Ce n’est pas encore la vie pastorale au sens direct et actif ; ce sont les rapports avec la société en général, mais envisagés au point de vue et dans l’intérêt du ministère. — Point d’office encore, seulement des devoirs. — Toutefois, c’est un commencement de ministère ; c’en est le bord. L’empreinte pastorale peut se montrer déjà dans ces rapports généraux. Il faut, sinon que la conduite du pasteur, dans ces rapports généraux, l’annonce comme pasteur, du moins qu’elle réponde à cette qualité ; sinon qu’on le reconnaisse pasteur, du moins qu’on ne s’étonne pas d’apprendre qu’il est pasteur. Ce doit être là sa règle et sa mesure. Il est important pour le ministre de se bien surveiller dans les rapports sociaux. Il est la ville bâtie sur une montagne ; il est, aux yeux du monde, le représentant des idées chrétiennes, et le grand nombre jugent le christianisme d’après lui : cela ne les excusera pas peut-être, mais cela nous accusera.
Le ministre est le chrétien officiel, c’est l’homme symbole ; il l’est à tous les moments : ceux donc qui ne seront pas tentés de juger le christianisme d’après lui, le jugeront, lui, d’après le christianisme qu’il prêche. [Au fond, ces deux choses ne sont pas des alternatives ; elles existent toutes deux : on nous jugera d’après le christianisme et le christianisme d’après nous. On ne se croira pas obligé de faire mieux ni de valoir mieux que le pasteur ; et d’un autre côté, on le voudra aussi parfait que sa doctrine.] On veut que ce soit une même chose de le voir et de l’entendre. — Et chacun sait très bien ce qu’il doit être, car chacun sait très bien ce que doit être un chrétien ; et si chacun s’appliquait à soi-même la règle qu’il applique au pasteur, chacun serait un modèle. [On composerait la morale la plus exquise des exigences de chaque homme à l’égard du prochain, et la morale la plus relâchée des exigences envers soi-même. En face de ces deux dangers, le pasteur serait tenté au désespoir, s’il ne cherchait sa force plus haut que le monde et que lui. Le monde fait même plus que de juger : il impose une conduite.] Ses prétentions sont en apparence contradictoires. Il semble qu’à la fois il veuille le pasteur parfait et le veuille vulgaire[a]. Mais tenons pour certain qu’il sait ce que le pasteur peut et doit être. Il est difficile au ministre comme au chrétien d’être agréable à tout le monde ; [et c’est une parole qu’il ne doit jamais oublier que celle-ci : Malheur à vous lorsque tous les hommes diront du bien de vous ! (Luc 6.26)] Mais il lui est possible de se rendre approuvé de tout le monde. Il peut dire au monde comme saint Paul : Dieu nous connaît, et je crois que vous nous connaissez aussi dans vos consciences. (2 Corinthiens 5.11) Dans un sens, il faut qu’il cherche cette approbation. Il faut, dit saint Paul, que le pasteur ait un bon témoignage de ceux qui sont hors de l’Eglise ; (1 Timothée 3.7) à plus forte raison, sans doute, de ceux qui sont dans l’Eglise. — Ainsi l’approbation du monde, pour tout ce dont le monde peut juger, est une chose qu’il faut chercher et qu’on peut obtenir.
[a] Esaïe 30.10 ; Matthieu 11.17 : Nous avons joué de ta flûte devant vous, et vous n’avez point dansé ; nous avons chanté des complaintes, et vous n’avez point pleuré.
Il est à la fois utile et encourageant de se mettre cela dans l’esprit, tout en se prescrivant pour but et pour règle suprême de se rendre approuvé de Dieu, (2 Timothée 2.15) et en étant prêt à dire au monde, lorsqu’il nous condamne dans ce qu’il n’entend point : Pour moi, il m’importe fort peu d’être jugé par vous, ni par aucun jugement d’homme. (1 Corinthiens 4.3) Si je cherchais à plaire aux hommes, je ne serais pas serviteur de Christ. (Galates 1.10) — [Si la conséquence rigoureuse est honorée même dans le mal, à combien plus forte raison le sera-t-elle dans le bien !] — La condamnation du monde pour nos actes de fidélité n’est jamais une flétrissure, ne nous expose jamais à la déconsidération ; il y a de la gloire dans cet opprobre, tandis que toute complaisance ou concession mondaine affaiblit dans tous les sens notre ministère et nous attire la déconsidération.
Voyons maintenant quels sont les principaux traits sous lesquels le ministre doit se produire dans les rapports généraux de la société.
Cette qualité fait partie de la vie relative, Il faut que l’évêque soit grave. (1 Timothée 3.2) C’est une des premières choses que dit saint Paul ; c’est la première que dit le monde.
Nos traducteurs emploient les mots grave et gravité pour rendre :
- Κοσμιος (1 Timothée 3.2), traduit par Luther, sillig ; par De Wette, anstœndig et par les Anglais, of good behaviour.
- Σεμνος (1 Timothée 3.11, en parlant de la femme du pasteur), traduit par Luther et De Wette, ehrbar ; et par les Anglais, grave.
- Σεμνοτης (Tite 2.7), traduit par Luther, Ehrbarkeit ; par De Wette, Würde ; et par les Anglais, gravity.
La gravité (du mot gravis) est le poids plus ou moins considérable, dont pèse un intérêt, un mal, etc. Dans la vie extérieure et dans les mœurs, c’est tout ce qui annonce qu’un homme porte le poids d’une grande pensée ou d’une grande responsabilité. Le ministre est dépositaire d’une si grande pensée et d’une si grande responsabilité, que la gravité est la décence de son état. On pourrait la définir l’empreinte du respect que nous portons à l’objet de notre mission.
Il est clair que la gravité extérieure n’est vraie et recommandable, qu’en tant qu’elle répond à une gravité intérieure, qui est le sentiment du poids et de la responsabilité dont on est chargé. La gravité n’est pas un mystère du corps pour cacher la faiblesse de l’esprit.[b]
[b] La Rochefoucauld, Réflexions morales, 257.
Rien n’est plus contraire à la gravité que l’affectation de la gravité : Une gravité trop étudiée, dit La Bruyère, devient comique ; ce sont comme des extrémités qui se touchent, et dont le milieu est dignité ; cela ne s’appelle pas être grave, mais en jouer le personnage : celui qui songe à le devenir ne le sera jamais. Ou la gravité n’est point, ou elle est naturelle ; et il est moins difficile d’en descendre que d’y monter.[c].
[c] La Bruyère, Les Caractères ; au chapitre : Des Jugements.
Mais il faut bien moins encore, affecter le contraire. [On a vu des ecclésiastiques qui, pour trop vouloir éviter d’effaroucher, ont fini par se compromettre. Cela s’est vu surtout chez les catholiques, parce que la qualité du prêtre, ses habitudes et son costume tranchent avec le monde, et que la frivolité par laquelle on voudrait abattre cette barrière, la fait mieux voir.] Ne pourrait-on point faire comprendre aux personnes d’un certain caractère et d’une profession sérieuse, pour ne rien dire de plus, qu’ils ne sont point obligés à faire dire d’eux qu’ils jouent, qu’ils chantent et qu’ils badinent comme les autres hommes ; et qu’à les voir si plaisants et si agréables, on ne croirait point qu’ils fussent d’ailleurs si réguliers et si sévères ? Oserait-on même leur insinuer qu’ils s’éloignent par de telles manières de la politesse dont ils se piquent, qu’elle assortit au contraire et conforme les dehors aux conditions, qu’elle évite le contraste, et de montrer le même homme sous des figures différentes, et qui font de lui un composé bizarre ou un grotesque ?[d].
[d] La Bruyère, Les Caractères ; au chapitre : Des Jugements.
La gravité se montre dans les mœurs en général, et dans les discours en particulier.
Sous l’idée générale de mœurs, je trouve la société, les récréations, les occupations et le costume.
Quant à la société, il ne faut pas sans doute ne voir qu’une espèce de personnes, de peur d’accréditer la fâcheuse idée que le ministre n’est pas homme ; mais il faut, avec plus de soin encore, se garder d’être vu partout. Le pasteur est un homme sociable, non un homme de société, encore moins un homme du monde. Qu’il se rende rare, si ce n’est par la charité, à laquelle seule il est permis de le rendre vulgaire.
[Un homme qu’on voit partout ne peut inspirer une opinion respectueuse. Le jugement qu’on porte d’un pasteur répandu dans la société est très peu favorable. On l’accuse de ne pas sentir ses devoirs et le besoin de la solitude. La société multiplie les occasions de faire le bien, mais bien plus encore les tentations de faire le mal.] — Ensuite, il y a des hommes que le pasteur ne doit voir ni chez lui ni ailleurs. Saint Paul dit à Timothée de qui il doit s’éloigner : de tous les hommes dont la vie est mauvaise, et surtout de ceux qui ont les apparences de cette piété dont ils ont renoncé la force. (2 Timothée 3.5)
[Plus qu’un autre, le ministre doit choisir ses relations. On sera délicat à sa place, et par conséquent sévère, s’il ne l’a pas été lui-même.] Il ne s’agit pas seulement d’un extérieur à conserver, de convenances à ménager, mais d’un danger réel à fuir. C’est aussi pour le ministre qu’est cette parole :
Ne vous abusez pas, les mauvaises compagnies corrompent les bonnes moeurs. (1 Corinthiens 15.33) — Les étrangers ont dévoré sa force, et il ne l’a point connu ; ses cheveux ont blanchi, et il ne s’en est point aperçu ; (Osée 8.9) et celle-ci : Celui qui aime le danger périra dans le danger.
Comment chercherait-il la mauvaise société, lorsque la bonne lui est si nécessaire, et qu’il ne saurait être trop entouré, trop appuyé de ceux qui craignent Dieu ? Massillon veut que le prêtre ne voie que des prêtres : Souffrez, dit-il, que je vous réponde ici ce que saint Paul reprochait autrefois à des disciples qui, loin de s’adresser à leurs, frères pour finir leurs contestations, s’adressaient à des juges gentils : Sic non est inter vos sapiens quisquam ? Quoi ! vous ne sauriez trouver parmi, vos confrères des ministres sages et aimables pour vous délasser avec eux du sérieux de vos occupations ? Sic non est inter vos sapiens quisquam ? Est-il possible, qu’au milieu de tant d’ecclésiastiques d’une société douce, édifiante, honorable pour vous, vous ayez besoin d’appeler le monde à votre secours, et chercher des délassements où vous ne devriez porter que vos fonctions et vos peines ?[e] – [Ce serait pourtant une exagération que de s’en tenir rigoureusement à une telle règle.] Il ne faut pas accréditer la fâcheuse idée que le ministre n’est pas un homme, ni le priver de ce que la société peut lui donner, lui apprendre. [Du reste,] le pasteur a une famille, un intérieur, domestique, qui peut, au besoin, lui tenir lieu d’une société plus variée. [Les anciennes relations contractées sous de fâcheux auspices sont souvent très embarrassantes. Il ne faut pas mépriser le passé et rompre ces relations. Tout est providentiel : Dieu peut se servir de l’un pour bénir l’autre. S’il est impossible de les conserver, il faut les dénouer, mais sans les déchirer. Quant aux relations de parenté, il ne faut ni les rompre, ni les dénouer, mais les sanctifier. La famille est la première paroisse du pasteur.]
[e] Massillon Discours sur la manière dont les ecclésiastiques doivent converser avec les personnes du monde. Première réflexion.
Récréations ou délassements. — Il est difficile de donner là-dessus des règles bien précises. Quand j’aurai dit que le ministre a besoin, comme un autre homme, de récréations ; quand j’aurai dit, d’un autre côté, qu’il y a des récréations qui, ne scandalisant pas chez un simple fidèle, peuvent, de la part d’un ministre, scandaliser les faibles ; que tout ce qui est permis n’édifie pas et que le ministre de Jésus-Christ doit toujours édifier ; enfin que, jusqu’à un certain point, les convenances varient avec les lieux, — j’aurai tout dit : le bon sens dit le reste. Seulement je rappellerai à de jeunes candidats le mot de l’apôtre : Que personne ne méprise ta jeunesse. (1 Timothée 4.12) Malgré la forme, c’est bien un précepte. Et puis, l’apôtre a soin de dire à Timothée : Fuis les désirs de la jeunesse. (2 Timothée 2.22) C’est le seul moyen de garantir sa jeunesse de mépris. Et l’on conçoit que les restrictions sont plus de saison dans la jeunesse que plus tard. — [Il faut prendre garde de se pencher du côté où l’on penche déjà. Il y a des amusements auxquels il faudrait renoncer : la chasse, le jeu, le spectacle ; sous une certaine forme, la musique, et en général, le goût passionné pour quelque art. Aucune de ces choses ne peut convenir à un ministre ; l’effet n’en serait pas bon sur lui, et il s’exposerait à être blâmé.]
Il doit aussi éviter d’être vu sans nécessité dans les lieux, même les plus honnêtes, où le public vient se divertir. On ne peut se répondre ni de la compagnie qu’on y trouvera, ni de ce qui s’y passera. — [C’est bien le ministre qui peut prendre pour lui cette maxime : Il vaut mieux aller dans une maison de deuil que dans une maison de festin ; car en cela on voit la fin de tout homme, et le vivant le met dans son cœur. (Ecclésiaste 7.2)
Nous n’entendons pas que toutes ces abstinences rendent saint celui qui se les impose. Tel qui ne se les impose pas, bien qu’en cela il ait tort, est peut-être plus saint que tel qui ne s’en épargne aucune. On peut couler le moucheron et avaler le chameau. (Matthieu 23.24)
Quant aux occupations, nous ne disons pas encore que le ministre doit, selon le précepte apostolique, (1 Timothée 4.15) se préoccuper de ces choses (c’est-à-dire de son ministère) et en être toujours occupé ; nous y viendrons : mais, sous le rapport de la gravité, et supposant plus de loisir au pasteur qu’il ne lui est permis d’en avoir, nous disons que toute occupation n’est pas d’accord avec la gravité du ministère. Je n’aime pas les exploitations agricoles, industrielles : que le ministre, s’il a du bien, en prenne soin, mais qu’il réduise au nécessaire cette sorte d’occupations ; dans ce genre, la réputation même d’habileté lui nuirait.
Le costume, ou plutôt la mise (car nous ne parlons pas du costume officiel ou des insignia du pasteur en fonctions publiques), le costume a le double objet d’avertir celui qui le porte et les autres.
L’importance de cet insigne varie avec le temps, temps, peu ami des métaphores dans la vie sociale, ou peut-être en recherche d’autres symboles, semble disposé à abolir peu à peu le costume solennel. Mais personne ne doit se hâter d’en donner l’exemple. (Il en est à peu près comme des néologismes dans la langue, puisque le costume est un langage.) Dans tous les cas, il faut l’accepter franchement. — Il restera toujours ceci, c’est que l’habit du ministre, s’il n’est pas exclusivement affecté au ministre, doit avoir un caractère uniforme et invariable, tandis que l’homme de toute autre profession peut varier sa mise.
Il vaudrait encore mieux ne porter aucun costume que de le désavouer en quelque sorte par la négligence, et la malpropreté[f].
[f] La propreté, demi-vertu, qui peut se rattacher à une vraie et entière vertu.
Gravité dans les discours. — Parler peu est une première règle. Plaisanter peu, en est une seconde[g]. Discuter modérément, abréger les discussions, en est une troisième. Ne pas avoir le verbe haut et la parole retentissante, en est une quatrième. Il ne criera point, il n’élèvera point la voix (Esaïe 42.2). Le calme est imposant. La paix, foudre muette : Le Dieu de paix écrasera Satan sous vos pieds. (Romains 16.20) J’ajoute le soin de parler plutôt des choses que des personnes. Je n’entends point seulement le soin d’éviter la médisance, ce qui va bien sans dire, mais tout ce qui sent la curiosité et ressemble au commérage. Je n’aimerais guère pourtant une réserve affectée.
[g] Ephésiens 5.4 (Ευτραπελια ; scurrilitas). Nugæ in aliis sunt nugæ, in sacerdotibus blasphemiæ. (Saint Bernard, Traité de la considération, liv. III, chap. XIII)
Bien loin aussi le rire intempérant
Du rire amer il est peu différent ;
Folle gaieté dégénère en satire ;
Tel qui, d’abord, ne riait que pour rire,
Lance en riant un trait (dard) envenimé,
Et se dérobe à lui-même, ô délire !
En le perçant, un cœur qui l’eût aimé.
Après cela, il faut se rappeler que le chrétien, à plus forte raison le pasteur, doit parler selon les oracles de Dieu (ce qui ne veut pas dire exclusivement : annoncer les oracles de Dieu) ; que la parole de Christ doit habiter abondamment en lui avec toute sorte de sagesse (Colossiens 3.16) ; que ses paroles doivent être accompagnées de sel et communiquer la grâce à ceux qui les écoutent ; et que, si chacun est appelé à rendre compte des paroles oiseuses qu’il aura dites, ce compte sera encore plus sévère pour le pasteur : — Il est bon peut-être de dire que, tout en se prescrivant une espèce de contrainte dans le monde, les ministres sont quelquefois tentés de s’en dédommager entre eux. Le commérage ecclésiastique a pu, dans certains pays, passer en proverbe[h].
[h] Dans aucune profession il n’y a autant de diseurs d’anecdotes que dans le clergé, comme aussi il n’en est aucune qui fournisse autant d’anecdotes que le clergé. (Harms.) — Pourquoi cette seconde circonstance ? Je le sais bien.
[J’espère peu ou je fais peu de cas de la gravité officielle de celui qui, dans l’intimité, ne respecte pas même la bienséance, dont les rapports les plus intimes ne dispensent pas ; — quoique je ne prétende pas priver les ministres des douceurs de la familiarité. Il ne s’agit pas de poser toujours ; au contraire, il ne faut poser jamais. [Si la gravité, du reste, vient du dedans, elle sera naturelle.]
La simplicité est opposée à la morgue et à la raideur (je dirais à l’emphase, si ce mot s’appliquait aux manières comme au langage) ; défauts qui ne viennent point d’une gravité excessive, mais d’un sentiment peu juste de notre importance et de notre autorité. On peut s’en fier peut-être aux sévères leçons du monde pour la correction de ce travers ; le caractère officiel du pasteur impose moins de jour en jour, quoique chacun, à moins d’être fort mal né, soit disposé à accorder au pasteur, sur son titre seul et sous bénéfice d’inventaire, quelques marques de considération. Le caractère extérieur, l’habit, sont choses de peu de force, quand elles ne sont pas soutenues par le dedans ; on ne gagne rien, on perd au contraire, à réclamer un respect aveugle, et à prendre, dans la société un rang qui ne vous est pas déféré : la raideur et la morgue cléricale n’imposent qu’au très petit nombre ; et je ne les conseille pas même avec ce petit nombre. Il n’est pas digne du ministre d’employer de tels moyens, de ne pas compter absolument sur la vérité dont il est l’organe, et de paraître croire qu’il y a une vertu mystérieuse attachée à lui. — Les sermons catholiques réclament le respect pour les prêtres, [ce qui se comprend mieux, parce qu’ici le prêtre personnifie la religion.] — Tout ceci, d’ailleurs, soit dit sans préjudice de l’autorité. Le ministre n’a pas à demander pardon pour la vérité.
Ne serait-il pas un homme de paix, lui qui est appelé à procurer la paix ; (Matthieu 5.9) lui, ministre d’une sagesse qui est premièrement pure, et puis paisible ; (Jacques 3.17) lui, disciple et représentant de Celui qui ne cria point, ne contesta point, et ne fit point entendre sa voix dans les rues ? (Esaïe 42.2.) Ne sait-il pas d’ailleurs, par la Bible et par l’expérience, que le fruit de la justice se sème dans la paix ? (Jacques 3.18) S’il se peut faire, et autant qu’il dépend de vous, ayez la paix avec tous les hommes. (Romains 12.18)
C’est précisément parce que son ministère est une lutte, que cette recommandation importe. Il ne faut pas oublier que, comme ministre, il tend les mains tout le jour vers un peuple rebelle et contredisant ; (Romains 10.21) qu’il est appelé à reprendre, et même, dans certains cas, à reprendre publiquement les pécheurs ; (1 Timothée 5.20) que, comme ministre et comme chrétien, il arrive sur un terrain sillonné de controverses ; qu’il n’est pas une vérité dont le souvenir ne soit entrelacé à celui d’une erreur ; que la théologie n’est guère moins une discussion qu’une exposition ; que, si ses convictions sont sérieuses, il les a emportées d’un combat comme des dépouilles opimes, trempées de son propre sang ; et enfin qu’il a, dans plus d’une occasion, les droits de son ministère à défendre.
Saint Paul pouvait bien avoir pensé à tout cela lorsqu’il a dit : Que l’évêque ne soit point attaché à son sens ; (Tite 1.7) et : Il ne faut pas que le serviteur de Dieu aime à contester. (2 Timothée 2.24) Et ceci n’exclut pas seulement les procès, mais les disputes, les discussions inutiles ou sans fin, l’esprit difficultueux, pointilleux, l’amour des vétilles[i].
[i] Assemblées consumant leur temps à discuter de petits intérêts.
On ne peut pas dire que les ministres soient exempts de cet esprit ; l’habitude de vivre toujours dans le même cercle d’idées, d’occupations et de personnes ; celle de parler sans être contredits, si bien que la première et la moindre contradiction les étonne, y peuvent contribuer. Le monde exagère, j’aime à le croire, lorsqu’il dit qu’en général ils ne se font pas remarquer par la facilité de leur commerce, et que ce sont des hommes épineux, avec qui l’on craint d’avoir affaire ; mais pour le contraindre à ne plus le dire, il faut être extrêmement pacifique. — On comprend que je parle ici des occasions ordinaires de dispute, des rapports ordinaires de la société, et non des controverses proprement dites, ni de cet odium theologicum, le meilleur nom, pense-t-on, qui désigne bien la haine par excellence ; et on a raison de le penser, car quand on hait au nom de Dieu, on ne hait pas à moitié.
C’est bien assez, pour le pasteur, de trouver la lutte dans l’enceinte de son office, et de ne pouvoir, sur ce terrain, l’éviter. Il ne peut pas se borner, comme les autres fidèles, à répondre pour sa défense, avec douceur et respect, à ceux qui lui demandent raison de son espérance, (1 Pierre 3.15) Il peut accepter la discussion, là où tout lui garantit le sérieux, la suite et la bienséance ; mais, d’un côté, il ne doit pas jeter les perles devant les pourceaux ; de l’autre, il est plus ordinairement appelé à exposer qu’à discuter, et il ne doit pas quitter trop facilement la première de ces positions. [Il y a une manière de s’y prendre ; l’esprit de paix est industrieux.]
Que votre douceur soit connue de tous les hommes. (Philippiens 4.5) [Il y a donc quelque chose de particulièrement important dans la douceur, puisqu’il faut qu’elle frappe au premier regard.] Nous parlerons à notre aise de la charité du pasteur quand nous étudierons son office : c’est là qu’elle se déploie tout entière. Ici nous n’avons à voir que sa douceur, c’est-à-dire ce qu’il met d’affectueux, de facile, de prévenant, d’aimable dans les rapports ordinaires de la société. C’est l’homme du bon Dieu. Il est le représentant de la miséricorde. Il ne doit pas effrayer, mais attirer. Mais il faut que cela coule de source, sans affectation ; qu’il n’y ait pas de rôle appris, [car un rôle appris, dans ce genre-là, est toujours mal dit ;] sa bonté n’est pas molle et doucereuse, elle est mâle.
Mieux vaudrait un peu de brusquerie que cet air bénin et paterne que quelques-uns adoptent en dépit de leur nature. La charité a quelquefois pour vraie forme la rudesse ; la douceur quelquefois est une trahison : [il peut y avoir de la charité dans la véhémence et dans l’indignation.] Mais combien un air rude, magistral, un ton bref et saccadé, de l’impatience, de l’humeur, de la hauteur, le manque de politesse, ou seulement l’air de l’indifférence et de l’ennui (toutes choses qui n’excluent pas la charité), ne nuiraient-elles pas au ministre et au ministère !
C’est à des ministres qu’il a été dit : Soyez prudents comme des serpents, et simples comme des colombes. (Matthieu 10.16) Ces deux préceptes se présentent dans le texte comme deux conséquences à tirer d’un même fait : savoir, que les apôtres se trouveraient au milieu du monde comme des brebis au milieu des loups ; Jésus-Christ en conclut la double nécessité d’être simple et prudent. Peut-être aussi faut-il entendre qu’il leur recommande d’être prudents sauf la droiture [et la candeur. La première interprétation est plus littérale, la seconde plus naturelle. On peut les admettre toutes deux. La candeur est nécessaire, parce que la prudence l’est. Le ministre sait mieux qu’un autre ce qu’une seule parole peut enfermer de conséquences, et pour lui les conséquences sont éternelles et terribles.] — La prudence est si fortement recommandée au ministre qu’il ne croit pas pouvoir trop en avoir. Sa position, même dans les circonstances les plus heureuses, est assez difficile pour le tenter à être prudent à l’excès. Que de dangers ! Les simples inadvertances, l’inconsidération, la vivacité, la négligence même accidentelle à fuir les apparences du mal, les démarches qui repoussent et effarouchent, l’indiscrétion dans les paroles, la précipitation dans les jugements, la confiance mal placée ; la possibilité de se laisser engager et entraîner dans ce qui ne le regarde pas et le sort de son caractère ; la pensée de tout ce monde qui, sans en faire semblant, sans rien dire, a l’œil sur lui, l’épie à la première faiblesse, en prend note pour s’en autoriser contre lui, ou bien lui donne malignement de l’autorité pour s’enhardir, sur son exemple, à faire du mal, ou qui cherche à le mettre en contradiction avec lui-même, à le mettre mal avec le monde, avec l’autorité, avec ceux dont il a la confiance : — que de choses qui peuvent rendre, non seulement prudent, mais défiant, caché et méticuleux ! S’il ne considère, pas tout cela, il risque beaucoup ; s’il le considère trop, il perd cette simplicité de colombe, qui est son devoir, son caractère, son premier intérêt, puisque la confiance publique est son premier besoin, enfin qui presque en chaque occasion est le meilleur de tous les calculs. Rien, en effet, ne déconcerte les gens fins comme la simplicité, qu’ils ne comprennent pas, qu’ils ne prévoient pas. Il est impossible de calculer la force de ces caractères transparents. La finesse, au contraire, inspire tant de défiance, que le renom même d’habileté nous nuit plus qu’il ne nous sert ; il faut, pour rassurer le monde, qu’il y voie unie la plus grande candeur.
Saint Paul était pénétré de ces vérités. Il se rend plus d’une fois le témoignage de ne s’être point conduit avec artifice. (2 Corinthiens 4.2) Il aime à dire qu’il n’y a point eu en lui de oui et de non. (2 Corinthiens 1.18) Il a osé reprendre un apôtre qui ne marchait pas de droit pied. (Galates 2.14)
Cela condamne le mensonge, l’inexactitude, la dissimulation, le manque de parole ou la facilité à oublier les engagements, les artifices et les détours, la réserve outrée, les reproches ou les plaintes par insinuation, les allusions timides, la défiance injuste, les précautions excessives, la diplomatie, [dont on fait quelquefois honneur aux ministres,] etc. Rien n’est plus opposé à la candeur que l’esprit de parti, qui ne croit que soi, ne discute réellement jamais, n’écoute que pour la forme, ne convient jamais ni qu’il a tort ni qu’il ignore, colore, pallie, explique sans fin, distingue sans cesse, et croit que c’est être fort et montrer sa force que de ne faire aucune concession.
[Le désintéressement n’est sans doute qu’une forme d’une vertu générale, qui est l’abnégation de soi-même. Mais il est nécessaire de dire quelque chose du détachement des biens de la terre.] Le désintéressement absolu serait l’indifférence complète du cœur pour les biens temporels. Ce degré de perfection n’est sans doute pas assez recherché par le grand nombre, et nous ignorons même s’il est réalisé par aucun homme mais il n’en est pas moins le but auquel nous devons tendre ; et le pasteur a, pour y tendre, outre les raisons générales que nous ne rappelons pas, des raisons particulières dont il faut parler.
- L’esprit du ministère est un esprit de dévouement. Le ministre fait d’avance l’abandon de sa vie ; il sacrifie le plus, comment retiendrait-il le moins ? — C’est pour lui que ces paroles ont été écrites : Celui qui met la main à la charrue et regarde derrière lui, n’est point propre pour le royaume de Dieu. (Luc 9.62) Tout homme qui combat s’abstient de tout. (1 Corinthiens 9.25) Le dévouement est incompatible avec l’amour des richesses. Le mercenaire voit venir le loup ; il abandonne les brebis, et s’enfuit. (Jean 10.12)
- Notre mission, notre prétention avouée est de détacher de la terre ceux à qui nous prêchons. Nous tâchons de leur faire envier le bonheur des pauvres en esprit (ou de la pauvreté volontaire). Comment le faire avec liberté, avec force, avec succès, si nous étions attachés à ces mêmes biens-dont nous voulons les détacher ? Comment, à mesure que nous prêchons le détachement, n’accroissons-nous pas notre condamnation, si nous restons nous-mêmes enchaînés aux biens du siècle présent ? Plus nous aurons prêché aux autres, fût-ce même avec succès, plus nous serons sûrs d’être rejetés. (1 Corinthiens 9.27)
- Nous représentons Jésus-Christ qui s’est fait pauvre. (2 Corinthiens 8.9) Est-ce sans dessein qu’il s’est fait pauvre ? Ne l’était-il pas assez étant homme ? — Il n’a pas eu ce qu’ont les oiseaux, un nid ; les renards, une tanière : il n’a pas eu un lieu pour reposer sa tête. — Un seul passage de l’Evangile nous parle d’un endroit où, à une certaine époque, Jésus-Christ se tenait ; et rien m’empêche de croire que c’était un abri temporaire. (Jean 1.38, 39)
- Nous représentons le christianisme, dont l’esprit est de ne point s’appuyer sur ce qui paraît, mais sur ce qui ne paraît point, et qui cherche sa sûreté où d’autres croiraient trouver leur danger, je veux dire dans une situation précaire[j]. Pouvons-nous avoir, un autre esprit que le sien et le représenter fidèlement, cherchant non seulement la sécurité, qui déjà peut-être est de trop, mais la commodité, le superflu et le bien-être ?
- Le ministre est le grand aumônier de l’Eglise. Distributeur des largesses des autres, il doit aussi en faire autant que possible de son propre fonds. Même là où il semblerait qu’il pût recevoir, on voudrait qu’il donnât. Or l’intérêt exclut la charité et l’aumône.
- C’est aux ministres directement, qu’il a été dit : L’amour des richesses est la racine de toutes sortes de maux ; et quelques-uns les ayant recherchées avec ardeur, se sont détournés de la foi… Mais toi, ô homme de Dieu, fuis ces choses. (1 Timothée 6.10, 11) — Certes, on peut bien dire : détournés de la foi, puisque Judas, pour de l’argent, livra son maître. L’intérêt est un principe d’infidélité et de prévarication. Il est bien remarquable que la crainte de la prison et de la mort ait fait moins d’apostats que l’amour de l’argent. — Mais sans parler de l’apostasie formelle, disons qu’il n’y a point de vice qui détruise autant de vertus, ni qui soit plus incompatible avec toute élévation d’âme et d’esprit. Cette passion est peut-être la plus absorbante : Le gain déshonnête enlève l’âme de ceux qui y sont adonnés. (Proverbes 1.19)
- Aussi rien n’éloigne plus les cœurs, et ne rend la confiance plus impossible, que l’avarice, je ne dis pas scandaleuse, mais seulement entrevue, ou même la seule pensée que le désintéressement manque. Le pasteur mercenaire ne retient autour de lui que des âmes mercenaires comme lui. Les brebis ne suivront point un étranger. (Jean 10.5) Les vivants chercheront le vivant ; le mort restera avec les morts. — Tandis qu’au contraire, le désintéressement gagne avant tout examen, fait conclure la sincérité et présumer la vérité. — La charité, aux yeux du monde, couvre une multitude de péchés.
- La franchise manque aisément à celui qui est détenu dans les liens honteux de l’intérêt, non seulement parce que l’intérêt affaiblit en nous le principe de cette vertu, mais parce qu’il n’est pas toujours possible d’être franc quand on n’est pas indépendant. Un instinct secret, honteux, nous inspire des ménagements, là même où ils sont inutiles.
- L’apparence même de ce vice est à redouter, parce que c’est la première chose que ceux qui ne croient pas soupçonnent ou épient chez ceux qui croient. Cela est naturel : la religion est si puissante qu’elle peut engager à tous les sacrifices en faveur de l’éternité ; et ces sacrifices se font aisément, se sont fait souvent au profit de ceux qui représentent l’intérêt ou l’idée de l’éternité.
[j] Jésus-Christ voulait des ministres qui fissent volontiers et par amour la fonction d’ambassadeurs : mais combien des perspectives de fortune et même trop de sécurité pour l’avenir ne rendent-elles pas une vocation douteuse ? Le précaire est l’âme de tout ce qui appartient au christianisme, et les œuvres de foi ne prospèrent que par le principe qui leur a donné naissance. C’est pour consacrer ce principe que Jésus-Christ s’est fait pauvre, dans tous les sens, ses disciples après lui, et que saint Paul a vécu du travail de ses mains, se fatiguant (même) à travailler de ses propres mains. (1 Corinthiens 4.12)
Dans toutes les religions humaines on a vu exploiter au profit de la cupidité de quelques individus les terreurs superstitieuses du cœur humain. Saint Paul ne fait pas difficulté de reconnaître qu’il y a et qu’il y aura toujours des gens qui regardent la piété comme un moyen de gagner du bien, et il exhorte Timothée à se séparer de ces gens-là, sans doute encore plus par une conduite différente de la leur que par le soin d’éviter leur société. (1 Timothée 6.5) Il désigne sans doute des ministres sordides et hypocrites dans 2 Timothée 3.6, 7 : De ce nombre sont ceux qui s’introduisent dans les maisons, et qui captivent l’esprit de certaines femmes chargées de péchés, possédées de diverses convoitises ; qui apprennent toujours et qui ne peuvent jamais parvenir à la connaissance de la vérité. — Il y a eu, après comme avant Jésus-Christ, de ces hommes qui dévorent les maisons des veuves en affectant de faire de longues prières. (Matthieu 23.14.) [Ces scandales, nous ne les voyons pas autour de nous ; mais ils sont possibles cependant, et ils reparaissent même parfois sous une autre forme. On peut se prévaloir de sa charge pour chercher des douceurs qu’on devrait repousser.] Cela rend le monde soupçonneux ; il croit très facilement que les ministres sont intéressés. Soit parce que c’est le vice qui paraît le plus souvent, soit parce qu’en effet c’est celui auquel nous sommes le plus exposés, c’est celui dont le monde nous accuse le plus. [Le ministre évitera facilement certains écarts en se tenant sur ses gardes ; mais l’avarice se glisse aisément dans le cœur, et il y a beaucoup de ministres qui ne donnent prise qu’à ce reproche. A tort ou à droit, on le leur adresse fréquemment[k].]
[k] Il semble que ce vice est une malédiction attachée au sacerdoce. (Massillon, neuvième discours synodal : De l’avarice des prêtres.) — Le monde nous regarde presque tous comme infectés et salis de cette hideuse lèpre…. Un prêtre et un homme avare est pour lui la même chose. (Massillon, treizième discours synodal : De la compassion des pauvres.)
Il ne faut pas s’étonner que saint Paul ait dirigé de ce côté ses principaux efforts. Il voyait pour les ministres le danger de tomber dans l’avarice, — et le danger d’en être accusés. Il va au-devant de ce double mal. Il ne se contente pas de dire : Que l’évêque ne soit point porté au gain déshonnête. (Tite 1.7) Il combat avec plus de force par des moyens indirects, mais surtout par son exemple, qu’il ose, tout humble qu’il est, proposer et commenter : Nous avons été dans la fatigue et dans la peine, travaillant nuit et jour, pour n’être à charge à aucun de vous, etc. (2 Thessaloniciens 3.8, 9. Voir aussi 1 Corinthiens 4.12) — Dans le chapitre 9 de la première Epître aux Corinthiens, l’apôtre reconnaît bien comme ailleurs (1 Timothée 5.17, 18) le devoir des fidèles d’assister les pasteurs ; mais il renonce pour son compte à se prévaloir de ce droit. — Dans les versets 14 à 19 du chapitre 12 de la deuxième épître qu’il leur adresse, il abdique toute espèce de droit ; il donne sans espoir ni prétention de retour.
[En prenant congé, à Milet, des pasteurs d’Ephèse, Paul leur rappelle également sa conduite à cet égard, et en tire pour eux cette leçon] : Je n’ai désiré ni l’argent, ni l’or, ni les vêtements de personne. Et vous savez vous-mêmes que ces mains ont fourni à tout ce qui m’était nécessaire, et à ceux qui étaient avec moi. Je vous ai montré en toutes choses que c’est ainsi qu’en travaillant il faut s’accommoder aux faibles, et se souvenir des paroles du Seigneur Jésus, qui a dit lui-même, qu’il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir. (Actes 20.33-35.)
Et c’était bien l’esprit des pasteurs dans l’Eglise primitive, et, longtemps après, des évêques qui donnaient tous leurs biens.
Toute l’Ecriture signale le vice de l’avarice comme le plus funeste au ministère : le mauvais ministre, c’est pour elle le mercenaire[l].
[l] Passages nombreux de l’Ecriture sainte contre les pasteurs intéressés ou mercenaires : Esaïe 66.11 ; Jérémie 6.13 ; Ezéchiel 34.1, 3 ; Michée 3.11 ; Matthieu 15.5, 6 ; 23.14. (Passages rassemblés par Bridges.)
Après avoir montré l’importance de fuir l’avarice, disons que c’est un vice par lequel nous sommes sans cesse menacés. Ce n’est pas sans raison que notre Seigneur a dit : Gardez-vous avec soin de l’avarice, (Luc 12.15.) et qu’il a voulu que les apôtres ne prissent pas de bourse. Judas cependant tenait la bourse : [il y avait donc un économe ; mais cela n’affaiblit pas notre règle.]
- Ce vice peut se glisser dans notre cœur à la faveur des apparences les plus propres à nous tromper, des prétextes les plus propres à nous séduire, et par les gradations les plus insensibles. On peut être prodigue en même temps qu’avare, et le premier de ces vices [risque de] faire illusion sur le second. On peut être décidément et depuis longtemps avare sans s’en douter. [Aucun sophisme, entre autres, ne fait plus de mal que celui qu’on doit son bien à ses enfants ; on oublie qu’on le doit avant tout à Dieu. Chez beaucoup de gens l’avarice est un travers d’esprit, joint, il est vrai, à une maladie du cœur.] François de Sales dit que, dans le cours de sa pratique de confesseur, il n’a entendu personne s’accuser d’avarice.
- C’est le vice qui hérite de tous les autres, et où se concentre toute la convoitise du cœur. Il augmente avec les années ; [l’avarice est toujours possible quand il ne l’est plus de se livrer à d’autres passions.]
- C’est le vice le plus compatible avec des habitudes extérieures de christianisme, avec la décence et une certaine gravité de mœurs, quoiqu’il y ait un point où il devient scandaleux. Paul l’envisageait sans doute arrivé à ce point, lorsqu’il dit : Si quelqu’un qui se dit frère est avare, ne mangez pas avec un tel homme. (1 Corinthiens 5.11.) [Alors l’avarice devenait scandaleuse à meilleur marché qu’aujourd’hui, par son contraste avec le désintéressement qui portait les frères à mettre tout en commun. De nos jours, ce n’est plus le cas, et il est par conséquent plus difficile de constater ce vice.]
- C’est le vice auquel nous expose le plus notre position, qui nous retranche péremptoirement tous les autres et nous permet celui-là ; elle semble en quelque sorte nous l’inspirer par les petits calculs auxquels elle nous oblige.
- Enfin, c’est le vice le plus difficile à déraciner. Une fois qu’il a pris pied, le raisonnement, le ridicule, l’amour-propre, la pudeur sont insuffisants contre lui[m].
[m] Part de l’imagination dans ce vice. Voir les conseils de Madame Guizot. (Education domestique. Lettre XXXI.)
Ce que le devoir du désintéressement emporte :
- Ne pas embrasser le ministère dans des vues d’intérêt : Veillant sur le troupeau de Dieu, non pour un gain déshonnête (intérêt sordide), mais par affection. (1 Pierre 5.2) [Le gain déshonnête dont parle saint Pierre, c’est le gain désiré.] Ce gain déshonnête est bien commenté par ces paroles : Vous l’avez reçu gratuitement, donnez-le gratuitement. (Matthieu 10.8.) Les subventions des fidèles ne sont donc pas un salaire, mais un subside, un secours (quoique dû). Ceux qui servent à l’autel participent à l’autel. (1 Corinthiens 9.13) L’idée de gratuité demeure donc, et [on a vu] combien saint Paul s’est attaché à la consacrer par son exemple. Le mercenaire est assimilé au larron. (Jean 10) Michée, après avoir dit, pour montrer l’iniquité de Jérusalem : Ses chefs jugent pour des présents, ajoute : Les sacrificateurs enseignent pour un salaire, et ses prophètes prophétisent pour de l’argent. (Michée 3.11) Nos institutions présentent à cet égard des avantages. On pourra bien encore se faire ministre en vue de la prébende ; mais aucun appât n’est offert à la cupidité ; elles font attendre longtemps l’aisance qu’elles promettent[n]. On ne pourra donc pas aisément appliquer au ministre ces paroles du Sauveur : Vous me suivez, non parce que vous avez vu des miracles, mais parce que vous avez mangé des pains et que vous avez été rassasiés. (Jean 6.26)
- Ne pas se prévaloir de sa position pour gagner. Ce genre de calcul intéressé n’est pas toujours possible. Cependant l’indépendance du ministère peut aisément être compromise par ces cajoleries, ces présents, qu’assez souvent l’on ne peut pas refuser. L’affection ? la délicatesse même, exigent quelquefois qu’on les accepte ; mais qu’on se garde bien de laisser pénétrer en soi l’amour du gain.
- Ne pas chercher dans des occupations étrangères peu séantes les moyens d’améliorer notre position.
- Etre, dans les affaires d’intérêt, aussi large et aussi coulant que notre position le comporte.
[n] Tandem respicit inertem, sera tamen. : L’aisance regarde enfin, mais tard, celui qui n’a rien fait pour l’acquérir. — Allusion au 27ième vers de la première églogue de Virgile. (Editeurs.)
Quant aux moyens de se désintéresser, il y a l’économie, qui nous préserve de l’avarice ou de ses paroxysmes ; car la prodigalité et le désordre nous rendent avares. Il en est de l’argent comme du temps : celui qui en est le plus ménager en a le plus au service des autres ; de même aussi l’homme économe est mieux en état d’être large à propos. — Pour être désintéressé, il ne faut pas avoir des fantaisies coûteuses, ne pas trop s’engager envers ses sens et sa chair, ou sa vanité. — Certaines habitudes procurent si peu de plaisir à plusieurs de ceux qui s’y livrent, qu’on dirait qu’ils n’ont cherché qu’un moyen d’essayer de quelques nouveaux modes d’existence, ou de multiplier, non leurs jouissances, mais leurs sensations.
Ce moyen en suppose un autre, qui est le premier et le seul efficace : c’est la charité. On ne peut se corriger d’un vice que par une vertu, de l’avarice que par la charité. Il faut déplacer l’avarice, selon une belle pensée de Quesnel, qui dit que la passion de gagner toujours plus d’âmes à Dieu est la seule avarice permise au pasteur.
Les maximes de l’Eglise catholique à ce sujet sont remarquables : Le bon pasteur, dit Saint-Cyran, aime les pauvres, et leur fait une entière largesse de ses biens. — L’Eglise catholique flétrit les prêtres qui laissent du bien[o]. Plusieurs ont même soutenu, qu’à l’exemple de certains évêques des premiers temps, le prêtre doit se dépouiller une fois pour toutes. Duguet réprime cette idée, mais avec ménagement et respect[p]. [Il est évident que le pasteur célibataire est plus libre à cet égard que le pasteur marié. Celui-ci ne doit pas se dépouiller de ses biens, mais s’en servir et les administrer lui-même selon les desseins de Dieu, qui les lui a donnés. — Jésus-Christ disait à son Père : Je ne te prie pas de les ôter du monde, mais de les préserver du mal. (Jean 17.15.)
[o] Voir, à cet égard, Massillon en plusieurs endroits, et par exemple dans son discours synodal sur la compassion des pauvres.
[p] Lettres sur différents sujets de morale et de piété. T. II, p. 6 et 22.
Nous avons montré sous quels traits le pasteur doit se produire, et en quelque sorte s’annoncer. C’est le devoir général de prêcher d’exemple. Il resterait à se demander quels peuvent être, en dehors de ses fonctions pastorales, ses rapports avec la société générale. N’appartient-il qu’à sa paroisse ? n’appartient-il qu’à la religion ? Les intérêts élevés de la société doivent-ils lui demeurer étrangers ?
Il semble d’abord que la religion adoptant toute la vie humaine pour la glorifier, le pasteur, qui est le représentant le plus complet de la religion, doit l’être de la vie humaine au même degré.
Des faits éclatants nous montrent des prêtres et des moines civilisateurs, conservateurs de la science[q], etc.
[q] Voir Malte-Brun, Mélanges scientifiques et littéraires, tome I, page 324. (Sur le clergé norvégien.)
La nature de ses études et l’exercice de ses fonctions développent en lui des facultés qui trouveraient, dans les différentes sphères de la vie humaine, une application féconde.
[Talleyrand a dit que rien ne prépare à la diplomatie comme la théologie[r]. En effet, les études du ministère sont plus générales que toutes les autres ; l’étude de la théologie est plus humanisante qu’aucune autre, même que celle qui s’occupe des intérêts sociaux et des affaires sociales.]
[r] Eloge du comte de Reinhard.
Nous accordons tout cela, et nous reconnaissons que les temps peuvent imposer, des devoirs différents ; mais [nous devons faire les réserves suivantes] :
- La religion est une spécialité. Elle embrasse tout, elle pénètre tout, mais elle n’est pas tout : elle est elle-même. Pour s’unir utilement aux choses de la vie, il faut qu’elle s’en distingue. Le christianisme ne s’est point hâté de se mêler à la vie des peuples, ou, s’il s’y est mêlé, c’est dynamiquement, comme un esprit. De même en doit-il être dans chaque individu ; il faut être bien enraciné au centre pour répandre son ombre sur la circonférence. Que le ministre s’occupe d’abord de ses affaires, qu’il soit chrétien et ministre uniquement ; ses rameaux s’étendront ensuite, et son ombre bienfaisante s’étendra sur toutes les affaires de la société.
- Il y a, dans le sens direct et prochain du ministère, tant de bien à faire, qu’on n’est pas obligé de courir après le bien indirect. Le ministre doit chercher à donner un point d’appui à la famille humaine, et ce point d’appui c’est la vérité religieuse : quand l’humanité l’aura trouvé, alors elle marchera droit vers sa destination. Le ministre pourra glorifier sa mission par quelque bienfait extérieur ; mais là où d’autres peuvent le faire, qu’il reste tout entier à sa vocation. Il peut s’occuper d’agriculture lorsqu’il y a nécessité, d’écoles et même de chant religieux ; mais il doit avant tout être à son ministère. Cependant, quand il devra agir comme Oberlin et Félix Neff, oh ! qu’il le fasse sans hésiter.
- N’est-ce pas un avantage pour le ministre de n’être compromis dans rien, et de pouvoir intervenir comme arbitre en tout, parce qu’il est en dehors de tout ? Si, au contraire, il se mêle trop facilement dans les choses qui ne concernent pas son ministère, il se trouvera souvent être juge et partie, et ne pourra plus prononcer aussi franchement.
- C’est un grand danger pour la religion quand le ministre, comme ministre, se mêle des intérêts temporels, et donne à la religion un genre d’autorité ou de compétence qu’elle refuse. Que d’éclaboussures elle va recevoir !
Touchons un point particulier, la politique. Distinguons-la du patriotisme, qui est, sinon une vertu chrétienne, du moins une affection que le christianisme adopte et sanctifie, et un devoir pour lequel, comme pour tous les autres, il donne de la force et des lumières. Jésus-Christ a connu cette affection ; saint Paul pareillement[s]. La participation aux affaires politiques n’est pas l’unique ni la meilleure marque qu’un citoyen puisse donner de son patriotisme ; c’est une spécialité comme une autre, que nous ne croyons pas interdite aux chrétiens, mais encore moins imposée.
[s] Romains 9.1-5.
Il a paru désirable à quelques personnes que les ministres s’y appliquassent[t]. Je ne le conçois pas de la part d’un pasteur ; quant à celui qui n’a point de cure d’âmes et qui devient homme politique, il change de carrière, voilà tout. Nous n’avons point à le juger ; et, en thèse générale, nous ne saurions le condamner : nous devons supposer qu’il a renoncé au ministère direct, auquel ces occupations-là sont loin de le préparer. Mais le pasteur, comment le pourrait-il sans nuire aux succès et même à la considération de son ministère ?
[t] Rien ne me paraît en général plus mal entendu, dans les intérêts de l’humanité, dit M. Naville, que de vouloir reléguer loin des sphères où s’agitent les idées et les sentiments, loin des assemblées, des spectacles, des débats de la presse périodique, les hommes mêmes dont la présence et l’action y auraient de salutaires effets. (Mémoire sur l’amour de la patrie suisse, pages 98-99-Genève, 1839 — Voir aussi l’ouvrage du docteur Brown, The Law of Christ respecting civil obedience, page 228.
Je ne parle pas précisément de la présence des pasteurs dans les assemblées des représentants de la nation : cela ne fait pas une carrière politique ; mais en général ils y sont peu à leur place[u]. [Il ne serait peut-être pas juste de les en exclure ; mais ils feront bien de s’en exclure eux-mêmes volontairement.] Il y a entre la politique et la vie pastorale trop de distance : — les pasteurs ne contractent pas dans leurs fonctions le genre d’esprit que demandent ces assemblées, ni réciproquement ; — on peut s’attendre à les y voir prêcher ; — quant aux questions religieuses, qui ne devraient jamais y être traitées, on n’a pas besoin de la présence des ministres pour les y bien traiter ; — les éclaboussures des discussions politiques se voient trop aisément sur la robe pastorale ; — les ministres ne peuvent s’empêcher d’entendre dans ces assemblées des choses auxquelles leur position, tout à la fois, les presse et leur interdit de répondre.
[u] Il n’est pas même bien sûr que les délibérations des corps ecclésiastiques leur soient bonnes.
C’est d’une autre manière, c’est par d’autres canaux, que la religion doit s’infiltrer dans la politique.
La politique, en faisant de la religion, a forcé la religion à faire de la politique ; mais l’une et l’autre, à ce métier, se sont corrompues, et la seconde plus que la première. Burnet, qui en savait que dire[v], s’est exprimé en ces termes sur le tort que se fait la religion en se mêlant de politique (chose trop inévitable, je l’avoue, dans l’union de l’Eglise et de l’Etat) : La politique et les partis dévorent en nous non seulement l’étude et le savoir, mais la seule chose qui vaille mieux encore que l’étude et le savoir, je veux dire le sentiment religieux, et le zèle sincère à obtenir les résultats pour lesquels le Fils de Dieu a voulu vivre et mourir, et auxquels ceux qui se sont mis à son service ont promis de consacrer leur vie et leurs travaux.[w]
[v] Burnet, évêque de Salisbury, a joué un rôle dans la révolution de 1689. (Editeurs.)
[w] Burnet, A discourse of the pastoral care. Préface.
En résumé, ne condamnons point d’avance toute extension du ministère, ni ne prétendons marquer la limite : nous croyons qu’il est susceptible, selon les temps, d’une extension indéfinie ; mais ces temps ont leurs signes, qu’il faut savoir attendre et discerner[x].
[x] Le ministère, tel qu’il est compris et pratiqué maintenant, est-il resserré dans les limites du ministère primitif ?