623-1658). Des opinions plus accentuées ne tardèrent pas à s’y implanter, grâce à l’influence de Dorsche (1626-1658) et de Dannhauer (1635-1666). L’historien Bebel lui-même, dont Spener avait loué la piété vivante et modérée, et qu’il avait fait appeler à Wittemberg, s’y rattacha aux principes de l’orthodoxie rigide. Zentgraf (1695-1707) appartient à la même tendance. Seul le pieux théologien Seb. Schmidt (1654-1696) se distingue de ses collègues par sa piété biblique et pratique.

Nous pouvons ranger parmi les partisans de l’orthodoxie luthérienne rigide, à Giessen : Menno Hannecken (1626-1646), Haberkorn (1650-1676), Feuerborn, mort en 1656, et Balt. Mentser (1627) ; ces deux derniers, partisans de la κένωσιςç, professent des opinions christologiques plus modérées que celles des théologiens de Tubingue, et de leurs collègues Gisénius (Strasbourg, 1619 ; Rinteln, 1621) et Winckelmann, mort en 1626. Les idées nouvelles apparaissent à Giessen (sur laquelle elles jettent un nouveau lustre), avec H. May (1688), représentant distingué des idées de Spener, Gottf. Arnold, qui y occupa une seule année (1697) la chaire d’histoire, Jean-Ernest Gerhard (1697), Hedinger (1694), et Jean-Jacques Rambach.

Jacob et Frédéric Runge avaient encore professé, à Greifswald, dans les dernières années du seizième siècle, les principes de Mélanchthon, et avaient contribué à l’échec de la Formule de concorde en Poméranie. Un théologien passionné et fanatique, Balthasar de Krakiewitz, parvint, au dix-septième siècle, à rendre la Formule de concorde obligatoire pour les professeurs et les élèves de l’université, et à implanter à Greifswald la conception ultraluthérienne de la sainte cène, de la personne de Christ, et de la prédestination. Son œuvre fut continuée, dans le même esprit, par Balth. Rhaw, mort en 1638 ; le fanatique Battus, et un grand nombre de théologiens du même parti, et elle atteignit, vers 1693, son apogée, sous Frédéric Mayer, l’ennemi implacable de Spener. Les villes que nous avons déjà citées se distinguèrent, elles aussi, par leur orthodoxie rigide, dont le trait dominant est une haine aveugle contre la théologie et l’Église réformée. Contentons nous de nommer, à Hambourg, Jacq. Reineccius (1613), Edzard, et Erdm. Neumeister ; à Dantzig, après la période réformée de 1606-1616, Botsack, en 1643 ; Calov, le spadassin théologique Ægidius Strauch (1670-1682), enfin, l’indigne Schelwig.

Rostock, où fleurirent les tendances modérées mystiques et pratiques, contrasta longtemps avec les tendances extrêmes des autres universités. Chytræus eut pour successeurs Luetkemann, professeur de philosophie (1643) ; Grossgebauer, Paul Tarnov (1604-1637), et Jean Tarnov (1614-1629) ; J. Quistorp Ier (1615-1648), et J. Quistorp III (1647 jusqu’en 1661) ; Henri Millier, auteur estimé de traités d’édification (1653 jusqu’en 1675), et le moraliste éminent Schomer (1680-1693). Par contre, Affelmann (1609-1624), Jean Kothmann (1626-1650), Dorsche (1654-1659), et Jean König (1663-1664), auteur d’une Theologia positiva, appartinrent à la tendance scolastique, à laquelle Fecht (1690) joignit une opposition violente contre le piétisme. Citons enfin un penseur indépendant, Eilhard Lubinus (1596-1621), philosophe original, qui voyait dans le mal tout à la fois une nécessité et une simple négation[i].

[i] Lubinus, Phosphorus De prima causa et natura mali, 1596.

B) L’école de Calixte

L’école de Calixte lutta avec énergie contre la scolastique luthérienne, non seulement à l’université d’Helmstedt, fondée en 1576, à Altdorf, Rinteln, Kœnigsberg, mais aussi sur plusieurs points de l’Allemagne, en particulier dans le Sleswig-Holstein, patrie de Calixte ; en Suède, enfin, par l’organe de Terserus, Matthias et Strigzélius. Elle fut, du reste, bientôt détrônée, dans ce dernier pays, par la Formule de concorde.

A Helmstedt, George Calixte (1614-1656) eut pour collègues et pour disciples Titius (1649-1681), Hornéius (1619-1641), qui déclarait les bonnes œuvres nécessaires au salut ; son fils, l’ardent et délicat Ulrich Calixte (1657-1701). Le goût des études philologiques et historiques fleurit longtemps à Helmstedt. Mosheim, qui professa plus tard à Gœttingue, est le dernier représentant de cette tendance. L’indifférentisme confessionnel fit des progrès rapides, et l’on vit des princes évangéliques, sous l’influence mauvaise de Fabricius, permettre à leurs filles l’apostasie dans l’intérêt d’un brillant mariage et d’une couronne. Les tendances unionistes de l’école de Calixte allèrent jusqu’à des tentatives sérieuses de rapprochement avec les catholiques. Tel est le cas de Molanus, de Lockum, antérieurement professeur à Rinteln (1664), qui composa (1650) un Compendium théologique, avec le concours de deux autres disciples de Calixte, Mart. Eccard et Henichen. Nous pouvons ranger encore, parmi les disciples de Calixte, à Wittemberg, Jean Meisner ; à Iéna, Ernest Gerhard (1659-1668), fils de Jean Gerhard. Citons enfin, à Helmstedt, le célèbre Herm von der Hardt (1690-1713), qui débuta par des idées empruntées à Spener, et finit par tomber dans le rationalisme.

Parmi les professeurs de Kœnigsberg, citons : Myslenta, nature passionnée, véritable volcan qui vomissait sans cesse la boue et le feu (1619-1653) ; Abr. Calov (1640-1643), Jacq. Behm (1613-1648), au début ennemi acharné des réformés, plus tard syncrétiste comme son fils Mich. Behm (1640-1650) ; Latermann (1647-1652), et Christophe Dreier (1644-1688). Mich. Behm, Dreier, et Lev. Pouchen, furent députés, par l’électeur, au colloque de Thorn (1645). Le syncrétisme de Kœnigsberg facilita à Jean-Ernest Grabe son entrée dans l’Église anglicane, et au théologien Jean-Phil. Pfeiffer (1694), ainsi qu’à beaucoup de laïques, leur retour au sein de l’Église catholique. Kœnigsberg se montra plutôt hostile au piétisme jusqu’à la fin du siècle, et ne fut qu’en 1709 que Lysius, disciple de l’école de Francke, occupa une chaire à Kœnigsberg, et y introduisit les principes de Spener, avec le concours de Mic. Lilienthal, à partir de 1713.

Nuremberg, la ville des beaux-arts et des études littéraires et classiques, imprima son caractère à son université d’Altdorf. Altdorf, à ses débuts, se montra nettement mélanchthonienne ; plusieurs même de ses professeurs, Duernhofer, mort en 1594, et Maurice Heling, mort en 1595, embrassèrent le calvinisme. Le conseil de Nuremberg repoussa à l’unanimité la Formule de concorde, et reconnut au Corpus doctrinæ philippicum une valeur symbolique. L’orthodoxie luthérienne ne compte même, un moment, que trois défenseurs, Schopper (1598-1616), Jean Schröder, professeur à Altdorf (1611-1621), et Saubert, à Nuremberg. George König (1614-1626) se rapprocha toutefois de l’orthodoxie, tout en faisant des avances suspectes aux sociniens. L’influence d’Helmstedt et de Calixte se manifesta à partir de 1630. Hackspan, célèbre exégète de l’Ancien Testament, et partisan des idées de Louis Cappel, y devint professeur en 1636. Ses principes furent adoptés par Dürr (1651-1677) et par Jean Saubert le jeune, professeur successivement à Helmstedt (1660) et à Altdorf (1673).

La théologie flottante et indécise de Nuremberg et d’Altdorf s’offre à nous sous la forme la plus complète, dans les écrits de Dilher, appelé, en 1642, d’Iéna à Nuremberg. Le piétisme s’implanta aussi, plus tard, à Altdorf.

C) Iéna et Leipzig. Les docteurs et les méthodes dogmatiques.

La tendance intermédiaire, moins foncée que l’orthodoxie rigide, moins flottante que l’école de Calixte, est représentée à Leipzig, et surtout à léna, par une série d’hommes distingués, qui déployèrent, dans les diverses branches des sciences théologiques, une activité aussi savante que féconde, et comptèrent souvent leurs disciples par milliers. Iéna prit, vers 1600, un grand essor, grâce au génie de Jean Gerhard, qui constitua la triade johannique avec Jean Himmel et Jean Major. Sal. Glassius, auteur de la Philologia sacra, brilla à léna, de 1638 à 1640, et fut suivi par G. Chemnitz et par Jean Musæus, ce philosophe profond et délicat, qui professa de 1643 à 1681, que nous devons considérer comme l’un des plus grands théologiens du siècle, et comme l’égal de George Calixte et de Jean Gerhard. Spener a su se concilier la sympathie de Musaeus. Guillaume Baier, auteur d’un Compendium célèbre son temps (1673-1694), fit des leçons sur le vrai christianisme d’Arndt, et fut aussi, bien qu’avec la plus grande réserve, disciple de Spener. Sagittarius, historien éminent (1674-1694), a exprimé la plus grande sympathie pour H. Francke, et cet esprit modéré devint, grâce à Fr. Buddæs, la tradition de Leipzig pendant le dix-huitième siècle.

L’esprit de l’université de Leipzig est généralement modéré, comme l’attestent les écrits de Höpfner, auteur d’un traité célèbre sur le dogme de la justification (1631) ; de Martin Geyer (1639-1683), premier prédicateur de la cour avant Lucius et Spener ; du pieux Oléarius (1664) et de Rechenberg (1680-1721), l’ami de Spener. Jean Bénédict Carpzov l’ancien (1646-1657), reste exempt lui-même de cette âpreté inflexible, qui distingue, à Leipzig, les professeurs orthodoxes ; Hülsemann (1646-1661), Scherzer (1667-1683), Pfeiffer (1684) et Alberti (1671), qui ne purent cependant parvenir à donner le ton à l’université.

Brochmann, professeur de dogmatique (1633), représente dignement, à Copenhague, les principes de l’école d’Iéna ; mais un disciple de Calov, Masius, tente une union déplorable entre la défense quand même de l’absolutisme royal le plus extrême et l’orthodoxie la plus rigide, et se voit soutenu en Suède par Arsénius et Lundius.

Tous les théologiens que nous venons de nommer, ont composé principalement des ouvrages dogmatiques. Remarquons toutefois, que pour le seizième, et surtout pour le dix-septième siècle, la dogmatique comprend, outre la controverse, la morale, la théologie pratique, l’exégèse et l’histoire des dogmes, et que c’est elle qui règle et domine toutes ces diverses disciplines. Nous devons constater dans la méthode des progrès sérieux. La méthode des Loci, appuyée sur l’autorité de Mélanchthon, est celle que nous retrouvons dans les ouvrages de Jean Spangenberg (1540) (Margarita Theologica) ; Erasme Sarcérius, Chytræus (1555), Nicolas Hemming (Enchiridion theol., 1557, et Syntagma institutionum christ., 1574) ; Nicolas Solnecker (Inst. christ, relig., 1563) ; Victorin Strigel, édité par Pezel (1582-85) ; Martin Chemnitz, édité par Leyser (1591) ; en tête le grand docteur de l’Église luthérienne, Jean Gerhard.

[Joh. Gerhard, Loci theologici cum pro adstruenda veritate, tum pro destruenda quorumvis contradicentium falsitate per theses nervose, solide, et copiose explicati ; novem tomis comprehensum, 1609-1622. Edition Cotta, avec des suppléments importants, 2 vol. in-4o, 1762-1781. Edition Preuss., 1864. En outre : Confessionis catholicæ, in qua doctrina catholica et evangelica quam ecclesise Augustanæ Confessioni addictæ profitentur, Epitome, édition Joh. Gerhard, 2 volumes in-4o, 1661.]

Son traité se distingue par la piété, dont il est pénétré, par l’érudition scolastique et patristique qu’il révèle, par la richesse des idées, enfin par les définitions précises et par la sûreté des observations. Cet ouvrage a contribué dans une large mesure à l’affermissement de la doctrine luthérienne, a guidé les travaux du coryphée de l’orthodoxie Quenstedt, et constitue aujourd’hui encore une mine inépuisable de connaissances dogmatiques. Sa modération et sa douceur lui ont attiré l’estime des réformés et des catholiques. Une édition de ses œuvres a même paru à Genève. Léonhard Hütter, de Nellingen, près d’Ulm, a composé un Compendium théologique, qui suit de près la lettre des symboles[a]. Hütter se contente de résumer en des questions et des réponses courtes, précises, faciles à apprendre par cœur, les principaux points de la dogmatique luthérienne, avec quelques réflexions très brèves et des notes empruntées à Luther, Mélanchthon, Chemnitz et Ægidius Hunn. C’est bien là le type le plus parfait de la tradition luthérienne. Dans ses traités plus considérables, qui furent publiés après sa mort, il suit une marche plus scientifique, bien que tous ses écrits trahissent son peu de tact exégétique. Le but qu’il se propose avant tout, est de terrasser avec toutes les ressources et toutes les armes de la polémique Mélanchthon et les réformés. C’est dans le même esprit, qu’est conçu le traité dogmatique du Danois Brochmann[b].

[a] Première édition, 1610 ; nombreuses éditions ultérieures.
[b] A. Brochmanni Universæ theologiæ systema, 2 vol. Lipsiæ, 1638.

La méthode des Loci subdivise la matière dogmatique en une foule de fragments sans lien commun, et rend difficile une exposition serrée et logique. George Calixte[c], qui fit en 1613 ses débuts sur le terrain de la dogmatique, choisit la méthode analytique, qui fut adoptée bientôt par ses adversaires eux-mêmes, Calov[d], Dannhauer (Hodosophia) et Hülsemann. Cette nouvelle méthode, prenant pour point de départ un principe supérieur, cherche à en faire procéder tous les axiomes de la dogmatique par un enchaînement logique et par une argumentation serrée. Ce principe supérieur est le bonheur de l’homme rentré en possession de son Dieu. Scherzer[e] a ramené toute la dogmatique à vingt-neuf définitions, destinées à être apprises par cœur. La marche suivie par Calov, fut aussi adoptée par König[f], Quenstedt[g] et Baier[h].

[c] G. Calixti Epitome theologiæ, Gosl., 1619, avec une Disputatio de principio theologico.
[d] Ab. Calovii, Systema locorum theologicorum, 1675-77, 12 vol. in-4°.
[e] Joli. Ad. Scherzeri Systema theol., XXIX definitionibus absolutum, 1679.
[f] Theolog. posit. acroam., 1664.
[g] Theologia didactico-polemica, sive systema theologiæ, 1635-1702.
[h] Joh.-Guil. Baier, Compendium theologiæ positivæ, 1693.

Le dix-septième siècle reçut et se proposa pour mission la systématisation des principes affirmés par les réformateurs du seizième siècle, et dut, pour établir l’unité logique de la dogmatique évangélique, avoir recours aux lois fondamentales de l’entendement humain. Aussi dut-il chercher à découvrir et à montrer l’accord vrai et profond entre les lois universelles de la raison et la vérité évangélique. Si l’on se place à ce point de vue, on comprendra toute l’importance de la controverse, à laquelle donnèrent naissance les opinions de Daniel Hoffmann[i].

[i] Voir Gass, Geschichte der protestantischen Dogmatik, I, 1854. Henke, Calixt., I, 33. Thomasius, De controversia Hoffmannania, 1844.

Luther, tout en s’élevant avec énergie contre les prétentions de la philosophie et de la raison de prononcer en dernier ressort dans les questions religieuses, avait reconnu leur légitimité et leur valeur dans les questions de la vie civile et sociale. Il s’était proposé surtout d’affirmer et de défendre l’indépendance absolue de la foi, sans prétendre pour cela lui refuser le droit de recourir pour sa défense aux arguments de la science. Loin de là, il envisage comme une manifestation divine, et qui se justifie elle-même, ce que la raison naturelle considère comme une folie. Mais, d’un autre côté, comme on ne peut pas considérer le domaine de la raison naturelle et le domaine de la foi comme deux mondes hostiles, comme nous les retrouvons tous les deux dans la même individualité humaine, et que la foi ne peut pas faire usage d’un autre instrument rationnel que de celui de la raison naturelle, il s’agit avant tout, si l’on veut asseoir sur des bases solides la science de la foi, de définir avec précision les rapports qui existent entre elle et la raison. Luther n’a jamais formulé d’enseignement systématique et complet sur ce point, bien que l’on puisse reconnaître par plus d’un passage de ses écrits, que la philosophie d’Aristote avec ses catégories lui paraît insuffisante pour les besoins de la foi, et qu’il proclame la nécessité d’apprendre à parler dans un nouveau langage à la hauteur de la vérité nouvelle.

Daniel Hoffmann[j], que ses ennemis avaient accusé dès 1593 de professer les opinions prédestinatiennes de Calvin, et qui lui-même était un adversaire d’Ægidius Hunn, irrité, en outre, de l’enthousiasme, que Casélius et Corn. Martini cherchaient à faire revivre dans Helmstedt pour l’humanisme et pour la philosophie d’Aristote, soutint, à la gloire de la théologie luthérienne, et bien qu’il eût été naguère professeur de philosophie, que l’on doit envisager la raison comme l’ennemie jurée de toute révélation, et de Dieu lui-même, comme rendant, par l’hostilité même qu’elle professe contre la révélation, un témoignage éclatant à la vérité divine de celle-ci.

[j] Hoffmanni Propositio de Deo et Christi tum persona tum officio, 1598.

[Bayle lui reproche d’avoir fait de Dieu l’auteur du mal per accidens. Dictionnaire, II, 489. Hoffmann accusait Hunn de s’écarter de l’enseignement de la Formule de concorde sur le dogme de l’élection. Il substituait la foi prévue à l’élection, qui n’a aucune racine en nous. Il ne craignit pas de reprocher aux théologiens de Wittemberg, et aux réformés leur enseignement hérétique, tant était grande son ardeur belliqueuse.]

Tout ce qui est contraire à la raison est favorable à Dieu. Aussi repoussait-il avec énergie toute argumentation rationnelle dans les questions théologiques. La philosophie, disait-il, est une œuvre charnelle, source intarissable d’impureté, d’idolâtrie et de magie. Il provoqua ses collègues, Casélius et Martini, professeurs de philosophie, en déclarant, que l’Église primitive avait appelé avec raison les philosophes les patriarches des hérétiques. Pour lui tout ce qui est faux en philosophie est vrai en théologie. Les philosophes sont des hommes irrégénérés, qui n’enseignent sur Dieu que des faussetés et des mensonges. Aucun homme ne peut avoir même l’idée de Dieu, s’il n’est point né de nouveau, et la raison est d’autant plus dangereuse pour la foi, que ses prétentions grandissent avec ses prétendues découvertes. L’étude de la philosophie fait tomber les âmes dans la damnation éternelle.

[C’est, disait-il, une proposition monstrueuse que cette formule de la Sorbonne : La vérité est la même en philosophie et en théologie. Les adversaires répliquaient, que Dieu étant la vérité, c’est un blasphème que d’enseigner une double vérité.]

Böscher, l’adversaire opiniâtre de Calixte, était animé du même esprit, quand il déclarait que toute science, qui ne repose pas sur la Parole, conduit au monde, et est inimitié contre Dieu et pure idolâtrie, que c’est le diable, qui a donné à la raison naturelle les lois qui la régissent et sa devise orgueilleuse : Vous serez comme des dieux.

Il n’est pas besoin de signaler l’étroitesse manifeste d’une semblable théorie. Nous nous trouvons ici en face de l’équivalent théorique de l’antinomisme pratique, tous deux si pénétrés et si convaincus de la puissance infinie du principe de la foi, qu’ils envisagent comme une attaque de l’incrédulité contre l’Évangile toute étude reposant sur une base soit morale, soit intellectuelle. Hoffmann est pénétré de l’idée, que la philosophie ne veut pas s’arrêter aux formules, mais qu’elle veut aborder aussi les questions religieuses et morales avec son esprit irrégénéré, par conséquent pécheur et corrompu, et aboutissant fatalement au pélagianisme ou à l’athéisme. Ses adversaires aristotéliciens, Jacques Martini, entre autres, dans son Miroir de la raison, ne prétendent pas assigner à la philosophie une vérité autre que celle de la théologie. Ce qu’ils veulent acquérir surtout, c’est une autre voie de connaissance d’une partie des vérités théologiques que la connaissance formulée par l’orthodoxie rigide. Ils négligent la certitude intrinsèque de la foi et le témoignage qu’elle se rend à elle-même, pour retomber dans la simple foi historique. La controverse devait donc aboutir à cette question capitale : La philosophie constitue-t-elle une source sui generis de connaissance des vérités religieuses, ou possède-t-elle, en vertu de ses propres lois, une partie plus ou moins considérable de cet ordre de vérités, que la théologie emprunte aux saintes Écritures ? La réponse affirmative réduisait la théologie à la simple connaissance historique, et lui assignait un rôle secondaire et inférieur en face de la philosophie, qui s’était réservé la part du lion, et qui croyait pouvoir démontrer a priori la justice et la miséricorde d’un Dieu sauveur. Hoffmann, bien que ses idées fussent assez obscures sur plus d’un point, pressentait toutefois que si l’on reconnaissait la puissance et l’indépendance relatives de la philosophie, et que si l’on ne laissait plus à la science théologique qu’une valeur historique, la raison orgueilleuse en viendrait à proclamer son affranchissement absolu en face de la révélation, et à jouer un rôle terrestre et antireligieux. La controverse n’aboutit à aucun résultat sérieux. Les collègues d’Hoffmann portèrent plainte auprès du prince, qui le contraignit à se rétracter et à se démettre de ses fonctions (1601). Hoffmann mourut en 1611.

L’influence exercée par George Calixte amena une transformation complète dans les sentiments de l’université d’Helmstedt. A l’antipathie profonde que professaient pour l’humanisme et pour la philosophie un Heshus, un Hoffmann, un Strube, succéda un réveil remarquable des études philologiques et philosophiques. La tentative de Pfaffrad d’introduire la philosophie de Ramus à l’université, échoua devant les convictions aristotéliciennes de Corn. Martini (1568-1621). La philosophie joua bientôt un grand rôle dans les études universitaires des facultés luthériennes de théologie. La méthode adoptée fut celle du moyen âge, la dialectique à outrance et l’argumentation contre tout venant. Les discussions scolastiques jouèrent un grand rôle dans l’éducation intellectuelle de la jeunesse. La philosophie occupa une large place dans les cinq années d’études universitaires.

[Henke voit dans cette controverse le point de départ du rationalisme, et s’appuie sur le fait, qu’on employa dès ce moment les termes de rationistæ, ra iocinistæ. Nous estimons, que c’est trop tôt, ou trop tard.]

Malgré les scrupules du petit nombre, les théologiens ne virent dans les écrits d’Aristote qu’une méthode, qui s’appliquait indifféremment à la systématisation des principes les plus contradictoires, un simple appareil, dont il était loisible à toutes les écoles de se servir. On ne s’en tint pas là, et on accepta tout le bagage aristotélicien du moyen âge, ontologie, logique et métaphysique, sans pourtant pousser le respect jusqu’à nier avec Aristote la création ex nihilo. Tous les termes les plus abstraits du langage aristotélicien, catégories de substance et d’accident, de puissance et d’acte, les principes de race et d’individu, de fini et d’infini furent appliqués directement à la théologie. Comme les sociniens prenaient pour point de départ de leur système l’ignorance naturelle de la raison, et en concluaient que les vérités éternelles elles-mêmes n’ont qu’une valeur empirique et positive, théorie qui se rapproche de la conception catholique, la théologie luthérienne se crut obligée de défendre et de revendiquer les droits de la raison et de la philosophie, tout en conservant la formule symbolique du dogme du péché originel. Jean Gerhard combattit le premier la thèse antiphilosophique des sociniens, et reconnut à la raison une certaine faculté de connaître Dieu, faculté qui ne la dispensait pas toutefois de la nécessité de se soumettre à la révélation. Les théologiens furent peut-être aussi soutenus par la grande pensée, que la Réformation a voulu rétablir dans tous ses droits la véritable nature humaine, et lui montrer le lien, qui la rattache au christianisme. Ainsi donc au dix-septième siècle, la philosophie était envisagée par les luthériens comme une sœur cadette aimée et respectueuse de la théologie.

La controverse au sujet des Articuli puri et mixti, qui se rattache à la question, que nous venons d’étudier, nous permettra de constater comment les docteurs luthériens du dix-septième siècle comprenaient les rapports entre la révélation historique et la raison, et cherchaient à résoudre la question de savoir si la révélation et la raison constituent deux sources de connaissance de la vérité égales en valeur, ou ne diffèrent que de degré, et se rattachent toutes deux au même principe.

[Nous retrouvons dans la morale une question aussi importante, celle des rapports entre la morale naturelle et la morale chrétienne. Hugo Grotius avait déjà abordé cette question, que Pufendorff traita à fond. Ce dernier ne vit dans le christianisme que la promulgation, ou la confirmation des principes communs à l’humanité entière.]

Les Articuli puri sont ceux que la Parole de Dieu peut seule révéler, et qui constituent la foi de l’âme dans la divinité des saintes Écritures ; les Articuli mixti renferment des enseignements partiellement connus de la raison ; mais comme celle-ci est faillible de sa nature, et a été, en outre, obscurcie par le péché, on ne peut savoir quelle valeur assigner à ses enseignements, et ceux-ci n’acquièrent de puissance sur l’âme, que quand ils ont été confirmés par la révélation divine renfermée dans les Écritures. Nous connaissons l’existence de Dieu par les arguments de la raison, mais la révélation seule nous fait croire en lui. Telle est l’argumentation de Calov, de Quenstedt, de Hollaz et de Baier. La révélation de Dieu n’est renfermée que dans la Bible. La foi est donc considérée comme une puissance supérieure, comme une faculté préférable à la simple argumentation rationnelle, et c’est là un fait vrai et réel, si l’on n’abaisse pas la foi à ne plus être qu’une simple certitude historique. Mais on peut se demander alors si l’on ne doit pas assigner à la raison générale quelques-uns des caractères de la foi, et si l’on doit renfermer l’idée de révélation dans les limites de la seule révélation objective et historique ? Il est de plus parfaitement certain que la conscience chrétienne ne pourrait accorder qu’une confiance médiocre aux arguments de la raison, s’il était vrai que la foi, bien loin de les ratifier, est en contradiction formelle avec eux. Ce qu’il faut, c’est que les prémisses de la raison attendent de la foi leur confirmation et leur puissance. Mais, comme il existe plusieurs degrés de certitude, rien ne prouve que les arguments rationnels ne soient pas nécessaires pour servir d’intermédiaires entre l’âme humaine et la révélation. Les théologiens luthériens du dix-septième siècle sont unanimes pour déclarer que la théologie ne doit pas contredire les lois formelles de la logique, mais ils ne considèrent pas les données de la ratio recta (de la raison primitive) comme les ambassadeurs officiels du christianisme et de la raison auprès de l’âme humaine. La raison, dans sa condition actuelle d’ignorance, est incapable de distinguer les véritables données de la raison pure, et doit s’en remettre implicitement au jugement de la révélation. Bien qu’elle participe dans une certaine mesure à la révélation divine, la raison n’a aucun droit au titre de révélation exclusivement réservé à la révélation positive.

Le dix-septième siècle va plus loin encore, et substitue au principe de la révélation vivante de Dieu l’élément secondaire, c’est-à-dire les documents historiques de l’Ancien et du Nouveau Testament. Il envisage la foi non plus comme la transformation par l’esprit de Christ de la raison humaine, devenue libre, vivante et convaincue de la vérité de son principe, mais comme l’acceptation pure et simple par l’intelligence et par la mémoire des enseignements renfermés dans la tradition scripturaire et ecclésiastique. La théologie scolastique luthérienne est tellement absorbée par la définition de la pure doctrine, qu’elle néglige la question décisive du mode d’assimilation vivante du christianisme par l’âme. Le chrétien doit être plus désireux de posséder la formule infaillible, que d’être transformé tout entier par l’acceptation personnelle de la révélation chrétienne.

On est en droit d’en conclure que la distinction établie au dix-septième siècle entre les vérités de la foi, et les vérités de l’ordre rationnel, n’a contribué en rien à établir nettement les rapports entre le christianisme et la raison, la foi et la science, et qu’elle accorde à l’esprit humain trop et trop peu. Elle reconnaît, en effet, dans les articles mixtes la faculté de la raison de saisir Dieu par elle-même, tandis qu’en fait la raison ne peut rien connaître sans le secours de Dieu, et de sa révélation qui n’est pas exclusivement renfermée dans les Écritures seules. Nous pouvons constater aussi la prépondérance de la métaphysique aristotélicienne sur la théologie, qui ne semble envisager en Dieu que ses seuls attributs métaphysiques, et relègue dans l’ombre son essence morale, qui se révèle historiquement en Jésus-Christ sous la forme de l’amour, et qui devrait être le centre de la vie religieuse comme de la science. La théologie maintient aussi la corrélation de tous les attributs divins, et la négation de toute réalité objective de leurs différences, ce qui ramène l’idée de Dieu à une simplicité froide et sans vie, qui compromet l’économie de la révélation entière[k].

[k] Dörner, Abhandlung über die Unverænderlichkeit Gottes, Jahrbücher fur deutsche Theologie, 1857.

Si elle accorde trop de privilèges à la raison, la théologie, par contre, n’est pas assez juste envers l’esprit humain. Nous devons admettre l’existence d’une raison éclairée par la révélation chrétienne. La révélation n’aurait aucune raison d’être, si l’âme humaine était incapable de constater, qu’elle est, et pourquoi elle est la vérité. D’après la définition les deux sources de connaissance, la raison et la Bible doivent embrasser la même matière dans leurs rapports avec les Articuli puri, qui appartiennent, comme nous l’avons vu plus haut, aux deux domaines. Pour ne point donner arbitrairement la préférence à l’une de ces deux sources distinctes d’une même vérité, on devait les soumettre à une règle impartiale, qui leur assignât et leur rôle et leur rang. Au lieu d’agir ainsi, les théologiens du dix-septième siècle attribuèrent d’emblée le premier rôle à la Parole de Dieu au détriment de la raison. D’après eux l’âme humaine ne peut acquérir la connaissance certaine d’aucune vérité, pas même de l’existence de Dieu, en dehors de la révélation scripturaire. Ce sont les saintes Écritures, leur inspiration, leurs miracles qui doivent, d’après ces théologiens, faire naître dans notre âme la foi en Dieu, comme si un incrédule pouvait accepter directement et avec joie les enseignements de l’Écriture, sans avoir jamais cru en Dieu[l].

[l] Harries, De articulis puris et mixtis, mémoire de concours, couronné par l’université de Gœttingue.

Le théologien le plus rapproché de la vérité dans cette question est Jean Musæus, qui a lutté contre les premières tentatives du déisme anglais, contre Herbert de Cherbury aussi bien que contre Spinosa, et a formulé les principes d’une théologie naturelle[m]. Musæus reconnaissait que la raison naturelle peut découvrir et formuler avec ses seules lumières les cinq axiomes d’Herbert, mais il ajoutait, qu’il y a un abîme entre la connaissance et la pratique de la vérité. L’âme humaine a besoin, pour accomplir le bien, d’une force surnaturelle et divine, que le christianisme est seul capable de lui communiquer. Le péché doit être expié devant Dieu, et présuppose un médiateur, qui est Jésus-Christ lui-même. Musæus répond à Spinosa, qui dans son traité théologico-politique réclamait la liberté de pensée sans autre limite que le respect pour la piété, que la piété véritable ne saurait être distinguée de la connaissance de Dieu, et qu’elle ne peut pas se contenter du vide de la pensée. La piété n’est pas, en effet, la simple obéissance envers Dieu et la pure acceptation de la volonté divine, car cette obéissance et cette acceptation ne sont possibles que pour l’âme, qui connaît l’essence divine. Or, la piété n’est qu’un mot vide de sens en dehors de la rédemption, et la rédemption elle-même présuppose une vérité positive, que la piété doit connaître, et dont elle doit faire son inspiration et sa nourriture. Il existe donc une grande différence entre la théologie révélée et la théologie naturelle, et l’homme ne peut pas attendre son salut des seules lumières de sa raison, qui ne lui révèle que la loi inflexible, qu’il a violée, et le châtiment inexorable, qui sera son salaire. Musæus a su constater aussi dans sa polémique contre Herbert, que la théologie naturelle manifeste la pauvreté et les aspirations de l’âme pécheresse et que la révélation positive peut seule la consoler et lui suffire. C’est par le développement de sa vie morale que l’homme peut acquérir une conviction rationnelle de la vérité du christianisme. Sa conscience retrouve dans l’Évangile la réponse à tous ses doutes, l’exaucement de ses plus secrets désirs, et sa raison, pénétrée des lumières de l’Évangile, lui révèle l’union féconde de la nature et de la grâce.

[m] J. Musæus, De luminis nature et ei innixæ theologiæ naturalis insufficentia ad salutem, contra Herbertum de Cherbury, 1667. Tractatus theologico-politicus, ad veritatis lancem examinatus, prsæide J. Musæo, 1674.

Musæus est peut-être le seul théologien luthérien de cette période, qui ait su déployer autant de perspicacité et de largeur d’esprit. Comme les théologiens scolastiques de cette période mettent l’accent exclusivement sur la pureté de la doctrine, et ne voient dans le christianisme qu’un ensemble de doctrines mystérieuses, dont la foi seule peut s’approprier les bienfaits, l’Église luthérienne fut exposée à tomber dans un intellectualisme sans vie, appelé à reproduire et à développer les articuli puri sous une forme traditionnelle et desséchante, et à donner aux articulis mixtis des développements théologico-philosophiques. Cette seconde méthode pouvait ouvrir une large porte aux abus les plus graves. La théologie se trouvait, en effet, acculée dans une position fausse et sans issue, si elle reconnaissait l’indépendance relative de la raison, tout en réservant à la révélation seule le privilège de convaincre l’intelligence et de lui communiquer la certitude. En effet, du moment où la Bible ne s’imposait pas à l’acceptation aveugle de l’âme, en s’appuyant soit sur l’autorité de l’Église, soit sur la tradition, elle devait nécessairement recourir à des arguments rationnels, quels qu’ils fussent d’ailleurs, pour établir sa supériorité sur la raison naturelle, et la méthode intellectualiste devenait dès lors insuffisante. Aussi sommes-nous amenés à étudier le point de vue, sous lequel la dogmatique du seizième et du dix-septième siècle a envisagé le principe matériel de la Réforme et le principe de la certitude chrétienne.

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